Hainard, le génie de la nature

Robert Hainard (1906-1999), subtil amant de la vie toute simple, écologiste d’instinct et de raison, est avant tout un immense artiste du réel travaillé par l’éclat de la nature sauvage – fondant sa création sur l’amour de la Création. Son récent centenaire et une belle biographie sont l’occasion de le découvrir.

Né tout début vingtième dans une famille d’artistes anarchisants, le Suisse Robert Hainard reçoit une éducation originale, aussi complète que rigoureuse. Une éducation stoïque qui, avec notamment le Cantique des créatures de saint François d’Assise, comporte aussi sa leçon d’amour, de bonté et de générosité, venue d’une tradition bien chrétienne même si son milieu d’origine ne l’est guère plus.
Caractère entier, il est l’homme d’une seule femme, Germaine Roten, artiste peintre, qu’il courtise dès ses seize ans et épousera plus tard, jusqu’à ce que la mort les sépare. Monogame de principe et de tempérament, il est attaché à l’union, non par convention, mais par volonté de s’engager, de se donner sans retour : « C’est une chose splendide de passer sa vie avec la femme de sa première jeunesse. Je crois qu’un sentiment unique est beaucoup plus fort, plus simple, plus heureux. » Il partage avec elle l’amour des choses, des réalités sensibles et de la vie simple. Toute l’année, il porte le même habillement : pantalons de velours côtelés tenus par des bretelles, vieilles laines, chemises à carreaux aux couleurs de sous-bois, sandales de cuir qu’il ne quitte jamais… pour sa femme et lui, la vraie liberté est fondée sur une discipline stricte, quasi monacale : « Nous devons être riches de peu de besoins. »
« Fais vrai, tu feras beau », telle est sa devise. Peintre, graveur, sculpteur animalier, il ne compose jamais ses images : « Leur composition est affaire entre le Bon Dieu et moi, où il a la meilleure part. Sa part à lui, je ne me permettrais jamais d’y porter la main. Et la mienne n’est que de choisir, parce que je ne peux tout prendre, dans la surabondance de ce qu’il m’offre. » Son œuvre tire puissance de son enracinement dans la Création, la nature sauvage, « le monde tel qu’il est sorti des mains du Créateur ». Spontané, le trait de Robert Hainard est aussi le fruit d’une longue maturation, mélange étroit d’observation et de création. Pendant des décennies, il court les étendues sauvages d’Europe et veille d’innombrables nuits à la belle étoile pour, avec son crayon, saisir l’insaisissable et l’offrir en retour par son art, montrant au public une nature à la fois plus sauvage et plus familière. Son regard redécouvre les choses, les surprend à l’état vierge. Pour lui, le but de l’art est de s’emparer de la réalité sans l’altérer : contemplation mystique plutôt que dissection scientifique. Imagier, il pourfendra l’art abstrait, qu’il identifie à la dévitalisation moderne, de ses traits les plus acérés : la négation du réel est l’aliment du nihilisme. Il ne se satisfait pas de « cette carcasse de monde reconstruit et abstrait », ce monde appauvri par des schémas dont se contentent trop les foules : « Ayant perdu la foi en une réalité extérieure solide, les hommes sont isolés, il n’y a plus d’arbitre ni de lien entre eux. Ils se retranchent dans des expériences intransmissibles, perdent tout espoir de comprendre et de se comprendre entre eux. »

Défendre les espèces menacées

Dès les années vingt, il prend une part importante dans le courant naissant de la protection de la nature, qui vise à préserver des espèces menacées par la transformation de leurs territoires sauvages en réserves naturelles. Il participe aux premières réintroductions d’animaux sauvages, et s’engage dans les mouvements de défense des terroirs et de sauvegarde des sauvageries, comme en 1951 avec l’écrivain chrétien Maurice Chappaz lorsque la normalisation techno-industrielle menace le vieux Valais : « J’avais tout de suite compris que la victoire était celle du bureau et de l’usine avec à la clef un génocide encore plus grand, plus divers en commençant par la nature, et que mon pays que l’on appelait le “Vieux-Pays”, soixante pour cent paysan, cent pour cent religieux allait y passer », écrit le poète-vigneron. « Tout cela qui dure depuis ce qui est pour nous l’éternité, et demandait encore autant, devrait être détruit ? » interroge en écho le peintre-philosophe…

Même négation de la nature

S’il a des amis de tous bords politiques, et même un roi chasseur et botaniste, Boris III de Bulgarie, il renvoie dos à dos les systèmes capitalistes et marxistes qui sont tous fondés sur le même narcissisme anthropocentrique et partagent la même négation de la nature. Pour lui, l’exploitation de l’homme par l’homme, soviétique ou libérale, est liée à celle de la nature par l’homme. Il défend, contre ce mépris du réel donné un vrai réalisme fondé en sagesse : « Vraiment, il est permis d’être fatigué de toutes ces conventions économiques. Une fois les besoins matériels essentiels satisfaits, la recherche de la prospérité est une duperie, car nos capacités de possession sont limitées. Les vrais réalistes sont ceux qui orientent leurs activités vers l’enrichissement de la vie, la science, l’art. La conservation et l’augmentation de la nature sont une nécessité essentielle de cette action. » Au même moment, des penseurs et écrivains chrétiens comme Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Gustave Thibon ou Henri Pourrat, s’entendent sur la nécessité d’un retour au réel, c’est-à-dire à la terre et à la nature. Devant la disparition industrielle des espaces sauvages, l’artiste naturaliste se fait philosophe de la nature. Son premier cri, Et la nature ?, paraît ainsi en 1943 : en pleine guerre, il réfléchit au sort de la nature, ou plutôt de l’homme sans la nature. Sa réflexion prend une ampleur cosmique : quels sont les rapports justes entre l’homme et la nature ? Il fait sans concession le procès du « progrès », idole moderne : « Son aspect destructeur dépasse de beaucoup à mes yeux ses vertus productives, puisqu’il tue la joie dont je suis affamé pour des biens dont j’ai assez et, comme dit un orateur catholique, sacrifie des raisons d’être pour procurer quelques moyens d’existence. » Il proclame la sagesse classique contre la folie économique : « Il faut s’arracher à cet envoûtement. Il faut affirmer la nature humaine, ses désirs et dire à l’économie : voilà comme je suis, c’est à toi de t’y adapter. » Contre l’expansion infinie de la croissance économique, destructrice du cosmos, il prône le sens de la limite, de la finitude. Homme des longues fidélités, il est partisan d’une écologie enracinée, fondement des patries charnelles : « Quel moyen plus sûr de ruiner l’attachement au pays que de détruire son caractère, sa nature même ? » demande-t-il, prophétique.
Homme de l’approfondissement, pour lui l’art est travail de patience et d’amour, d’humilité (au sens d’humus…) : « La beauté ne se crée pas, elle se continue. » Robert est un homme religieux, qui vit d’adoration et de communion : pour lui, être artiste, c’est entrer en sympathie avec le monde. S’il ne se reconnaît a priori pas dans la religion chrétienne, qui selon lui oppose Dieu à la nature, il se dira cependant de plus en plus frappé du rapport étroit entre son attitude et le christianisme. Il vit la destruction de la nature comme la perte d’un être très proche, et lui applique l’injonction évangélique d’aimer son prochain comme soi-même : car la nature, si elle est l’autre de l’homme, est aussi le prochain de l’humanité tout entière. Parallèlement à son travail de gravure et sculpture, il développera sans cesse ses vues artistiques et philosophiques dans plusieurs ouvrages comme Défense de l’image, Expansion et nature, Le Miracle d’être ou Le Monde plein, et sera un des premiers à prôner une société sans expansion. Il n’aura non plus de cesse d’améliorer, à partir de sa première parution en 1948, son encyclopédie illustrée Les Mammifères sauvages d’Europe, magnifique bestiaire de terrain et « bible » en la matière…
Défense de la nature dans un monde laminé par l’industrie, défense de l’image contre un art vampirisé par l’abstrait… « Lorsqu’une idée est mûre, lorsqu’elle correspond à une profonde nécessité, elle trouve ses hérauts. » Par son art fondé sur le roc et la force sincère de sa pensée, Robert Hainard nous parle encore. Si sa pensée pose par de nombreux aspects un problème aux chrétiens – autant de défis à relever ! –, on retiendra cependant la discrète influence « franciscaine » de son enfance, qui fait d’ailleurs curieusement écho à des écrits de Jean-Paul II : « Je souhaite que l’homme reste, ou redevienne, une créature parmi les autres, et non le tyran de la Création. Dans un monde entièrement utilisé et rationalisé, il n’y aurait plus de liberté ni de choix, donc plus d’amour. » L’amour, voilà, comme il le souhaitait, la seule morale qui soit à la mesure de notre puissance…