L’Ulster apaisé

Les six comtés de l’Ulster furent exclus du traité de 1921 et restèrent attachés à la Couronne britannique. Ils ont été le théâtre de troubles sanglants de 1968 jusqu’à l’accord du Vendredi Saint. Signé le 10 avril 1998 par les premiers ministres du Royaume-Uni (Tony Blair), de l’Irlande (Berthie Ahern), les nationalistes du SDLP (John Hume) et du Sinn Féin (Gerry Adams), les unionistes de l’UUP (David Trimble), de l’UDP et du PUP, cet accord a été entériné par référendum en Ulster (71 % de oui) et en Irlande (94 % de oui). Il met fin à un conflit qui a fait 3500 morts en trente ans et, outre le désarmement des groupes paramilitaires (IRA, UVF, UDA…), il abolit la revendication territoriale de l’Irlande sur l’Ulster, mais reconnaît à la province le droit de s’autodéterminer par référendum pour décider de son rattachement à la République d’Irlande ou de son maintien dans le Royaume-Uni.

Ulster ? What’s the matter, comme on dirait outre-Manche ? Pour une certaine génération, la mienne pour tout dire, le mot évoque des images, lointaines, filtrées par le petit écran, écaillées sur l’écran de la mémoire. Maisons de briques en rangs serrées, émeutes, grèves de la faim, attentats, pantalons à pattes d’éléphant et véhicules blindés. Qui se souvient encore de Bernadette Devlin, de Bobby Sands ou du pasteur Ian Paisley ?
Nous Français, nous ignorons totalement ce qui s’est passé entre 1921 et 2016. À la suite de l’indépendance de la République d’Irlande, six des neufs comtés que comptait la province d’Ulster, où la population était en majorité de confession protestante, sont restés attachés au Royaume-Uni. Longtemps, les unionistes protestants, appelés aussi Orangistes, désireux de maintenir les liens avec le Royaume-Uni, se sont considérés comme des dominants dans leur province, et les Républicains, partisans du rattachement à la République d’Irlande, ont longtemps capitalisé leur ressentiment sur un statut objectif de citoyens de seconde zone. Le conflit d’ordre « ethnico-confessionnel » dissimulait assez mal une évidente dimension sociale (nous n’allons pas employer le mot de « lutte des classes » pour ne pas choquer nos lecteurs) entre un lumpenproletariat catholique méprisé et une petite et moyenne bourgeoisie protestante qui détenait tous les pouvoirs.
Après avoir couvé sous la cendre depuis les années 1920, s’être presque rallumé au moment de la Deuxième Guerre mondiale, le conflit renaît dans les années 60. À quoi attribuer ce réveil des tensions ? À la guerre froide ? À l’éveil politique des consciences catholiques dont le poids démographique commençait à se faire sentir, et qui supportaient de moins en moins leur « ghettoïsation » et leur marginalisation ? À la crispation des protestants sentant que le monde changeait sans eux ? À la mondialisation naissante et à l’émancipation du Tiers-Monde ? À l’arrogance des détenteurs du pouvoir ? Peut-être bien tout cela à la fois, sans oublier, fort probablement, de sombres manœuvres de manipulation du terrorisme par les « services » des deux côtés du Mur.
Les guerres civiles sont les plus atroces, surtout lorsqu’elles s’accompagnent d’occupation par une armée étrangère, avec leur cortège de représailles et de contre-représailles sans issue, de massacres de victimes innocentes, de rackets, de guerres intestines entre groupes résistants rivaux, de « coups tordus » et de manipulations des « services », d’incapacité des politiciens à dépasser leurs intérêts à courte vue. Nous ferions bien de nous en souvenir. Dans le cadre d’actions similaires à celles des « droits civiques » nord-américaines, une marche pacifique organisée dans la ville Derry par des activistes catholiques, le 5 octobre 1968, contre la ségrégation confessionnelle, est violemment réprimée par la police locale. Elle marque le début de la période appelée en anglais « The Troubles ». L’incendie, attisé par la couverture médiatique internationale, s’étend dans toute la province. Le cycle de la violence est enclenché. Il va durer trente ans.

Le « Bloody Sunday »
Les détails de ces « Troubles » d’Irlande du Nord sont aussi atroces que compliqués. Quelques épisodes sont restés gravés dans les mémoires. Suite aux émeutes dans la ville de Derry, les autorités britanniques décident de reprendre le gouvernement direct de la province et l’armée est déployée pour tenter de mettre fin aux affrontements. En représailles, les nationalistes attaquent les soldats britanniques et déclenchent des campagnes de terreur, en posant des bombes, bien au-delà des frontières de l’Irlande du Nord. Les unionistes appuient l’armée et règlent leurs propres comptes.
En 1972, c’est le « Bloody Sunday » (dimanche sanglant), où une quinzaine de manifestants sont abattus par les parachutistes anglais. Le sommet médiatique et politique du conflit est atteint en 1981 par la grève de la faim des prisonniers républicains dans la prison de Maze. Bobby Sands et neuf de ses compagnons jeûneront jusqu’à la mort pour tenter de faire fléchir le gouvernement de Margaret Thatcher. Il est paradoxal de constater le cynisme du gouvernement de la Grande-Bretagne dans cette affaire, alors que le pays est en pointe dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud… Mais ceci est une autre histoire.
Faute de solution militaire, et par lassitude générale, l’idée de négociations entre les différentes parties, d’un rétablissement d’un système de gouvernement local et d’un partage du pouvoir entre loyalistes et nationalistes, finit par s’imposer. Les gouvernements successifs des États-Unis, où vit une très importante et très influente communauté d’origine irlandaise, ont lourdement pesé dans la balance. Un accord est atteint et signé à Belfast le Vendredi Saint 1998. Malgré quelques turbulences, il s’est imposé jusqu’à aujourd’hui.

Quel avenir pour l’ulster ?
Quel avenir pour l’Ulster désormais, sous la croûte de lave éteinte de l’éruption sanglante ? Les passions irlandaises sont-elles mortes ? La lutte armée, mythifiée par la poésie et la chanson, s’est-elle définitivement transformée en règlement de comptes entre dealers et voyous, tandis que les anciens combattants, connus ou inconnus, meurent les uns après les autres ? Les avis sont très partagés. Il n’y a pas eu, en Ulster, de commission « Vérité et Réconciliation » pour « purger » la mémoire, et la société britannique n’évoque pas, même à voix basse, la moindre idée d’une repentance ou d’une excuse : « Honni soit qui mal y pense » ! Les éventuelles enquêtes judiciaires n’en finissent pas de finir. Certains porte-étendards du combat révolutionnaire marxiste et émancipateur sont devenus des piliers de l’ordre établi et de prospères capitalistes. Le chômage endémique continue à pousser à l’exil de nombreux jeunes sans avenir. Les murs de séparation n’ont pas été démantelés. Les peintures murales appelant à la révolte contre la perfide Albion ou à l’union avec la Mère-patrie sont toujours là, pas trop écaillées. Au voyageur étranger, on recommande encore de ne pas s’aventurer dans certains quartiers de Derry ou de Belfast, où les résidents se regardent toujours en chiens de faïence. Sporadiquement, les marches estivales orangistes réveillent les animosités. Des gamins continuent à lancer des pierres, ici ou là. Beaucoup de politiciens tentent de pousser les dernières cendres du conflit sous le tapis de l’oubli. Des âmes pures œuvrent pour le rapprochement des communautés sans que l’on sache si leurs espoirs se concrétiseront. Les frères O’Hagan sont en tête d’affiche avec The Priests, mais pour le reste le clergé fait profil bas. L’Église catholique irlandaise, KO debout après les révélations des affaires de pédophilie et de violence, observe un silence mélangé de prudence et de honte. Elle a perdu, en tout cas, toute prétention à dire un mot plus haut que l’autre sur l’avenir de la société, sur ce sujet comme sur d’autres. Enfin, la question de l’identité, dans une société menacée, comme toutes les autres, de se dissoudre dans le Grand Tout mondialiste, se pose à nouveau frais lorsque des immigrés musulmans de Belfast ou de Derry revendiquent une place au soleil.
Un seul fait demeure clairement : l’Irlande du Nord est toujours aux mains des Britanniques (pour ne pas dire des Anglais), et « la verte Erin » n’est pas réunifiée. Les années de luttes sanglantes n’y ont rien changé. Mais le vert n’est-il pas la couleur de l’espérance ?

Abbé Hervé Benoît

© LA NEF n°280 Avril 2016