L’Amérique est une idée

Professeur de géopolitique à l’École de Guerre de 1999 à 2009, Aymeric Chauprade a largement contribué au regain d’intérêt, en France, pour la géopolitique. Entretien.

La Nef – Votre livre Chronique du choc des civilisations présente un panorama complet des enjeux du monde actuel : quels sont aujourd’hui les principaux enjeux ? Et quelles sont les principales lignes de fractures ?
Aymeric Chauprade – Chronique du choc des civilisations est un atlas géopolitique. Il s’agit d’un tour du monde des conflits qui tente d’aller à l’essentiel, avec en plus des synthèses cartographiées. J’ai choisi un angle d’analyse, celui des oppositions civilisationnelles, qui s’inscrivent dans la longue durée de l’Histoire. Cela ne veut pas dire que je réduis les conflits au seul choc des civilisations, loin de là, puisque la multiplicité des facteurs géopolitiques (comme la quête des ressources énergétiques) est prise en compte. La colonne vertébrale de ce livre tient dans l’opposition entre, d’un côté, la volonté de constituer un monde unipolaire autour des États-Unis, de l’autre, le projet du monde multipolaire, un monde fait de souverainetés et de puissances qui s’équilibrent entre elles et protègent leur sphère d’influence.

Y a-t-il une vision géopolitique à long terme des États-Unis ? Quelle est-elle et s’appuie-t-elle sur une tradition géopolitique ?
Le sociologue américain Seymour Lipset qui a traité de l’exceptionnalisme américain, avait coutume de dire que l’Amérique n’est pas une nation mais une idéologie. Les États-Unis n’échappent pas à leurs pères fondateurs, que l’on peut classer en deux courants apparemment contradictoires mais qui résument l’identité américaine : un courant fondamentaliste protestant au XVIIe siècle, fuyant la vieille Europe catholique ou « insuffisamment protestante » (anglicanisme) ; et un courant libéral et franco-maçon, le grand courant dominant et dévastateur du XVIIIe siècle. J’ai été marqué, il y a longtemps déjà, par la lecture d’un ouvrage remarquable du philosophe Georges Gusdorf qui comparait les révolutions américaine et française. La première, la Révolution américaine, est une révolution religieuse, qui ne se fait pas contre Dieu mais, au contraire, au nom des libertés religieuses. La seconde, la Révolution française, est, elle, profondément anti-chrétienne et même nihiliste. On en mesure aujourd’hui les conséquences : la Fédération états-unienne est messianique ; elle est sûre d’elle et amoureuse de son drapeau ; elle tente de transformer le monde à son image ; la République française accomplit, quant à elle, sa logique nihiliste, sa haine du christianisme, sa xénophilie poussée à l’extrême, jusqu’à la destruction suicidaire de notre culture chrétienne par la combinaison de deux cultes qui lui sont étrangers : la religion de la Matière et la religion de la Loi islamique.
Devenue une Église en elle-même, l’Amérique accomplit son programme universaliste. D’où sa géopolitique non bornée territorialement. Dès lors que l’unification du territoire états-unien a été faite entre l’Atlantique et le Pacifique, l’expansion pionnière n’a jamais cessé, pour preuve la guerre hispano-américaine de 1898 et la conquête de colonies espagnoles des Caraïbes. L’une des constantes de l’histoire américaine est la « Frontière repoussée », qu’il s’agisse de la conquête de l’Ouest, de la conquête de l’Espace ou de la trans-humanité (obsession du cinéma américain)…
Il est impossible donc de comprendre la politique étrangère américaine, son expression géopolitique (les grandes théories des géopoliticiens anglo-saxons comme le Sea Power, ou la nécessité de favoriser les divisions sur le continent eurasiatique, ou bien encore le containment des heartlands germanique, russe ou chinois) si l’on oublie que l’Amérique est d’abord une idée, qui a vocation à s’étendre de manière planétaire. Et cette idée donnée par les Pères fondateurs a été fécondée et dotée par de puissantes dynasties financières…

Comment placez-vous la politique extérieure américaine actuelle au regard de cette géopolitique à long terme ? Y a-t-il notamment des différences notables entre les présidents démocrates et républicains ?
Il est évident qu’il existe des tendances distinctes dans la politique étrangère américaine. L’idéalisme, le réalisme, l’isolationnisme (tendance minoritaire) sont au moins trois de ces tendances. La première est en général rattachée au camp démocrate, les deux autres au camp républicain. Pour ma part, j’ai toujours considéré que les deux tendances, idéaliste (l’exportation de la démocratie et des droits de l’homme) et réaliste (la primauté des intérêts économiques et géostratégiques américains), ne devaient pas être opposées mais considérées comme des chemins stratégiques distincts visant un seul et même but : la domination des États-Unis sur le monde.
Il y a des réalités incontournables à conserver à l’esprit : l’économie industrielle américaine est d’abord une économie de guerre. L’industrie militaire est un puissant moteur de la croissance américaine, elle détermine l’innovation technologique et tire derrière elle des dizaines de milliers d’entreprises petites et moyennes. L’effort de défense américaine représente, à lui seul, la moitié de l’effort de défense mondial. Si cela s’arrête, autrement dit si l’Amérique rompt avec la politique interventionniste et la projection mondiale, c’est alors une large part du modèle économique, et donc de la richesse américaine, qui s’effondre. Je ne vois pas comment les oligarchies économiques pourraient laisser arriver au pouvoir un président isolationniste. L’emprise américaine sur l’Europe ne se justifie que par une supposée « menace russe », celle sur l’Asie et le Pacifique par une menace chinoise amplifiée, celle sur le Moyen-Orient par l’exacerbation du choc des civilisations.

La suprématie actuelle des États-Unis repose sur quatre éléments : militaire, économique, technologique et culturel ; pourront-ils continuer à exercer une hégémonie dans ces quatre domaines ?
Les Américains ont voulu une globalisation de leur domination militaire, industrielle, technologique et culturelle. C’est évidemment impossible à réaliser. Les mécanismes de la mondialisation favorisent des réactions dans ces domaines. Prenez par exemple la dimension culturelle, que l’on rattache au soft power, par opposition au hard power, selon la terminologie fameuse de Joseph Nye. Les Russes ont leur chaîne d’information mondiale Russia Today, en anglais certes mais aussi désormais en français afin d’influencer l’Afrique francophone, comme les Chinois d’ailleurs avec la version francophone de CCTV.
Je ne crois pas que les Américains pourront encore longtemps dominer les quatre domaines que vous citez, mais je crois en revanche qu’ils disposent d’une avance solide dans deux autres domaines essentiels : la puissance financière et le contrôle des systèmes d’information. Et plus que ces deux atouts, leur vision quasi darwinienne de l’histoire leur permet de s’adapter à la compétition de puissance.

Comment voyez-vous l’avenir de la politique extérieure des États-Unis ? Quels sont les principaux défis qu’ils devront relever ?
Les États-Unis doivent accepter l’émergence d’un monde multipolaire. Il me semble qu’ils doivent d’abord rompre avec cette obsession à vouloir diviser sans cesse les peuples d’Eurasie. Le nombre (démographie), la richesse économique et la puissance militaire vont tant se développer en Asie dans les prochaines années, et le réveil de l’islam va créer un tel enfer à notre périphérie et chez nous, que les États-Unis, l’Union européenne et la Russie n’auront d’autre choix que de faire taire leurs rivalités et d’examiner enfin leurs complémentarités. Ces trois blocs sont chrétiens (j’y intègre l’Amérique Latine aussi) ; ensemble ils disposent de ressources énergétiques formidables (pétrole, gaz, technologie nucléaire), et de ressources militaires suffisantes pour assurer leur sécurité.

Comment analysez-vous la politique étrangère de la France et de l’Union européenne par rapport aux États-Unis ?
Pour l’heure il n’y a pas d’autre politique de l’UE que celle de l’alignement sur la politique américaine, par le biais de l’OTAN. L’Union européenne ne travaille pas à l’édification d’une Europe-puissance mais à la consolidation d’un bloc transatlantique dominé par Washington. Cette politique n’est pas viable et elle doit changer. La France a vocation à prendre la tête de ce changement. Si la France restaure sa relation avec la Russie et affirme clairement sa volonté, au sein de l’UE, d’équilibrer la politique transatlantique de l’UE par un partenariat fort avec la Russie, alors tout changera. J’ai une vision pragmatique des choses. Je me méfie des postures idéologiques qui ne déboucheront jamais sur rien, je veux parler de ceux qui croient pouvoir casser notre relation avec les États-Unis. Ce qu’il est possible de faire et qui peut avoir un impact positif, c’est équilibrer le lien UE-OTAN par un vrai partenariat stratégique et économique UE-Russie. Et encore une fois, la France est la mieux placée pour mener cette politique.

La France a subi en 2015 des attaques terroristes sanglantes de la part des islamistes : comment analysez-vous la responsabilité politique de cette situation et comment combattre efficacement ce fléau ?
Nos dirigeants ont accepté à la fois la submersion migratoire extra-européenne et l’islamisation, c’est-à-dire l’expansion de la loi islamique sur notre territoire. Cette chariatisation de la société française se combine avec le réveil djihadique mondial. S’ajoute à cela le fait que les États d’Europe occidentale (à la différence de la Pologne et de la Hongrie qui montrent le bon exemple) favorisent le matérialisme au détriment de toute spiritualité chrétienne. L’islamisation est aussi une conséquence du vide spirituel français et européen.
J’affirme que le terrorisme qui nous frappe est la responsabilité directe des gouvernements qui se sont succédé en France et en Europe occidentale depuis au moins trente ans. Gouverner n’est-ce pas prévoir ? Ceux qui ont gouverné n’ont pas le droit de dire qu’ils découvrent tout à la fois, le réveil mondial de l’islam, l’expansion de la loi islamique sur notre territoire (ils la favorisent en autorisant la construction de mosquées et en propageant une vision angélique de l’islam), l’infiltration djihadiste dans l’immense vague de migrants qui recouvre l’Europe occidentale… C’est trop facile ! Ces gouvernants disposent de tous les outils d’analyse. Ils savent et sont donc coupables. Leur responsabilité est historique et je considère comme étant parfaitement légitimes toutes les actions en justice lancées, par les familles des victimes d’attentats, contre le gouvernement français.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Aymeric Chauprade, géopolitologue internationalement reconnu, député au Parlement européen, est notamment l’auteur de Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire (Ellipses, 3e édition 2007) et Chronique du choc des civilisations (Chronique Éditions, 4e édition actualisée et augmentée, 2015, 288 pages, 31 €).

© LA NEF n°279 Mars 2016