Amoris Laetitia : Un risque majeur ?

La question des divorcés remariés, objet du fameux chapitre 8 de l’exhortation Amoris Laetitia, n’a pas fini de faire couler de l’encre. Point de vue de Thibaud Collin, philosophe

Disons-le d’emblée, le chapitre 8 d’Amoris Lætitia suscite un certain nombre de questions, voire de problèmes. Le simple fait qu’il ait été l’objet d’interprétations si différentes manifeste que l’indétermination des synodes de 2014 et de 2015 n’est pas totalement levée. C’est sur la question des « situations dites irrégulières » que le débat s’est légitimement focalisé puisque le processus synodal a été en grande partie provoqué par le pape lui-même pour traiter de la possibilité d’admettre, dans certains cas, aux sacrements les fidèles divorcés remariés civilement sans pour autant exiger d’eux la continence comme le spécifiait saint Jean-Paul II dans l’exhortation post-synodale Familiaris consortio (n. 84). Dès le consistoire de 2014, en demandant au cardinal Kasper de poser le problème, le pape signifiait par là son désir d’évoluer. Rappelons que le cardinal Kasper était un des opposants historiques à saint Jean-Paul II et au cardinal Ratzinger sur ce sujet. Ce texte relève du magistère ordinaire et il convient dans cette affaire de ne pas se « cacher derrière son petit doigt » comme on dit familièrement et d’affronter honnêtement et respectueusement les difficultés, notamment les conséquences envisageables qu’un tel texte peut engendrer.

LA POSITION DE SAINT JEAN-PAUL II
Rappelons la position de saint Jean-Paul II dans Familiaris consortio : « L’Église, cependant, réaffirme sa discipline, fondée sur l’Écriture Sainte, selon laquelle elle ne peut admettre à la communion eucharistique les divorcés remariés. Ils se sont rendus eux-mêmes incapables d’y être admis car leur état et leur condition de vie est en contradiction objective avec la communion d’amour entre le Christ et l’Église, telle qu’elle s’exprime et est rendue présente dans l’Eucharistie. Il y a par ailleurs un autre motif pastoral particulier : si l’on admettait ces personnes à l’Eucharistie, les fidèles seraient induits en erreur et comprendraient mal la doctrine de l’Église concernant l’indissolubilité du mariage. La réconciliation par le sacrement de pénitence – qui ouvrirait la voie au sacrement de l’Eucharistie – ne peut être accordée qu’à ceux qui se sont repentis d’avoir violé le signe de l’Alliance et de la fidélité au Christ, et sont sincèrement disposés à une forme de vie qui ne soit plus en contradiction avec l’indissolubilité du mariage. Cela implique concrètement que, lorsque l’homme et la femme ne peuvent pas, pour de graves motifs – par l’exemple l’éducation des enfants –, remplir l’obligation de la séparation, “ils prennent l’engagement de vivre en complète continence, c’est-à-dire en s’abstenant des actes réservés aux époux” » (n. 84). Toute cette argumentation repose sur une approche objective de la situation matrimoniale de ces fidèles car le mariage est une institution et un sacrement qui comme tel relève de l’ordre public de l’Église. La norme pastorale est l’application de la vérité sur le bien à réaliser tel que Dieu l’a révélée dans sa Parole.
Le pape François dans Amoris Lætitia aborde cette question avec une tout autre approche : celle du confesseur qui se trouve devant la singularité d’une personne. Après avoir, comme Familiaris consortio, affirmé qu’il convient de distinguer différents cas, il ajoute : « Il s’agit d’un itinéraire d’accompagnement et de discernement qui “oriente ces fidèles à la prise de conscience de leur situation devant Dieu. Le colloque avec le prêtre, dans le for interne, concourt à la formation d’un jugement correct sur ce qui entrave la possibilité d’une participation plus entière à la vie de l’Église et sur les étapes à accomplir pour la favoriser et la faire grandir. Étant donné que, dans la loi elle-même, il n’y a pas de gradualité (cf. FC n. 34), ce discernement ne pourra jamais s’exonérer des exigences de vérité et de charité de l’Évangile proposées par l’Église. Pour qu’il en soit ainsi, il faut garantir les conditions nécessaires d’humilité, de discrétion, d’amour de l’Église et de son enseignement, dans la recherche sincère de la volonté de Dieu et avec le désir de parvenir à y répondre de façon plus parfaite” » (n. 300). Puis le pape développe ensuite toute une réflexion sur les circonstances atténuantes qui semblent de facto relativiser en les contextualisant « les exigences de vérité et de charité » nommées plus haut : « À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église » (n. 305). Et en note, on lit : « Dans certains cas, il peut s’agir aussi de l’aide des sacrements. Voilà pourquoi, “aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais un lieu de la miséricorde du Seigneur” : Evangelium gaudii n. 44. Je souligne également que l’Eucharistie “n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles” (Ibid., n. 47) » (note 351).

LE PAPE S’ADRESSE AUX CONFESSEURS
Le pape François considère donc ici que le n. 84 de Familiaris consortio ne doit plus s’appliquer dans tous les cas. Il semble clair que la continence complète n’est plus nécessairement requise. La question doit être réglée au for interne dans un accompagnement pastoral en respectant davantage le jugement de la conscience du fidèle dans cette situation. Il convient de citer le texte : « À partir de la reconnaissance du poids des conditionnements concrets, nous pouvons ajouter que la conscience des personnes doit être mieux prise en compte par la praxis de l’Église dans certaines situations qui ne réalisent pas objectivement notre conception du mariage. Évidemment, il faut encourager la maturation d’une conscience éclairée, formée et accompagnée par le discernement responsable et sérieux du Pasteur, et proposer une confiance toujours plus grande dans la grâce. Mais cette conscience peut reconnaître non seulement qu’une situation ne répond pas objectivement aux exigences générales de l’Évangile. De même, elle peut reconnaître sincèrement et honnêtement que c’est, pour le moment, la réponse généreuse qu’on peut donner à Dieu, et découvrir avec une certaine assurance morale que cette réponse est le don de soi que Dieu lui-même demande au milieu de la complexité concrète des limitations, même si elle n’atteint pas encore pleinement l’idéal objectif » (n. 303).
Tout le problème est de savoir si le poids ainsi accordé à la conscience du fidèle ne crée pas un déséquilibre qui, de proche en proche, déstabilise toute la morale catholique. Il est effectivement tout à fait classique de reconnaître qu’on ne peut imputer la responsabilité morale d’un acte objectivement désordonné à un fidèle ayant une conscience invinciblement erronée. Mais ici la conscience en question reconnaît que la situation « ne répond pas objectivement aux exigences générales de l’Évangile ». Est-on vraiment alors dans le cas d’une conscience non coupable ? De plus, l’accent mis sur les conditionnements et les circonstances peut laisser entendre (et c’est d’ailleurs ce que de nombreux théologiens et pasteurs ont compris au texte) que la conscience devient le pôle central de l’évaluation morale de l’acte. Cette interprétation d’une conscience autonome vis-à-vis de la loi morale objective s’opposerait à tout l’enseignement moral de l’Église rappelé avec force par saint Jean-Paul II dans Veritatis splendor (notamment dans son n. 56).
Ainsi en choisissant d’exposer dans une exhortation apostolique, par définition adressée à tous les fidèles, des indications adressées en réalité aux confesseurs, le pape François prend un risque majeur : que ce texte soit l’occasion d’une relativisation des fondements de la morale catholique et de la morale conjugale, déjà passablement incomprises et attaquées dans nos sociétés relativistes et individualistes. Malgré le travail doctrinal et pastoral colossal de saint Jean-Paul II (notamment Veritatis splendor et les catéchèses sur la théologie du corps), la crise ouverte par la publication d’Humane vitae (1968) n’est donc pas derrière nous, elle est bien devant nous.

Thibaud Collin

© LA NEF n°281 Mai 2016