Nouvelle théologie ?

Dans ce que l’on a identifié comme une nouvelle vague de théologiens politiques chrétiens, dont l’écume serait Radical Orthodoxy, on fait beaucoup de cas de William Cavanaugh, jeune laïc américain qui, pour avoir vécu au Chili, dispose d’un œil avisé sur l’état politico-religieux de l’Amérique latine. Un œil vif, scrutateur et érudit, mais peut-être un tantinet trop latino-centré pour garder la mesure nécessaire en tous ses jugements à portée universelle.
Ainsi, Torture et eucharistie, le dernier de ses ouvrages à être traduit en français, écrit il y a plus de dix ans, lui est l’occasion, à partir du cas concret de la dictature de Pinochet, de donner de nouveaux contours à l’action temporelle de l’Église, celle-ci conçue comme Corps réel du Christ au sens fort, c’est-à-dire née de l’eucharistie : il s’agit de « décrire une politique alternative centrée sur l’Eucharistie », écrit notre penseur, parce que « le politique est par nature toujours déjà porteur d’une aspiration à la peine communion qui ne se peut trouver qu’en Dieu ». L’antithèse de cette communion eucharistique des âmes et des corps se trouve dans la torture comme « mise en acte du projet imaginatif de l’État » qui vise à recréer le réel à sa mesure, par la séparation des corps, les atrocités pinochetistes l’illustrant à merveille. Les corps humains sont touchés et séparés, mais les corps sociaux aussi sont démembrés sous le feu de la torture qui n’est pour Cavanaugh pas tant l’instrument de l’État que l’inspiratrice même du projet étatique.

Au passage, serons-nous étonnés que nos néo-libéraux occidentaux, trop souvent chrétiens encore, prompts à arracher des larmes au lecteur avec le récit sempiternel des horreurs du régime communiste, où le bannissement du libre-marché hors de la cité va de pair avec de sanglants événements, serons-nous étonnés que ces combattants d’arrière-garde soient aussi discrets sur les liens – notoires – qui unirent Pinochet et son régime policier aux élèves de Milton Friedman, ces Chicago boys caïds de la dérégulation et boss de la libre-concurrence ? Même si ce n’est pas son cœur, le livre de Cavanaugh est déjà l’occasion de rappeler aux malvoyants, à ces borgnes qui sont bien aise de ne contempler en général qu’une moitié de la bête totalitaire, une vérité première : la démocratie et la liberté ne sont en aucun cas conditionnées par le libéralisme, elles sont même le plus souvent menacées par son essor.
Mais passons. Nous y reviendrons certainement un autre jour. Car la cible préférée de Cavanaugh, et ça le rapproche d’ailleurs des libéraux, c’est l’État. Mais c’est, un peu comme chez Denis Sureau, le patron de L’Homme nouveau, l’État dans toutes ses majuscules, dans ses pompes et ses œuvres, croquemitaine de toutes les légendes, père du mensonge et de l’homicide sans doute. Ici, Cavanaugh à des accents à la Foucault, le Michel Foucault de Surveiller et punir, celui qui nous fascinait quand nous avions vingt ans mais dont la vision sans perspective de la modernité finit par décevoir. Cavanaugh, à sa décharge, n’est pas français : il y a donc du neuf pour lui, chez Foucault.

Chez Maritain aussi, il y a du neuf pour Cavanaugh, mais il ne l’a pas vraiment vu. Sa critique de Maritain, appuyée sur la théologie du surnaturel lubacienne tirée malgré elle vers la politique, et le reproche qu’il lui fait d’avoir inspiré, notamment par son livre L’homme et l’État, une séparation des pouvoirs en Amérique latine qui aurait permis à Pinochet d’exercer son art atroce sans avoir à souffrir les remontrances de la hiérarchie catholique, tombe à côté. L’éditeur a eu l’heureuse idée d’augmenter le livre d’une postface de Michel Fourcade, l’un des meilleurs connaisseurs actuels de Maritain, qui se permet de rappeler gentiment à Cavanaugh non seulement la position de Maritain face à la guerre d’Espagne, semblable à celle de Bernanos, qui était comme une préfiguration de l’horreur chilienne, mais aussi que la théologie politique maritainienne n’est pas l’actualisation d’une « division entre temporel et spirituel », mais la prise en compte beaucoup plus fine d’une nouvelle situation historique (elle-même déjà modifiée depuis ce moment) : « infuser du dedans, et comme en secret, une certaine sève au monde. Naturellement on doit supposer aussi que cette sève chrétienne sera quelque peu sanglante » (1932). On ne voit pas qu’il y ait là beaucoup de contradictions avec la belle intuition de William Cavanaugh, qui demanderait pourtant à être creusée encore : « L’eucharistie est la réponse de l’Église à la torture et elle est l’espoir d’une résistance chrétienne aux disciplines violentes du monde. »

William Cavanaugh, Torture et eucharistie, Ad Solem / Cerf, 2009, 450 pages, 30 euros.