Que doit l’Europe à l’Islam ?

Le livre de Sylvain Gouguenheim, qui prend à rebrousse-poil
certaine doxa relative au monde arabo-musulman, vient remuer la fange du marigot. Analyse et décryptage d’une époque scientiste qui craint l’objectivité. Et la vérité.

Depuis quelques décennies, une idée, née dans certains milieux bien-pensants européens, s’impose comme une certitude : sans l’apport culturel des « Arabes », le Vieux Continent n’aurait pas pu sortir des ténèbres dans lesquelles la cassure avec l’Orient byzantin, consécutive à la chute de l’Empire romain d’Occident et aux invasions barbares, l’avait plongé à partir du ve siècle. Confondant arabité et islam, on en déduit aussitôt que ce sont les musulmans qui, dès le haut Moyen-Âge (viiie-xe siècles), ont permis à l’Europe de sortir de son ignorance et de connaître l’essor intellectuel et scientifique qui a engendré sa brillante civilisation.
N’est-ce pas cette idée qui a fait dire à Jacques Chirac, en 2003, que « les racines de l’Europe sont autant musulmanes que chrétiennes » ? On était alors en plein débat sur le fait de savoir s’il fallait inscrire dans le traité constitutionnel en gestation le christianisme comme élément constitutif de l’identité de l’Europe. Peut-être l’ancien président de la République se basait-il sur un rapport publié en 2002 sous l’égide du Conseil de l’Europe préconisant la révision des manuels scolaires européens, afin de permettre aux nouvelles générations de se réapproprier cet « héritage oublié » et de réparer l’injustice dont l’Islam serait victime.
Or, voici qu’un chercheur patenté, professeur d’histoire médiévale à l’École normale supérieure de Lyon, veut contrarier ce projet d’apparence magnanime. Découvrant l’idéologie d’auto-dénigrement qui sous-tend ladite démarche, Sylvain Gouguenheim, c’est de lui qu’il s’agit, a entrepris une enquête fouillée sur le sujet (1). Il en a tiré un essai riche et stimulant qui redresse bien des préjugés négatifs envers l’Europe et le christianisme. Ce faisant, il rejoint d’autres spécialistes, tels Rémi Brague (2) (voir son texte p. 17) et Jacques Heers (3), qui ont, eux aussi, à cœur de rétablir la vérité historique. Plusieurs aspects majeurs relatifs à cette question sont à retenir du livre de Gouguenheim.
D’abord, il démontre que l’Occident n’a jamais totalement perdu le trésor que ses chrétiens des premiers siècles avaient recueilli de l’Antiquité grecque, dans les domaines de la philosophie, de la politique, de la logique, du droit, ainsi que des sciences (médecine, mathématiques, astronomie, etc.). Des échanges se sont maintenus en permanence entre l’Europe et Byzance. Des Pères de l’Église continuaient de réfléchir en recourant aux catégories héritées de la pensée grecque, apportant ainsi leur utile contribution aux débats christologiques qui ont agité le monde chrétien jusqu’au ixe siècle (crise iconoclaste, par exemple). L’empire d’Orient a, en outre, produit d’illustres savants et inventeurs, parmi lesquels des patriarches de Constantinople. Les Latins séjournant là-bas bien avant les Croisades ont été d’utiles transmetteurs.

Le rôle des chrétiens

Concernant la diffusion du savoir hellène en Occident, l’auteur souligne le rôle important des Carolingiens : Pépin le Bref et Charlemagne étaient avides de culture grecque. Partout dans les territoires actuels de l’Italie, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Belgique, de la France, l’Europe se couvrit de centres d’études qui rayonnaient. La Sicile et Rome, où des papes orientaux se sont succédé de 685 à 752, méritent une mention spéciale dans ce processus. Et comment omettre la contribution irremplaçable des monastères (même des moniales européennes connaissaient le grec) ?
Gouguenheim met en relief l’apport méconnu jusqu’ici de Jacques de Venise, ce moine italien du xiie siècle qui, après un temps passé à Constantinople, résida au Mont Saint-Michel où il traduisit en latin presque toute l’œuvre d’Aristote. Et puis, l’Europe bénéficia aussi de l’érudition de chrétiens orientaux ayant quitté leurs terres natales pour échapper au pouvoir islamique. Si bien que, loin de s’éteindre, l’Occident connut des cycles de « renaissance » successifs ; il n’eut pas à attendre la grande Renaissance du xve siècle pour s’épanouir.
Quant aux traductions du grec à l’arabe, elles furent réalisées par des chrétiens syriaques, surtout ceux de Mésopotamie, qui avaient adopté la langue des conquérants musulmans. À ces génies de la traduction, dont l’art connut son apogée au ixe siècle, Gouguenheim adresse un hommage justifié et donne sur leurs travaux des renseignements étonnants. Pour traduire adéquatement les traités de médecine et d’astronomie, ils ont même forgé un vocabulaire scientifique arabe, cette langue n’en possédant pas. C’est donc grâce aux chrétiens orientaux que les célèbres intellectuels musulmans, tels Avicenne, Farabi, Ghazali, ignorant le grec, ont eu accès au patrimoine antique et qu’Averroès, qui ne savait que l’arabe, a pu rédiger son commentaire de l’œuvre d’Aristote.
Ici, et c’est l’une des originalités de son étude, Gouguenheim relativise l’importance que l’on donne en Occident à l’ouverture d’esprit des Abbassides régnant à Bagdad à partir de 750. Ils ont commandé ces traductions parce qu’ils en avaient besoin mais tout ce qui n’était pas du domaine utilitaire fut passé au filtre de la religion. En arabe, le mot science (ilm) ne s’applique d’ailleurs qu’à la science coranique. Cette « Maison de la Sagesse », dont on vante souvent les mérites en raison des débats qui s’y déroulaient, n’accueillit en réalité jamais de juifs et de chrétiens. Le calife n’y consultait que des docteurs en sciences islamiques. Quant à la philosophie grecque, son influence sur la pensée musulmane fut éphémère et superficielle. Enfin, les théories politiques et juridiques d’Aristote ne se sont pas accordées avec le contenu du Coran alors qu’elles ont laissé leur empreinte dans le monde chrétien. Pour Gouguenheim, « la conclusion est claire : l’Orient musulman doit presque tout à l’Orient chrétien ». Force est de constater qu’il lui en fut bien peu reconnaissant !
Contrairement à une idée reçue, les deux civilisations ne se sont donc ni mélangées ni fécondées mutuellement. Sur ce point, notre auteur conclut : « L’Islam reprit des Grecs ce qu’il jugea utile ; il en délaissa l’esprit », notamment le rationalisme et l’exercice de l’autocritique ainsi que l’ouverture aux autres cultures, traits si caractéristiques de la tradition occidentale. C’est que l’Islam, dont « la cohérence interne et la structure globale sont plus compactes que dans le christianisme », se méfie de tout ce qui pourrait s’apparenter à de l’« innovation blâmable », réalité toujours actuelle comme l’admettent des réformistes musulmans contemporains.
Finalement, insiste notre historien, ce que l’Occident a recueilli de l’héritage antique, il n’a pas attendu que l’Islam le lui apporte. Ayant gardé la conscience de sa filiation, il est allé le chercher lui-même. C’est pourquoi, à cet égard, il ne doit rien à l’Islam.
Cet ouvrage a enfiévré le monde des historiens dont certains ont une part de responsabilité dans la thèse contestée par Gouguenheim. Ils lui font un procès d’intention, le soupçonnant de vouloir rétablir une hiérarchie des civilisations, au profit de la chrétienne et aux dépens de l’islamique. « Le réquisitoire dressé par S. Gouguenheim sort alors des chemins de l’historien pour se perdre dans les ornières d’un propos dicté par la peur et l’esprit de repli », ont-ils écrit dans « Une démonstration suspecte », tribune parue dans Le Monde du 25 avril. Mais quel mal y a-t-il pour un universitaire à défendre la civilisation qui le nourrit lorsque celle-ci est maltraitée et dès lors que son travail est solidement étayé ?

La polémique s’étend

La polémique a gagné le monde musulman. Ainsi, au Maroc, où les articles abondent sur le sujet, l’historien Abdessalam Cheddadi a-t-il estimé que ce livre « a une grande capacité de nuisance » (Journal hebdomadaire du 10 mai). Plusieurs éditoriaux et lettres de lecteurs ont dénoncé le « racisme » ou le « révisionnisme » du chercheur français. Mais on ne saurait se fâcher car les musulmans n’ont pas tort de s’insurger. Si une enseignante à l’université d’El Azhar, au Caire, a pu récemment écrire que « tout l’Occident dans son ensemble a été édifié sur l’apport indéniable de l’islam » (citée par Gouguenheim), c’est parce que toute une apologétique européenne l’en a persuadée.
Dès le xixe siècle, un Gustave Le Bon, dans La civilisation des Arabes (1884), donnait le ton, dépréciant l’Occident pour mieux valoriser la culture musulmane. Plus près de nous et dans le même sens, il y eut le fameux docteur Maurice Bucaille, Français converti à l’islam, auteur de La Bible, le Coran et la science (Seghers, 1976), dans lequel il s’attache à démontrer que le Coran a, par avance, prévu toutes les inventions de l’humanité. Il ne s’agit là que de deux exemples de ces « Turcs de profession » épinglés par Jean-Pierre Péroncel-Hugoz dans son Radeau de Mahomet (4).
Et maintenant, il reste à souhaiter que de jeunes universitaires entrent dans le champ de recherches ouvert par Gouguenheim.

(1) Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, 2008, 282 pages, 21 e.
(2) Cf. Au moyen du Moyen Âge, éd. de la Transparence, 2006.
(3) Cf. L’histoire assassinée, éd. de Paris, 2006.
(4) Flammarion, coll. « Champs », 1999.