Laudato si’ et la décroissance

Il est dit au paragraphe 193 de Laudato si’ que « nous savons que le comportement de ceux qui consomment et détruisent toujours davantage n’est pas soutenable, tandis que d’autres ne peuvent pas vivre conformément à leur dignité humaine. C’est pourquoi l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties ». La décroissance est mentionnée là comme un objectif économique qui devrait être le nôtre. Rien n’est dit du fait que la décroissance est l’inverse de la croissance et que cette dernière joue un rôle tout particulier, en fait un rôle clé, au sein de notre système économique.
Rien n’est dit dans ce paragraphe, ni ailleurs dans l’encyclique, du fait que le système économique dominant, devenu de fait à quelques variations près, le système économique unique à l’échelle de la planète depuis l’écroulement du système communiste de type soviétique, nécessite la croissance comme l’un de ses éléments constituants en tant qu’il est un système capitaliste et qu’il est impossible du coup de parler de décroissance sans remettre en question la nature « capitaliste » de notre système économique.
Le système économique qui règle nos sociétés contemporaines présente la particularité d’être à la fois « capitaliste », « de marché » et « libéral », voire aujourd’hui « ultralibéral ».
Notre économie est « capitaliste », en tant que le capital est l’une des avances nécessaires dans tout processus de production parce que l’institution de la propriété privée fait que les ressources manquent le plus souvent là où elles sont nécessaires pour produire et doivent alors être empruntées, et que cet emprunt est rémunéré par le versement d’intérêts ou de dividendes lorsque, pour une firme, le capital s’obtient par la vente d’actions cotées en Bourse.
Notre économie est « de marché » dans la mesure où la distribution s’y opère sur des marchés et où les capitaux et leur rémunération s’échangent eux aussi sur un marché, le marché dit « des capitaux ».
Notre économie est enfin « libérale » dans la mesure où y est posée la question d’un juste équilibre entre la liberté de l’individu et les prérogatives de l’État en tant que représentant du bien commun, voire « ultralibérale » lorsqu’une réponse à cette question légitime a été apportée d’autorité, qui veut que l’État doit se contenter d’assurer une concurrence pure et parfaite, conception extrémiste qui permet alors à une aristocratie de l’argent d’émerger, d’accéder au pouvoir, et d’imposer la loi du plus fort à la société dans son ensemble.

Le système capitaliste a besoin de la croissance

La croissance ou la décroissance ne concerne qu’une de ces trois dimensions : la dimension « capitaliste » de nos sociétés. La croissance est nécessaire pour que puisse avoir lieu le versement des intérêts et des dividendes ; elle permet d’effectuer ces versements à partir d’une nouvelle richesse créée, en tant essentiellement que ponction sur les bienfaits que dispense la nature autour de nous, où le travail humain joue le rôle d’un catalyseur dans la création de nouvelles richesses. En l’absence de croissance, intérêts et dividendes ne peuvent être versés que par prédation sur une richesse préexistante, telle que, dans le cas du crédit à la consommation, des salaires hypothéqués par anticipation.
Mais le cadre au sein duquel le souverain pontife envisage la croissance ou son contraire, la décroissance, n’est pas celui du capitalisme pour qui la croissance est une nécessité fonctionnelle, à savoir le moyen d’assurer le versement des intérêts et des dividendes, qui lui sont consubstantiels, mais le cadre de l’amour du prochain : « une certaine décroissance dans quelques parties du monde [met] à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties. »
Or la notion d’amour du prochain n’existe pas au sein de l’idéologie libérale qui constitue le cadre conceptuel de notre système économique combinant capitalisme, économie de marché et conception libérale du rôle de l’État. La seule forme d’amour dont il est question là est l’amour de soi-même qui préside à l’intérêt égoïste : c’est l’intérêt égoïste qui est censé être le moteur du fonctionnement autorégulé de nos économies, c’est sa motivation qui fait en sorte qu’existe une « main invisible » assurant le bien commun.
Le credo de l’économie de marché, c’est le fameux passage de La richesse des nations (1776) où Adam Smith affirme que « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage » (1).
L’amour du prochain est exclu du cadre libéral. Il n’y est pas simplement inexistant : sa présence éventuelle est considérée comme un obstacle à l’autorégulation de notre système économique. L’ultralibéral Friedrich Hayek (1899-1992) affirmait que la notion de « justice sociale » était « privée de sens », tandis que l’ultralibéral Milton Friedman (1912-2006) assurait que la proposition que les firmes ont une responsabilité sociale conduisait immanquablement au « totalitarisme », expression par laquelle il ne désignait pas, par exemple, la dictature militaire sanglante d’Augusto Pinochet au Chili, régime auquel il apporta personnellement – tout comme Hayek – un soutien actif, mais le communisme de type soviétique uniquement.
La question tout à fait générale que soulève le paragraphe 193 de Laudato si’ est celle de la compatibilité de son message avec le cadre conceptuel ultralibéral que nous avons implicitement accepté ou que nous tolérons comme celui de notre système économique contemporain.
Il existe dans la pensée politique séculière, deux grandes tendances. La première se rattache à Aristote, qui voit dans l’homme, un zoon politikon : un animal fait pour vivre au sein de la polis, c’est-à-dire au sein d’une société encadrée d’institutions ; l’homme pour lui est un être social par nature. Aristote désigne du mot de « philia » la bonne volonté dont nous faisons preuve quotidiennement chacun d’entre nous pour assurer spontanément l’ordre social, c’est-à-dire sans nécessiter la présence constante de la police. En paraphrasant, on pourrait dire que pour Aristote, l’amour du prochain fait partie de l’essence de l’homme.
La seconde tendance de la pensée politique séculière est celle dont Thomas Hobbes (1588-1679) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) furent les principaux théoriciens, selon laquelle l’histoire humaine a connu deux périodes successives : dans la première, l’homme vit isolé, disposant d’une liberté sans bornes mais dans la plus grande insécurité : « l’homme est alors un loup pour l’homme », selon l’expression fameuse de Hobbes. Dans la seconde époque, les hommes se réunissent et concluent un pacte : ils vivront en société et échangeront une part de leur ancienne liberté contre une part de sécurité acquise grâce à leur union ; dans cette perspective, la fraternité est le moyen nécessaire à la mise en œuvre du « contrat social » historique.

Primauté de l’utile

Or, dans un ouvrage récent, La gouvernance par les nombres, Alain Supiot attire l’attention sur le fait que la logique contractuelle, telle qu’elle sous-tend par exemple la notion même de « contrat social », offre le cadre dans lequel s’épanouira la logique ultralibérale pour qui toute valeur s’efface devant le prix censé constituer sa vérité ultime : « Le sujet de droit de la doctrine [ultralibérale] Law and Economics est une monade régie par le seul souci de soi, qui ne connaît d’autres lois que celles auxquelles elle consent dans ses rapports contractuels avec les autres monades. […] S’agissant de la valeur de la parole donnée, elle pourra être mesurée à l’aune d’un bilan coûts-avantages. C’est ce que préconise la théorie [ultralibérale] dite de l’Efficient breach of contract, selon laquelle le calcul d’utilité doit conduire à autoriser un contractant à ne pas tenir sa parole, lorsqu’il s’avère pour lui plus avantageux d’indemniser son co-contractant plutôt que d’exécuter le contrat. […] À la valeur dogmatique – et donc inestimable – de la parole donnée est […] substituée une valeur monétaire » (2).
Il est dit au paragraphe 228 de Laudato si’ que « Jésus nous a rappelé que nous avons Dieu comme Père commun, ce qui fait de nous des frères. L’amour fraternel ne peut être que gratuit, il ne peut jamais être une rétribution pour ce qu’un autre réalise ni une avance pour ce que nous espérons qu’il fera ». Quand le souverain pontife rend compte de la fraternité humaine par le fait que Dieu est notre père à tous et que nous sommes frères du coup par simple implication logique, il se situe dans un cadre conceptuel tout autre que la réflexion politique classique qui exclut qu’une explication valide fasse intervenir un élément surnaturel. Un point d’accord, ou un compromis, entre les deux cadres de pensée est du coup difficilement envisageable.
Quoi qu’il en soit, seules les conceptions aristotélicienne et chrétienne de la fraternité, respectivement de l’homme social par nature et des hommes frères en raison de leur père commun, sont à même, si elles sont largement partagées, de proposer une représentation dynamique du destin humain à même de renverser la tendance présente de notre système économique à la destruction irréversible des conditions de vie de notre espèce sur la terre. Les implications pratiques de l’ultralibéralisme conduisent inexorablement à l’abîme : la « main invisible » de l’intérêt égoïste, après des siècles de pillage irresponsable, mène sans surprise l’espèce humaine à l’extinction. Soit donc triomphe la conception des hommes frères, pour des raisons naturelles chez Aristote ou pour des raisons surnaturelles selon l’Église, soit l’homme disparaîtra.

Paul Jorion

(1) Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Gallimard, 1990, p. 48-49.
(2) Fayard, 2015, p. 201 et 202.

LA NEF n°273 Septembre 2015