Rouault, peintre de la contemplation ardente

Georges Rouault, qui fut l’ami de Maritain, a exercé une véritable fascination sur ses contemporains, par la facture spirituelle de sa peinture dont la matière épaisse invite paradoxalement l’œil à gagner d’autres rivages.

Calvero enlève sa veste, s’assoit, retire chapeau, perruque et moustache. Il est fini, il le sait. Il se démaquille, d’abord avec la main, puis à l’aide d’une serviette. Brutalement, il s’arrête, le regard fixe, et la musique éclate, aussi violemment que la solitude du mourant. La scène est courte, bouleversante, parce qu’inscrite au cœur de l’humanité, la nôtre. « De profundis clamavi ad te Domine : Domine exaudi vocem meam » (Psaume 129).
Les rires se sont tus, et la gaieté est si lointaine qu’elle semble disparue. Les yeux ne se détournent pas, la vérité est nue. Seul l’œil gauche semble dévoiler une faiblesse, mais c’est tout le visage, en une expression déchirante, qui nous renvoie à notre propre existence. Qui ne se grime pas ? demande Rouault. « Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam » (Psaume 50).
Voici l’œuvre de Georges Rouault de nouveau éditée. Né en 1871, Rouault commence son apprentissage comme peintre verrier avant de rejoindre l’atelier de Gustave Moreau, pour qui il conservera une admiration toute filiale, et qui révélera d’autres talents, comme Matisse et Marquet. Hésitant entre fauvisme et expressionnisme, il développe avec une liberté déconcertante sa propre peinture, renouvelant par ses sujets et sa technique, et la vision artistique de l’humanité, et l’art religieux. Touchant aussi bien à la gravure qu’à la verrerie, la tapisserie que la céramique, Georges Rouault scelle dans son art une vision touchante et dramatique de l’homme, vision qu’encouragent aussi bien son grand ami Léon Bloy, dont il illustrera La femme pauvre, que Jacques Maritain, qui le soutiendra dans ses nombreux moments de doute, jusqu’à sa mort à Paris en 1958. Car torturé, Rouault l’est sans nul doute : torturé par la Vérité, par le mensonge incessant de l’homme à lui-même, par le scandale de la misère humaine, par le sacrifice du Sauveur sur la Croix. Tel est le cœur – pour ne pas écrire l’âme ! – de son œuvre magistrale, comme le révèle son Miserere, série de peintures en noir et blanc, à laquelle il attachera « une importance essentielle » (1).
Négligemment, nous tournons les pages, de peur d’être entraîné. Il nous faut plonger, nous laisser pénétrer par un monde inconnu, intime, confiné. Car c’est bien aux confins de notre âme que le peintre désire nous amener. L’arrachement est douloureux, comme celui du clown qui se retire pour mieux se retrouver. Nous devenons une créature de l’intérieur. Les masques tombent, Dieu seul subsiste. Les vers de Baudelaire résonnent, comme le glas des paysages du peintre :
Ce n’est qu’un masque, un décor suborneur,
Ce visage éclairé d’une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispée atrocement,
La véritable tête, et la sincère face
Renversée à l’abri de la face qui ment (2).

Peintre de l’âme

La peinture est nue, sans détour, sans détails inutiles, comme le visage de Calvero – Charlie Chaplin – se démaquillant, dans Les feux de rampe. Elle n’est pas un jeu ou une abstraction, mais un échange avec ce que l’homme a de plus intime, et ce que Dieu a de plus secret. Rouault confie avoir « besoin de ce dialogue spirituel », qu’il considère à la fois comme une effusion du cœur, et une entrée dans la prière. Il dépouille l’homme, encore et encore, pour le faire apparaître démuni, tel un petit enfant : « Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier », écrit Henri Michaux (3).
L’humanité se révèle ; les habits chatoyants ne font plus illusion : le regard, le visage tout entier, ne ment plus. Le voici, cet homme, paré du costume de clown, grotesque et tragique, face à son seul reflet. Il dérange notre vie paisible, il atteint et blesse notre âme irrémédiablement, car ce clown nous ressemble lorsque, le soir, nous nous retrouvons seuls devant notre miroir, devant Dieu : « J’ai vu clairement que le “Pitre” c’était moi, c’était nous… presque nous tous… Cet habit riche et pailleté c’est la vie qui nous le donne, nous sommes tous des pitres plus ou moins, nous portons tous un “habit pailleté” mais si l’on nous surprend comme j’ai surpris le vieux pitre, oh ! alors qui osera dire qu’il n’est pas pris jusqu’au fond des entrailles par une incommensurable pitié. J’ai le défaut (défaut peut-être… en tout cas c’est pour moi un abîme de souffrance…) “de ne laisser jamais à personne son habit pailleté”, fût-il roi ou empereur. L’homme que j’ai devant moi, c’est son âme que je veux voir… » (4).
Rouault saisit l’homme lorsque celui-ci se retrouve face à lui-même, et qu’il éprouve alors violemment sa solitude et sa tristesse. Il tente de restituer sur ses toiles cette infime part qu’est la véritable nature humaine, dépouillée de tout artifice, quand le visage n’est plus seulement carapace, feinte et subterfuge pour la société, mais d’abord écho d’un cantique intérieur, surnaturel, spirituel. Il imprime à ce masque de clown une blessure indicible, provenant du péché originel et se perpétuant à travers chacune de nos fautes, et nous ouvre, comme pourrait le faire un Bernanos dans le Journal d’un curé de campagne, à l’histoire, à la contemplation d’une âme. La peinture de Rouault, écrit son grand ami Jacques Maritain, « tire sa vie de l’univers intime de l’âme, des profondeurs de la vision intérieure et de l’intuition poétique, saisissant obscurément, dans l’émotion, à la fois la subjectivité du peintre et le mystère du monde visible. » (5). Elle se fait iconostase, dernier rempart entre deux mondes, la terre et le ciel, que l’homme ne peut encore percevoir ni comprendre, mais qu’il cherche, consciemment ou non, à atteindre ; elle se fait iconostase, porte finale invitant le pèlerin à entrer dans l’intimité de l’Amour, en un acte d’adoration silencieuse.

De la boue pour Royaume

Peignant dans un art brûlant de vérité, comme si c’était son sang, il donne à chaque œuvre le sentiment tragique de la vie. Influencé par Rembrandt, son univers prend place peu à peu, dans une noirceur dramatique, alliée à une compassion spontanée à la peine des hommes. Le Christ, qui résume en Lui tout un faisceau d’émotions et d’interrogations intérieures du peintre, devient un thème d’inspiration à part entière. Rouault ne sépare pourtant pas l’inspiration religieuse de celle plus profane, comme il ne distingue pas sa peinture de sa vie ; tout concourt en effet à cette quête de l’âme qu’il poursuit avec ardeur : « Il n’y a pas d’art sacré. Il y a l’art tout court et c’est assez pour remplir une vie. »
Il peint avec tendresse. Il laboure le champ de l’âme pour en recueillir la semence ineffable. Il se heurte à la réalité par son côté transcendantal. Sa conscience terrible du péché, de la souffrance, du mal, loin d’un Goya qui sombre dans une cruauté bestiale de l’être humain, creuse à l’humanité une plaie d’où sort l’eau et le sang, en un ultime abandon à la grâce. « Tragique est la lumière », s’écrie Rouault, car elle est cette lueur persistante de la rédemption qui nous épanouit à la vie, à l’amour. Nulle ténèbre qui ne soit troublée par une lumière intérieure, délicate, mais éternellement présente.
« Tragique est la lumière », crie de nouveau Rouault, qui ne voit en l’homme que la boue de sa vaniteuse condition. Et il peint la boue. Il l’étale, en épaississant les traits, creusant les yeux comme pour percer une ouverture vers l’au-delà, comme pour vider la créature de sa substance par trop humaine, comme s’il espérait que le Créateur viendrait enfin le visiter. Car c’est avec cette boue que Rouault construit, œuvre après œuvre, le Royaume des Cieux : « Bienheureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ».

(1) Préface de Georges Rouault, in Miserere.
(2) Charles Baudelaire, Les fleurs du mal.
(3) Henri Michaux, L’espace du dedans.
(4) Georges Rouault, Lettre à Edouard Schuré.
(5) Jacques Maritain, Miserere.

A lire et à contempler
trois magnifiques albums avec de nombreuses photos de peintures de Rouault (dont celles présentées ici) :
– Miserere, de Georges Rouault, préface de J. Maritain, Cerf, 2004, 136 pages, 29 e.
– Passion, de Georges Rouault et André Suarès, Cerf, 2005, 152 pages, 39 e.
– Cirque de l’étoile filante, de Georges Rouault, Cerf, 2005, 169 pages, 39 e.