Les sciences en question dans Laudato si’

Par Laudato si’, sa deuxième lettre encyclique, le pape François se démarque de ses prédécesseurs par la forme. En effet, le texte que le Saint-Père offre à notre réflexion est d’une longueur inhabituelle et celle-ci nous permet sans doute de mieux appréhender un de ses points majeurs. Cet axe, ce fil rouge qui traverse l’ensemble du texte, peut être à bon droit regardé comme une problématique scientifique, ce qui est aussi une originalité de cette lettre. Il s’agit du caractère global de la crise environnementale ; caractère global qui aboutit (entre autres aspects) directement sur la question épistémologique. Le Saint-Père interroge ainsi à la fois la nature et les limites du savoir scientifique, et mène également une réflexion poussée quant à ses processus de constitution et d’utilisation.
Dès le début, François pointe cette question de l’inadéquation entre le savoir scientifique, qui par lui-même, est un discours du particulier, et la nature du problème environnemental, qui lui est global et intégral, touchant la création dans tous ses aspects. Il écrit dès l’introduction : « Son témoignage [Celui de saint François] nous montre aussi qu’une écologie intégrale requiert une ouverture à des catégories qui transcendent le langage des mathématiques ou de la biologie, et nous orientent vers l’essence de l’humain » (n. 17). Il reviendra à maintes reprises sur cette inadéquation fondamentale liée à la nécessaire segmentation de la science en disciplines qui, au fil de leur approfondissement, se sous-segmentent encore, avec la particularité de la crise environnementale qui touche tous les aspects de la vie.
L’expression « étant donné que tout est intimement lié » (n. 137) introduit le quatrième chapitre. Le Saint-Père pointe à plusieurs reprises le danger qui en résulte : « Les connaissances fragmentaires et isolées peuvent devenir une forme d’ignorance si elles refusent de s’intégrer dans une plus ample vision de la réalité » (n. 138). « On peut dire, par conséquent, qu’à l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire de la méthodologie et des objectifs de la techno-science un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société » (n. 107).
Il fait également écho, à ce propos, à une notion chère à saint Jean-Paul II, celle de « structure de péché ». Il écrit ainsi : « Il n’est pas permis de penser qu’il est possible […] de se servir de la technique comme d’un pur instrument, parce qu’aujourd’hui le paradigme technocratique est devenu tellement dominant qu’il est très difficile de faire abstraction de ses ressources, et il est encore plus difficile de les utiliser sans être dominé par leur logique » (n. 108). Et aussi : « La technologie, liée aux secteurs financiers, qui prétend être l’unique solution aux problèmes, de fait, est ordinairement incapable de voir le mystère des multiples relations qui existent entre les choses, et par conséquent, résout parfois un problème en en créant un autre » (n. 20).
Cette grille de lecture culturelle – « Si nous prenons en compte la complexité de la crise écologique […] nous devrons reconnaître que les solutions ne peuvent pas venir d’une manière unique d’interpréter et de transformer la réalité. Il est nécessaire d’avoir aussi recours aux diverses richesses culturelles des peuples » (n. 63) –, et anthropologique – « Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate » (n. 118) –, le Saint-Père en usera avec une hauteur de vue remarquable pour analyser les enjeux majeurs de la crise. Ainsi pour introduire le premier chapitre consacré précisément à l’état des lieux, il écrit : « Les réflexions théologiques ou philosophiques sur la situation de l’humanité et du monde, peuvent paraître un message répétitif et abstrait, si elles ne se présentent pas de nouveau à partir d’une confrontation avec le contexte actuel, en ce qu’il a d’inédit pour l’histoire de l’humanité. Voilà pourquoi avant de voir comment la foi apporte de nouvelles motivations et de nouvelles exigences face au monde dont nous faisons partie, je propose de nous arrêter brièvement pour considérer ce qui se passe dans notre maison commune » (n. 17) ; et « l’objectif n’est pas de recueillir des informations ni de satisfaire notre curiosité, mais de prendre une douloureuse conscience, d’oser transformer en souffrance personnelle ce qui se passe dans le monde, et ainsi de reconnaître la contribution que chacun peut apporter » (n. 20).
Devant le grand nombre de points évoqués dans ce texte d’une immense richesse, nous n’aborderons ici que trois sujets qui sont essentiels : le changement climatique, la question des déchets et les OGM.

Le changement climatique. Le Saint-Père note l’importance majeure et, là encore, le caractère global de cette problématique ; il écrit : « Le climat est un bien commun, de tous et pour tous. Au niveau global, c’est un système complexe en relation avec beaucoup de conditions essentielles pour la vie humaine » (n. 23). Il n’écarte pas par principe les débats scientifiques en cours, mais enregistre simplement l’état de la science : « Il y a, certes, d’autres facteurs […], mais de nombreuses études scientifiques signalent que la plus grande partie du réchauffement global des dernières décennies est due à la grande concentration de gaz à effet de serre […] émis surtout à cause de l’activité humaine » (n. 23). Là encore le Saint-Père ne surévalue pas le savoir scientifique des climatologues, c’est un élément parmi d’autre. Le cercle vicieux de l’auto-renforcement du processus est noté surtout pour ses conséquences sociales ! « À son tour, le réchauffement a des effets sur le cycle du carbone. Il crée un cercle vicieux qui aggrave encore plus la situation […]. L’élévation du niveau de la mer, par exemple, peut créer des situations d’une extrême gravité si on tient compte du fait que le quart de la population mondiale vit au bord de la mer » (n. 24) ; et aussi « les pires conséquences retomberont probablement au cours des prochaines décennies sur les pays en développement. Beaucoup de pauvres vivent dans des endroits particulièrement affectés par des phénomènes liés au réchauffement, et leurs moyens de subsistance dépendent fortement des réserves naturelles et des services de l’écosystème » (n. 25).

Les déchets. Laudato si’ innove également en popularisant la notion de « culture du déchet » (n. 21) ; montrant ainsi que la pollution n’est pas qu’un problème technique mais résulte bien d’une relation culturelle, voire spirituelle, inadéquate entre l’homme moderne et la création : « La terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir » (n. 21). Lorsque le Saint-Père se fait l’avocat d’un « modèle circulaire de production » c’est aussitôt pour noter que celui-ci doit « assure[r] des ressources pour tous » (n. 22). Menant jusqu’au bout cette approche culturelle et spirituelle, il en déduira logiquement que le remède se trouve dans de nouveaux styles de vie et la promotion des vertus de « sobriété et l’humilité » ; que si « l’exercice d’une vertu s’affaiblit d’une manière généralisée dans la vie personnelle et sociale, cela finit par provoquer des déséquilibres multiples, y compris des déséquilibres environnementaux » (n. 224).

L’évaluation des semences OGM. Sur ce point également, comme pour le changement climatique, le pape prend le débat scientifique au point où il se trouve, mais là encore, comme un élément parmi d’autres ! Il écrit : « Même en l’absence de preuves irréfutables du préjudice que pourraient causer les céréales transgéniques aux êtres humains […], il y a des difficultés importantes qui ne doivent pas être relativisées. » Il note également que le débat actuel est biaisé par les intérêts : « Il faut garantir une discussion scientifique et sociale qui soit responsable et large, capable de prendre en compte toute l’information disponible et d’appeler les choses par leur nom. Parfois, on ne met pas à disposition toute l’information, qui est sélectionnée selon les intérêts propres » (n. 135). Il n’oublie pas non plus les conséquences économico-sociales de l’introduction des semences transgéniques : « suite à l’introduction de ces cultures, on constate une concentration des terres productives entre les mains d’un petit nombre, due à la disparition progressive des petits producteurs, […] [qui] se sont vus obligés de se retirer de la production directe » (n. 134).

Conclusion. « Tout est lié. Si l’être humain se déclare autonome par rapport à la réalité et qu’il se pose en dominateur absolu, la base même de son existence s’écroule, parce qu’“au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans l’œuvre de la création, l’homme se substitue à Dieu et ainsi finit par provoquer la révolte de la nature” » (n. 117), déclare le Saint-Père ; ce qui implique que la solution ne peut être technique uniquement. Ce sont nos choix collectifs en matière d’organisation politique et sociale qu’il faut interroger et modifier !
Il regrette amèrement la faiblesse des réactions (en particulier des chrétiens) face à l’ampleur de la crise : « essayons à présent de tracer les grandes lignes de dialogue à même de nous aider à sortir de la spirale d’autodestruction dans laquelle nous nous enfonçons » (n. 163). « [Les chrétiens] ont donc besoin d’une conversion écologique, qui implique de laisser jaillir toutes les conséquences de leur rencontre avec Jésus-Christ sur les relations avec le monde qui les entoure. Vivre la vocation de protecteurs de l’œuvre de Dieu est une part essentielle d’une existence vertueuse ; cela n’est pas quelque chose d’optionnel ni un aspect secondaire dans l’expérience chrétienne » (n. 217).
L’importance de Laudato si’ n’a pas été justement évaluée par les chrétiens, peut-être parce ce texte les dérange ! Mais son écho est grand dans le monde. En témoigne la déclaration de Flavia Schlegel, sous-directrice générale à l’Unesco en conclusion de la conférence « Notre Avenir Commun face au Changement Climatique » tenue à Paris en juillet : « Pour nous hisser à la hauteur de ces défis, nous avons besoin d’une science plus intégrée, s’appuyant sur toutes les disciplines, y compris les sciences humaines et sociales, et combinée aux connaissances autochtones. » Déclaration qui semble directement inspirée du texte que le pape François nous a offert pour « entrer en dialogue avec tous au sujet de notre maison commune ».

Philippe Conte

LA NEF n°273 Septembre 2015