Faut-il changer nos modes de vie ?

Faut-il changer nos modes de vie ? La question n’est pas anodine et elle l’est d’autant moins que les papes récents nous invitent instamment à ce changement. Benoît XVI y revient souvent, citons son message pour la Journée mondiale de la Paix du 1er janvier 2010, où, à plusieurs reprises, il nous exhorte : « Un changement effectif de mentalité qui pousse chacun à adopter de nouveaux styles de vie […] devient désormais indispensable » (n. 11, cf. aussi Caritas in veritate n. 51). Ce qui est en cause, très clairement, ce sont « les modèles de consommation et de production actuellement dominants » qui conduisent, pour le pape, à une inquiétante « dégradation environnementale ».

Cette volonté des papes de nous engager vers de nouveaux modes de vie moins consuméristes et plus respectueux de la planète, de son environnement et de ses réserves énergétiques, est donc indubitable, on pourrait citer de longs extraits de leurs discours là-dessus. Il est donc difficile, en tant que catholiques, de refuser d’admettre ces problèmes et de vouloir continuer comme avant à consommer toujours plus sans s’imposer aucune limite. Il est trop facile de prendre prétexte de l’incohérence des « Verts » – lesquels idolâtrent la nature et détestent l’homme regardé comme un « prédateur », au point d’être contre la vie et favorables à un malthusianisme qui s’apparente fort au suicide collectif –, qui défendent bien mal l’écologie, pour ignorer la réalité des problèmes que les papes soulèvent.

C’est surtout dans son encyclique Caritas in veritate (2009) que Benoît XVI explicite sa conception du développement, mais sur la question du mode de vie qui nous occupe ici, force est de constater qu’il en est resté aux principes généraux : « sobriété », « austérité », rejet du consumérisme et du libéralisme débridé, de l’hédonisme et de la « cupidité […], [qui] nous laisse croire qu’“avoir” serait la valeur suprême de notre être » (1), etc. Tout cela laisse à chacun une certaine liberté d’appréciation. Liberté, cependant, dans une direction bien imposée, incompatible avec une attitude d’indifférence, pire, de contestation voire d’hostilité. Mais liberté quand même qui signifie que le « comment faire » pour atteindre ces objectifs demeure une question ouverte au débat au sein de l’Église, il est essentiel de le comprendre pour éviter que chacun absolutise « sa » solution comme la seule possible et de s’engager ainsi dans des querelles sans fin semant la désunion dans un monde catholique déjà trop miné par des divisions intestines.

La difficulté, ici, est souvent de discerner ce qui relève de mesures politiques nous concernant tous, car liées au bien commun, et ce qui tient à des choix de vie personnels que nous n’avons pas à imposer aux autres : certains témoignent, par exemple, qu’ils ont trouvé le bonheur dans une vie rurale simple, détachée de nombre de ces « techniques » dont nous devenons facilement esclaves (mobiles, internet, TV, lave-vaisselle…). Ce choix est sympathique, mais peut-il être un modèle pour tous ? Le refus d’un certain progrès technique en raison de son caractère aliénant est une tentation, mais le risque est alors très fort de tomber dans l’erreur communautariste des Amish et de figer l’évolution de la société à un temps jugé « idéal » en considérant le progrès comme un mal en soi. Au reste, ce n’est nullement ce que nous demande l’Église : bien au contraire, elle ne fustige aucun de ces outils modernes, elle invite même les chrétiens à les investir, car c’est dans le monde concret qui est le nôtre, avec toutes ses tares et ses dangers, que Dieu nous a placés. C’est là qu’il nous faut apprendre à vivre chrétiennement, à témoigner de notre foi, en nous détachant des tentations qui nous détournent de Dieu, car devenir esclave des techniques modernes, dont on peut user avec maîtrise et modération, n’est pas une fatalité.

Si chacun est libre de modifier sa vie dans le sens d’un sain dénuement, il n’y aura de changement de mode de vie effectif à grande échelle que par des décisions politiques qui relèvent du bien commun : protéger l’environnement, baisser notre consommation d’énergie, mais aussi revenir à des relations plus solidaires en réduisant les inégalités qui n’ont cessé de croître depuis vingt ans, prendre en compte la totalité de l’homme, favoriser les petites structures à taille humaine (garant de la précieuse liberté d’entreprendre), le commerce de proximité et les productions locales, limiter drastiquement la publicité (et par conséquent les effets de mode), etc., tout cela relève d’un projet politique (dont la mise en œuvre ne peut être que progressive), pas de décisions individuelles.

Décroissance ?

Est-ce à dire qu’il faille préconiser la « décroissance » économique, comme certains de nos amis le pensent ? Je ne le crois pas, car l’objectif ici évoqué n’est pas de réduire l’activité économique, mais de la réorienter. Changer nos modes de vie et renoncer à une société consumériste n’est pas synonyme de décroissance. Certes, celle-ci peut survenir comme conséquence transitoire d’une nouvelle politique, mais elle n’a pas à être érigée comme la fin d’un nouveau modèle économique (2). Au reste, l’Église, très clairement, n’est pas adepte de la décroissance. Dans Caritas in veritate, Benoît XVI défend à six reprises l’idée que l’« on peut produire une vraie croissance économique » (3) ; et il ajoute : « L’idée d’un monde sans développement traduit une défiance à l’égard de l’homme et de Dieu. C’est donc une grave erreur que de mépriser les capacités humaines de contrôler les déséquilibres du développement ou même d’ignorer que l’homme est constitutivement tendu vers l’“être davantage”. Absolutiser idéologiquement le progrès technique ou aspirer à l’utopie d’une humanité revenue à son état premier de nature sont deux manières opposées de séparer le progrès de son évaluation morale et donc de notre responsabilité » (4). Renoncer au principe de la croissance est en effet contraire à la nature même de la vie et du développement de toutes les sociétés. Au prétexte de problèmes bien réels, elle révèle une peur face à l’avenir, un manque de confiance en la Création de Dieu pour subvenir aux besoins des hommes. Il n’est au reste pas étonnant que, parmi les non-chrétiens, certains adeptes de la décroissance étendent leur concept à la démographie en prônant un malthusianisme inquiétant.

Prôner un changement de mode de vie sous cet aspect de la décroissance risque fort de passer pour une lubie de riches ou de nantis : les plus pauvres n’ont guère le loisir de se poser cette question, car ils ne disposent d’aucune « marge de manœuvre ». Qu’il faille redistribuer la croissance autrement est une évidence, notamment dans le sens de la solidarité, mais y renoncer par principe revient à maintenir une part de l’humanité dans une misère inacceptable (5). Et n’imposer la décroissance qu’aux pays riches – selon quels critères ? – n’est pas la meilleure façon d’aider les pauvres de plus en plus nombreux de ces pays.

Enfin, le changement de mode de vie auquel les papes nous convient n’est pas séparable d’une conversion intérieure, Benoît XVI nous le rappelait récemment, juste avant Noël, en évoquant la figure de saint Jean-Baptiste : « L’appel de Jean va donc au-delà de la sobriété du style de vie, et plus en profondeur : il appelle à un changement intérieur, à partir de la reconnaissance et de la confession du péché personnel. Alors que nous nous préparons à Noël, il est important que nous rentrions en nous-mêmes, et que nous fassions sincèrement une révision de vie. Laissons-nous éclairer par un rayon de la lumière qui vient de Bethléem, la lumière de celui qui est “le plus Grand” et s’est fait petit, “le plus Fort”, et s’est fait faible » (6).

Christophe Geffroy

(1) Benoît XVI, Audience du 22 avril 2009.

(2) Il conviendrait surtout de changer la mesure de la croissance, en intégrant dans le PIB des facteurs sociaux et environnementaux, comme le rapport Stiglitz l’avait préconisé.

(3) Caritas in veritate, 2009, n. 27.

(4) Ibid., n. 14. La croissance est aussi évoquée aux n. 21, 23, 68 et 76.

(5) « Si on vise l’élimination de la faim, l’action internationale est appelée […] à favoriser une croissance économique équilibrée et durable » (Benoît XVI, Discours à la FAO à Rome le 16 novembre 2009, n. 5, cf. aussi le n. 3).

(6) Benoît XVI, Angelus du 4 décembre 2011.

LA NEF n°234 Février 2012