Que vive le Québec !

Intellectuel québécois bien connu de nos lecteurs, Mathieu Bock-Côté analyse pour nous la situation de sa patrie, espérant toujours que les Québécois, pris dans le mouvement programmé de dissolution du Canada, renoueront avec la quête de l’indépendance.

La Nef – Vues du Québec, la France et l’Angleterre ont-elles une même approche de la colonisation de l’Amérique, notamment dans leur attitude à l’égard des autochtones, les Indiens ?
Mathieu Bock-Côté – Non, du tout. Entre l’Angleterre et la France, en Amérique, il y a une différence de civilisation. La première arrive en Amérique, repousse les Amérindiens, avec lesquels elle ne veut pas se mélanger. Elle les repousse toujours plus loin, et lorsque cela ne sera plus possible, elle les enfermera dans des réserves. La France arrivera avec une tout autre vision, qui est en bonne partie due à Samuel de Champlain, le fondateur de Québec, en 1608. Pour le dire avec les mots d’aujourd’hui, la Nouvelle-France mise sur le métissage avec les Amérindiens plutôt que sur la ségrégation ethnique. Elle n’a pas d’intention exterminatrice. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas défendu ses intérêts et qu’elle était étrangère à la force, mais que son projet civilisationnel en Amérique est absolument singulier et ne saurait se laisser réduire à la simple catégorie de la domination européenne, au sens où on l’entend aujourd’hui. Le drame, c’est que cette différence de civilisation est maintenant oubliée ou niée au nom du néo-antiracisme, qui derrière la France, l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, ne veut voir que des « Blancs ». On abolit la diversité des histoires et des projets de civilisation et on réduit l’histoire à une fantasmée guerre des races. Le drame, c’est que cette vision est favorisée depuis quelques années par une puissante propagande qui a déformé profondément la conscience historique de la jeune génération, qui s’est laissée ainsi inoculer le virus de la haine de soi et se soumet à tous les codes de la repentance.

Comment la spécificité française du Québec a-t-elle été maintenue après l’abandon de la Province par la France en 1763 ?
Au moment de la Conquête, les Anglais ont d’abord voulu assimiler ceux qu’on appelait alors les Canadiens, devenus ensuite Canadiens-français, puis Québécois. Ils n’y sont pas parvenus, malgré leurs efforts. Assez spontanément, d’abord, et de plus en plus consciemment, ensuite, les Canadiens vont se donner une mission collective : conserver leur nationalité. Après l’échec des rébellions indépendantistes de 1837-1838, ce projet deviendra un programme explicite, celui de la survivance. Il s’agissait, globalement, de conserver la langue française et la religion catholique, qui étaient les deux fondements de l’identité collective. Comme on dit, la nation s’est repliée sur ses traditions dans l’attente de jours meilleurs. Il s’agissait aussi de maintenir vivante une conscience historique alimentant l’identité collective des souvenirs glorieux de la Nouvelle-France et d’entretenir secrètement un rêve de reconquête. De même, il fallait manœuvrer pour gagner toujours un peu plus d’autonomie collective, en reconstituant, morceau par morceau, une communauté politique canadienne-française. Cette posture était nécessaire mais n’avait rien d’exaltante. Elle a néanmoins permis la conservation d’un peuple qui aurait bien pu disparaître et ne laisser qu’une trace folklorique dans son coin d’Amérique.

Y a-t-il une volonté anglo-saxonne, anglaise puis américaine, d’éliminer la dimension française du Canada ?
Sans le moindre doute, mais elle est anglaise, pas américaine. Elle fut d’abord brutale, au lendemain de la Conquête. Elle deviendra plus subtile à travers le temps. Le rapport Durham, en 1839, propose explicitement l’assimilation des Canadiens-français. Il la propose pour leur bien dans la mesure où Durham juge que ces derniers sont une tribu historiquement insignifiante qui ne pourra que se grandir en s’anglicisant. C’est trop aimable ! Mais les francophones chercheront à résister comme ils peuvent et à faire valoir leurs droits. Une fois la fédération canadienne créée en 1867, les Canadiens-français verront leurs droits, et particulièrement leurs droits scolaires, bafoués dans toutes les provinces, sauf au Québec, où ils sont en majorité, ce qui nous rappelle, soit dit en passant, qu’en politique, le nombre est une donnée fondamentale. Cela dit, il ne faut pas idéaliser la situation des francophones au Québec. Longtemps, jusqu’à la Révolution tranquille, en fait, les Québécois étaient obligés de travailler en anglais : c’était la langue des dominants. Ils étaient victimes d’une profonde aliénation culturelle. Au sens propre, ils étaient colonisés et ont dû s’arracher à cette condition qui consiste à toujours se déprécier soi-même et à se regarder avec l’œil du maître.
Par ailleurs, le peuple québécois a connu une déchéance symbolique progressive dans le Canada. Depuis 1867, il aimait se percevoir comme un des deux peuples fondateurs de la fédération, mais on a compris peu à peu qu’il était le seul à se percevoir ainsi. En 1982, au moment de la refondation constitutionnelle du Canada, les choses se sont clarifiées : le Québec n’était plus qu’une province sur dix, sans statut particulier. Cela n’est pas sans conséquence quant à la capacité des Québécois de défendre et de promouvoir leur identité : ils ont vu leur souveraineté culturelle et linguistique terriblement mutilée depuis ce moment. L’autonomie du Québec dans la fédération est condamnée à toujours rétrécir. Et soumis à la logique du multiculturalisme canadien, le peuple québécois n’est plus qu’une communauté culturelle parmi d’autres dans le Canada pluriel. La colonisation française est désormais présentée comme une vague démographique parmi d’autres dans un pays qui aime dire que « nous sommes tous des immigrants ». Lorsque les Québécois s’opposent à cette déchéance politique et symbolique, on les accuse de suprémacisme ethnique.

Pourriez-vous nous rappeler succinctement les origines et les grandes étapes du nationalisme québécois et nous préciser quel est le statut exact du Québec au Canada ?
En quelques mots : de 1760 à 1791, il s’agit d’une première période de résistance, de résistance primordiale, si on préfère. Il s’agit de survivre après avoir été arrachés à la mère-patrie, sous une puissance étrangère qui ne nous veut pas de bien. De 1791 à 1837-1838, le Québec connaît un premier élan émancipateur, mais il avortera avec l’échec des Rébellions de 1837-1838. En 1840, les Québécois perdent leur communauté politique propre, le Bas-Canada, et sont pour la première fois mis en minorité démographique dans un cadre politique anglo-saxon. Commence alors la période de la survivance, qui durera jusqu’en 1960 – entre-temps, toutefois, en 1867, les Canadiens-français reconquièrent une souveraineté partielle avec la constitution de la province de Québec, qui dispose toutefois de pouvoirs limités.
À partir de 1960, c’est la Révolution tranquille. C’est une période d’émancipation nationale. Les Québécois seront divisés entre deux grandes options : soit la reconnaissance d’un statut particulier pour le Québec dans la fédération, soit l’indépendance. Ils n’obtiendront ni l’un, ni l’autre. Le Canada anglais refusera de reconnaître les Québécois à la manière d’un peuple égal, avec lequel ils auraient pu nouer un nouveau pacte politique. Les Québécois, quant à eux, ont refusé l’indépendance à deux reprises. En 1980, parce qu’on a mené contre eux une campagne de peur économique effrayante. Pour un peuple qui avait toujours douté de lui, et qui venait à peine d’entamer sa décolonisation, l’effet fut terrible. En 1995, 61 % des Québécois francophones ont voté « Oui » (ils formaient 82 % de la population), mais ils ont été bloqués par le vote massif et monolithique des anglophones et des communautés issues de l’immigration. On oublie souvent à quel point, au Canada, l’immigration a globalement servi à neutraliser les Québécois et à les canadianiser. C’était une défaite crève-cœur dont les effets se font encore sentir : le « Oui » a obtenu 49,4 %. Depuis, le nationalisme est en déclin, en déroute. Le souverainisme recule et on ne sait pas, pour l’instant, comment renverser la tendance.

Quel impact a eu le fameux cri du général de Gaulle du 24 juillet 1967 « Vive le Québec libre ! » ?
Un impact immense. Il galvanise le combat pour l’indépendance, repris à partir de 1960, bien qu’il se laissait deviner depuis les années 1920. Surtout, il l’internationalise : il apprend au monde que le peuple français d’Amérique n’est pas mort, qu’il est en pleine renaissance et qu’il souhaite l’indépendance. Par ailleurs, il rajoute une donnée centrale à notre question nationale : l’appui français. La France aidera le Québec à obtenir une certaine visibilité internationale. Surtout, elle marquera clairement son appui à la cause québécoise lorsque cela sera nécessaire. En 1995, l’appui de la France au camp souverainiste ne laissait pas de doute. Si le « Oui » l’avait emporté, la France aurait reconnu l’indépendance du nouvel État, et on sait à quel point cette reconnaissance internationale est vitale lorsqu’une nation accède à l’indépendance.

Quelle force représente aujourd’hui ce nationalisme québécois et quel avenir lui voyez-vous ?
Les Québécois sont passés bien près de réussir leur indépendance. Mais ils ont échoué. Aujourd’hui, les ressorts intimes de la conscience nationale semblent brisés. On pourrait dire aussi que quelque chose s’est fêlé dans la conscience nationale. La défaite détruit et un peuple qui rate son indépendance en paie le prix. Aujourd’hui, le nationalisme québécois est passablement démobilisé et éclaté. Puisque l’horizon de l’indépendance s’éloigne, des clivages idéologiques plus convenus s’imposent : la gauche, le centre, la droite, ces catégories qui ont pris beaucoup de temps avant de s’implanter au Québec commencent à réorganiser notre vie politique. De nouveaux débats se substituent à la question nationale. Je ne m’interdis pas d’espérer, toutefois.
Souvent, on a enterré le nationalisme, toujours, il est parvenu à renaître. J’ose croire qu’il en ira de nouveau ainsi. Dans le Canada, nous sommes condamnés à une existence folklorique et à l’impuissance politique. D’ailleurs, l’émergence de la question identitaire depuis une dizaine d’années témoigne peut-être d’une mutation du nationalisme. On critique le multiculturalisme canadien, ses accommodements faussement raisonnables, l’immigration massive et le fait que les Québécois sont invités à se diluer dans la « diversité », à la manière d’un vieux peuple résiduel et condamné par l’histoire. Je mise, quant à moi, sur un prochain sursaut : quand les Québécois comprendront que leur dissolution est programmée dans un Canada où ils seront toujours de plus en plus minoritaires, peut-être renoueront-ils avec la quête de l’indépendance. Je veux croire que notre peuple veut vivre.

Quel jugement portez-vous sur la « Révolution tranquille » des années 60 ?
Un regard essentiellement positif. Contrairement à ce qu’on peut croire, la Révolution tranquille n’est pas notre Mai 68 local. Ou du moins, elle n’est pas que ça. C’est d’abord et avant tout un formidable élan d’émancipation nationale. Le slogan qui exprime le mieux l’esprit de l’époque, c’est celui qui a marqué les élections générales de 1962 : « Maîtres chez nous ! » Trop longtemps condamné aux marges de l’histoire, le peuple québécois entreprend la reconquête de ses destinées. Il s’agit aussi d’une période d’éclosion culturelle sans précédent. Je vous avouerai que je ne parle pas de cette période sans une immense tendresse, je dirais presque, une immense nostalgie, si ce sentiment n’était pas proscrit aujourd’hui. Le peuple québécois se réveillait, il rêvait d’être enfin chez lui. C’est une formidable période d’affirmation linguistique aussi, avec la loi 101, qui devait assurer le statut du français. Cela ne veut pas dire que la période soit sans part d’ombre : à partir des années 1970, les Québécois ont exagérément rejeté leur passé, comme s’il était méprisable et sans noblesse. Ils ont caricaturé leur héritage pour mieux le rejeter. On a aussi assisté à une décomposition anthropologique qui fait pleinement ressentir ses effets aujourd’hui, comme en témoigne notre enthousiasme naïf pour toutes les innovations sociétales, même les plus inquiétantes, comme on l’a vu avec la légalisation et la normalisation du suicide assisté.

Que représentent encore la France et le français pour les Québécois aujourd’hui ? Y a-t-il encore des relations privilégiées entre le Québec et la France ?
La France a longtemps été considérée comme la mère-patrie. On disait aussi : le pays de nos ancêtres. Mais pour d’autres, c’était le pays qui nous avait abandonnés. Le rapport avec la France, chose certaine, est complexe. Une évidence s’impose néanmoins : nous sommes globalement d’origine française, nous parlons français. La France n’est pas qu’un pays ami : c’est un pays frère ou cousin, si on veut reprendre le terme convenu. Notre relation est familiale. Notre relation est particulière. Plus concrètement, il y a de nombreux accords de coopération entre le Québec et la France. Les deux sociétés se connaissent assez bien. Il faudrait toutefois rebâtir le lien politique qui s’est un peu effiloché ces dernières années.

Quel rôle a joué le catholicisme au Québec ? Et comment expliquez-vous l’effondrement qu’il a connu après la « Révolution tranquille » qui a coïncidé avec l’après-concile (Vatican II) ?
Un très grand rôle, mais un rôle paradoxal. Après la Conquête, l’Église est la seule institution vers laquelle les Canadiens peuvent se tourner. Elle leur servira de refuge collectif, en quelque sorte. Pour emprunter la formule de l’historienne Lucia Ferretti, l’Église catholique sera l’institution dominante d’une société dominée. C’est en bonne partie à travers elle que les Québécois accéderont au monde pendant près de deux siècles. Elle marquera intimement notre paysage physique et mental. Il s’agit simplement de se promener au Québec pour constater l’empreinte du catholicisme. Elle a semé chez nous une immense beauté. Mais l’Église a aussi abusé de ses privilèges, elle s’est perdue dans une forme de cléricalisme terriblement étouffant. La pression sociale qu’elle exerçait était démesurée et elle a engendré beaucoup de ressentiment contre elle.
Avec les années 1960, les Québécois ont cessé de voir le catholicisme comme une part d’eux-mêmes et l’ont brutalement rejeté, comme s’il s’agissait en fait d’un corps étranger qui avait vampirisé la nation pendant deux siècles. Ils en sont venus à développer une allergie à l’endroit des religions en général. Certains considèrent même que le Québec est devenu un désert spirituel. Nuançons toutefois : un certain catholicisme patrimonial semble aujourd’hui retrouver ses droits, comme si, à travers ses symboles, les Québécois pouvaient ainsi renouer le fil d’une certaine continuité historique. Ils ne croient plus au catholicisme, mais ils se souviennent qu’ils y ont déjà cru. Par ailleurs, dans le contexte du multiculturalisme global, ils redécouvrent que leur héritage catholique est constitutif de leur identité. Ils ne tiennent pas à ce qu’on l’éradique de l’espace public. Ils ne veulent pas faire la guerre à Noël, ils ne veulent pas retirer le crucifix de l’Assemblée nationale et ne veulent pas effacer la croix de leur drapeau. Derrière la lutte contre les symboles chrétiens dans l’espace public, ils voient une dénationalisation forcée de leur vie publique.

Quelle est la situation actuelle du Canada en matière d’immigration et d’attachement à une identité enracinée dans l’histoire ? Le Québec se différencie-t-il dans ces domaines de l’ensemble du Canada ?
La différence est massive, et probablement insurmontable. Le Canada se voit comme un État post-national, post-historique, et, à bien des égards, post-occidental. C’est un pays qui revendique son absence d’identité substantielle – soyons plus exacts, il l’a reniée en refusant de se définir à partir de ses deux peuples fondateurs. Dès lors, le Canada se perd dans une fuite en avant vers toujours plus de diversité, au point même de sacraliser positivement son ouverture formelle et symbolique au niqab, dans laquelle il voit la preuve de sa tolérance admirable, qui consacrerait sa supériorité morale.
Le Québec se perçoit quant à lui comme un État-nation plus classique : c’est la communauté politique du peuple québécois et ce dernier trouve normal d’y faire de son identité la culture de convergence. Certes, le multiculturalisme canadien fait pression sur le Québec, et une bonne partie de nos élites y adhèrent, mais globalement, les Québécois y résistent.
Je suis convaincu d’une chose : si la question nationale reprend de la vigueur, c’est parce que ce conflit politique et philosophique remontera clairement à la surface. Malgré bien des dérives, et malgré leurs élites, les Québécois continuent de se définir comme un peuple enraciné dans 400 ans d’histoire. Ce n’est pas sans raison que nous avons pour devise « Je me souviens ». Je la trouve magnifique.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Mathieu Bock-Côté a notamment publié récemment Le multiculturalisme comme religion politique (Cerf, 2016) et Le nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels (Boréal, 2017).

LA NEF n°297 Novembre 2017