L’écologie est-elle de gauche ?

L’écologisme est-il de gauche ? La question a l’air simple et les réponses diffusées dans les médias et par la plupart des acteurs (actuels) de l’écologisme semblent nettes : l’écologisme est une idéologie de gauche. Pourtant, les choses ne sont pas si simples. La question implique d’abord que la distinction entre gauche et droite soit claire, légitime et utile, ensuite que l’écologisme lui-même soit défini et caractérisé.
Commençons donc par expliquer ce qu’est l’écologisme. Au même titre que le socialisme, le communisme, le libéralisme, etc., c’est une idéologie, c’est-à-dire une vision du monde plus ou moins cohérente et organisée de valeurs, d’idées, de croyances, de symboles, de référents culturels et historiques qui servent de modèles, et de raisonnements explicatifs des problèmes qu’elles déterminent et des solutions qu’elle offre.
Si l’écologisme se constitue comme idéologie dans les années 1960, il s’enracine dans une histoire culturelle et intellectuelle spécifique et très riche. On peut signaler, dès le XVIIe siècle, les problèmes créés par l’exploitation agricole intensive dans les colonies ou, au début du XIXe siècle, les révoltes luddites en Angleterre. Dès les années 1930, Bernard Charbonneau dénonce la dictature du développement et Jacques Ellul expose sa critique du « système technicien », puis ce sont les réflexions morales sur la déshumanisation de l’univers concentrationnaire et la menace atomique de Hannah Arendt et de son mari Gunther Anders, mais aussi l’exemple de la non-violence d’un Gandhi. Il faut aussi citer Ivan Illich avec son livre majeur, La convivialité (1973). Depuis 2002, un nouveau courant écologiste, le décroissantisme, se constitue autour de l’œuvre des économistes Serge Latouche et N. Georgescu-Rogen.
De ce très bref résumé de l’histoire intellectuelle de l’écologisme, on peut tirer quelques caractéristiques propres à l’écologisme autour des points suivants.
1. La réintroduction d’une entité, la « nature », dans le champ éthique (la nature a une valeur en soi ou pour les hommes), politique (la nature est un sujet politique) et économique (la nature est le cadre dans lequel l’économie se déploie), quelle que soit la manière dont cette nature est considérée.
2. La référence à des modèles issus d’une science pour ainsi dire « sociale » de la nature (dont l’humanité est une espèce parmi d’autres), systémique et holiste ; la fascination pour des équilibres à préserver, qui ne sont plus des équilibres basés sur des désirs seulement humains (comme l’offre et la demande libérale).
3. L’obsession de la limite (dans l’action individuelle – la consommation – comme dans l’action sociétale ; limite du réel, peur de l’entropie, etc.) considérée comme un moyen d’être libre et d’économiser sur le futur, de laisser du temps au renouvellement.
4. La préférence pour le petit, le local et le direct, donc politiquement pour le fédéralisme, le régionalisme et la démocratie directe (les individus décident directement, sans intermédiaire représentatif) ou participative (les individus sont consultés en amont sur les problèmes et les décisions à prendre).
5. La préférence pour l’hétérogène, la multiplicité, la diversité et donc le rejet de l’homogénéisation aussi bien de la nature que des cultures humaines ; la diversité naturelle et culturelle est une nécessité de survie.
6.La valorisation de l’autonomie (la capacité d’être indépendant du point de vue individuel) et de l’autarcie (l’indépendance du point de vue de la communauté) dans leur lien avec l’enracinement spirituel dans un milieu naturel ; l’indépendance ne veut pas dire le repli ; cette indépendance est articulée avec l’amour de la diversité et la vision holiste de la société ; l’autonomie implique la responsabilité individuelle et un travail moral essentiel.
7. La méfiance, voire le rejet du consumérisme, de l’industrialisme et du technicisme qui déshumanisent en soumettant l’homme à la machine et au travail salarié, et détruisent la nature.
8. La défense du pacifisme et le choix de méthodes « douces », non-violentes, de résistance civile ; le choix de l’humilité dans l’action politique ou quotidienne, qui implique une éthique du contrôle du désir en faveur de la réalisation de soi, des liens avec les autres ou du développement spirituel.
9.L’invocation de la qualité de vie, qui comprend un aspect esthétique (le monde doit rester beau et diversifié, la nourriture savoureuse, etc.), un aspect politico-moral (on doit pouvoir choisir et maîtriser sa vie) et affectif (on est riche de ses liens, pas de ses possessions matérielles), d’où la défense de solutions sociales favorisant à la fois le respect de la nature et la préservation de l’espèce (donc la perspective holiste), la liberté individuelle et les goûts individuels – on citera par exemple le partage du travail ou la proposition de revenu universel.
En outre, toute idéologie présente un scénario de crise, c’est-à-dire désigne des problèmes, des causes explicatives de ce problème et bien entendu un projet pour le régler. Dans les scénarios de crise écologistes, si le résultat est constant (menace de destruction de la nature, de l’espèce, aliénation et déshumanisation effective pour l’hom­me), la chaîne de causalités varie selon les courants, amenant de fait des solutions et des priorités d’action spécifiques, elles aussi très variées. Les modes d’explication sont généralement partagés et combinés, mais aussi hiérarchisés dans le dispositif explicatif. L’écologisme est de ce fait une idéologie en tension : tension entre le holisme de l’écologie scientifique où elle puise nombre de ses concepts et l’individualisme libertaire où elle trouve nombre de ses valeurs ; tension entre l’urgence environnementale qui appelle une organisation centralisée et la nécessité d’un système politique efficace et assurant la dignité humaine par la participation maximale des citoyens à partir du niveau local ; tension entre la logique scientifique, d’une part, et le rejet du technocratisme ainsi que la préférence pour un savoir, des pratiques et un contact avec le réel vernaculaire, d’autre part, etc.
Au final, l’histoire de l’idéologie écologiste est spécifique, et grâce à ses emprunts sélectifs aux pensées réactionnaires, conservatrices, luddites, socialistes et anarchistes tout autant qu’aux nouvelles combinaisons et connotations de concepts ou de référents, elle existe bel et bien à part des idéologies considérées comme de « gauche » et de « droite ».
Pour revenir sur la question de la légitimité et de la clarté du classement droite/gauche, on notera à quel point celui-ci, issu des premiers débats parlementaires de la Révolution française et adopté par tous depuis, est absurde (ce dont l’histoire politique n’a cessé de témoigner). On le sait depuis longtemps, ce classement gauche/droite ne rime à rien, ni du point de vue économique, ni du point de vue politique, ni du point de vue social ou moral, ou encore technique. Il n’a de sens que dans le cadre du marketing des partis en concurrence pour la conquête du Parlement et sert, au sein même des universités où l’on fait semblant d’être dupe, l’illusion de l’altérité de projets dans une société qui n’en supporte aucun autre que celui de la croissance du pouvoir et de la production – précisément ce que combat l’écologisme.
Se dire de « gauche » ou de « droite », pour un écologiste, est doublement absurde : d’abord parce que, on l’a vu, ce classement ne renvoie à rien d’objectif et sert ce que, précisément, un écologiste combat, ensuite parce que, quand bien même on pourrait se sentir intuitivement et culturellement « plutôt de gauche » ou « plutôt de droite », il est clair que les fondamentaux partagés ou spécifiques des idéologies qui se cachent derrière ce classement sont profondément contradictoires avec l’écologisme.
Considérons les fondamentaux partagés : si l’on excepte les réactionnaires et les anarchistes, toutes ces idéologies (dans leurs versions actuelles) sont travaillistes, productivistes, consuméristes, technicistes et (néo)colonialistes : le travail, monétarisé et salarié, est la source du statut social et le fondement de la société ; celle-ci a pour objectif de produire le plus possible de biens matériels ou de services (monétarisés), peu importe leur utilité effective ou leur coût réel (c’est le Marché ou l’État qui donne les prix, donc la valeur) ; un individu n’est heureux que par les biens qu’il possède ou les services dont il jouit et l’organisation sociale, généralement étatique (même chez les libéraux), n’est légitime que par les biens et services qu’elle met à disposition de ses membres ; tout problème trouve une solution technique, à l’exclusion des solutions morales, esthétiques ou spirituelles ; il n’existe grosso modo qu’un seul modèle de développement pour l’humanité entière dont l’Occident industrialiste est l’exemple universel.
On le voit ici encore : l’écologisme est à l’origine irréductible à une autre idéologie. Et s’il peut sembler proche à la fois de l’idéal réactionnaire et de l’idéal anarchiste, il s’oppose absolument à la logique autoritaire, patriarcale, hiérarchiste, militariste et mesquine de la première au nom des valeurs qu’il emprunte à la seconde : autonomie, liberté de choix, égalité des droits, équité dans le traitement, refus des statuts fixes, etc. Il corrige par contre les valeurs anarchistes avec des valeurs réactionnaires : holisme de principe, mise en avant de valeurs spirituelles et esthétiques, du relativisme culturel, de la tradition comme mode de changement et d’évolution lent, prudent, empiriquement testé et négocié, rejet de l’hubris, croyance dans une nature humaine inaliénable (et par extension dans une nature tout court) et dans les limites qui doivent nécessairement être respectées, etc.
Le problème posé par le classement actuel – et pour tout dire : le déclassement – de l’écologisme comme parti de gauche est qu’il est en train de devenir, comme toute croyance confortable et fonctionnelle, une réalité : l’écologisme est en crise ; l’équilibre, la tension de valeurs qui forme son noyau et le formidable projet qu’il offrait se décompose lentement, cela sans qu’une réelle avancée sociétale ait été obtenue. Devenu un mouvement partisan, orientant son action vers la conquête du pouvoir au sein d’institutions qui ont leur propre logique (celle qu’il est censé combattre), il s’est pour ainsi dire adapté à son milieu (et à sa clientèle), sa nouvelle niche, s’est renié et n’a presque plus rien à voir avec son milieu d’origine et ce qu’il y prêchait : le retour au réel. L’écologisme, tel qu’il est incarné par les partis « verts », n’est désormais plus qu’un projet social-démocrate mâtiné d’environnementalisme et d’un peu de libertarisme moral.
L’écologisme a heureusement encore de l’avenir, mais ni à gauche, ni à droite, ni au centre : en deçà…

Frédéric Dufoing

LA NEF n°273 Septembre 2015