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Démographie : les leçons de l’histoire

Les exemples des invasions barbares dans l’Empire romain et des Vikings en Occident montrent que les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes.

Il ne fait aucun doute que les grandes migrations se présentent comme le défi principal auquel sont confrontées les civilisations sédentaires. En effet, la vie est mouvement et la force politique élémentaire d’un peuple consiste en sa mobilité. Qui plus est, l’arrivée dans un pays neuf se présente comme un stimulant extraordinaire pour les migrants. Dans ces circonstances, comment expliquer que l’Empire romain se soit effondré sous le choc d’une vague relativement faible de réfugiés germaniques et qu’à l’inverse l’Europe occidentale soit parvenue à bénéficier des invasions plus agressives des Vikings afin de se fortifier ? Dans ces deux cas, l’attitude des élites a été déterminante. Le défi des grandes migrations s’adresse en effet prioritairement aux élites dont les qualités de clairvoyance, de courage et d’imagination se révèlent déterminantes. Celles-ci doivent toutefois composer avec le degré de vitalité de la civilisation qu’elles sont chargées de perpétuer. Dans une civilisation en déclin, leur action pourra aboutir à un renouveau sous la forme d’un été de la Saint-Martin. Dans une civilisation en croissance, en revanche, les élites pourront être le ferment d’une renaissance géoculturelle durable.

LES GRANDES MIGRATIONS, DÉFI POUR LES ÉLITES
Les civilisations sédentaires sont régulièrement confrontées à la vitalité-agressivité des migrants. Cette vitalité-agressivité peut se décliner dans trois domaines : la capacité à transmettre la vie biologique, à perpétuer sa propre culture, et à défendre son identité tout en exploitant les failles politiques de ses adversaires. Pour Pierre Chaunu, le facteur démographique détermine notre position. Les populations barbares qui pénètrent dans l’Empire romain, entrent dans un espace partiellement vidé de sa population. Dès la fin de la République, Rome attire dans ses murs, les cultivateurs d’alentour et fait le vide autour d’elle. Aux environs du IIe siècle, le monde romain ne conduit plus suffisamment d’enfants jusqu’à l’âge de la reprogrammation de la vie. Or l’intelligentsia du Bas-Empire, au lieu de proposer un sursaut, contribue à précipiter le processus qui entraîne la société antique sur la pente de sa décomposition. Les sources faisant mention de l’agressivité militaire des barbares abondent. Il faut dire que les Barbares qui envahissent l’Empire, même s’ils sont proportionnellement peu nombreux, bénéficient d’un coefficient énorme de combattants : leurs armées alignent entre 20 et 25 % de la population. L’agressivité militaire des Vikings n’est pas moindre. Celle-ci repose sur des actions rapides et brutales menées depuis les drakkars, stationnés près des villes à envahir, ce qui leur permet de se replier en cas de problème. La vitalité-agressivité, qu’elle soit biologique, culturelle ou militaire permet, par conséquent, aux envahisseurs de se tailler une place au sein des sociétés déliquescentes prises pour proie. Entre populations différentes, va désormais se jouer une aventure marquée par deux facteurs : la capacité des minorités envahissantes à dominer culturellement les peuples soumis, et, à l’inverse, la capacité pour les civilisations bousculées à détourner l’agressivité extérieure afin de contribuer à leur propre perpétuation.

LES GRANDES MIGRATIONS, OU LA FIN D’UNE SOCIÉTÉ EXPIRANTE
Quel est l’effet des grandes migrations sur les empires en déliquescence ? Leur rôle ne saurait être exagéré. En effet, même si certains facteurs comme les traversées maritimes ou le filtre du désert peuvent aiguiser la vitalité-agressivité des migrants, l’effondrement d’une civilisation s’explique fondamentalement par une raison intérieure : la perte du sens des réalités par ses élites. Lorsque les migrants nomades, filtrés par les mers ou les déserts, prennent pied sur les rivages sédentaires où ils se fixent, ils se positionnent dans la société d’accueil en fonction de sa vitalité propre. Le Haut-Empire romain, par exemple, est précédé d’un temps de troubles remontant aux guerres d’Annibal où la société cesse d’être créatrice pour entrer en déclin ; déclin que l’établissement de l’Empire romain arrête pour un temps mais qui se révèle, en fin de compte, le symptôme d’un mal incurable, désagrégeant cette société. Or, l’apparition de migrants goths est présentée par l’entourage de l’empereur Valens comme une grande opportunité. Ammien écrit que « cette affaire causa plus de joie que de peur et les flatteurs éduqués insistèrent auprès du Prince sur la bonne fortune qui lui amenait autant de jeunes recrues venues des extrémités de la terre ». L’Empereur finit par consentir à leur requête en 376. Des milliers de Thervingues et autres réfugiés se présentent ainsi aux frontières du limes. Sans doute, avait-on sous-estimé du côté des Romains le nombre de ces réfugiés que l’on négligea de désarmer. Les autorités chargées d’organiser l’accueil des Goths, plus préoccupées par les possibilités de tirer un profit immédiat de la situation que de gérer la crise au mieux, sont vite débordées. Le comes de Mésie, Lucipinus, revend par exemple à un prix exorbitant les matières premières et les ressources alimentaires que l’Empire a mis à sa disposition pour la construction de centres d’hébergement, si bien que les Goths sont rapidement réduits à la famine et qu’au début de 377, ils se révoltent contre les Romains.

LES MIGRATIONS COMME STIMULANT DES CIVILISATIONS EN ESSOR
Le plus souvent, l’effet normal des migrations sur la partie assaillie apparaîtra non pas comme destructive mais comme positivement stimulante. En effet, la conséquence normale des chocs et pressions extérieurs est celle d’une stimulation. L’art politique consiste simplement à savoir mobiliser ces mouvements au profit de sa propre croissance étatique. Face à une menace extérieure omniprésente, l’Empire romain opte tout d’abord pour une défense aux frontières en constituant le limes.
Pourtant, face à la pression migratoire, Rome est forcée de privilégier un autre type de défense : une défense en profondeur. Conscients de la supériorité romaine en bataille rangée, les Barbares s’infiltrent, de leur côté, par petits groupes qui évitent le combat. Les fantassins lourds en rangs serrés s’avèrent inefficaces pour chasser des brigands. Les troupes frontalières sont les premières à s’adapter à la guérilla. L’une des façons de neutraliser les barbares, consiste à les incorporer dans l’armée romaine : dans le dernier quart du IVe siècle, ils en forment désormais plus de la moitié. L’arrivée des Goths en 376 accentue la barbarisation de l’armée. Intégrés tardivement et dans des conditions honteuses pour les Romains, les Goths deviennent un foyer permanent de sédition. La première rupture intervient en 391 : Alaric et les Wisigoths désertent.
Les mesures de mise en défense militaire réapparaissent pendant la deuxième grande période de migrations. Après une phase de passivité face aux invasions des Normands, les populations mettent en place une défense territoriale pour empêcher les pillages. Entre 862 et 879, c’est Charles le Chauve qui prend l’initiative. Au cours de plusieurs assemblées, il s’efforce de convaincre ses sujets de la nécessité de défendre le royaume contre l’agresseur. L’effort est porté sur les vallées de la Seine, de la Marne, de l’Oise, en vue de protéger la région parisienne. De leur côté, les Anglo-Saxons barrent l’accès des rivières et édifient des ponts. Alfred, roi du Wessex s’affaire à la défense civile et militaire de son territoire, sur terre et sur mer : il réorganise les milices paysannes, les fyrd, lève une armée qui reste mobilisée en permanence, équipe une flotte pour affronter les Vikings en haute mer, et surtout, il fait ériger une série de forteresses, les buhrs, d’un bout à l’autre du royaume. Toutefois, la mise en défense militaire doit être accompagnée d’une politique d’assimilation pour être pleinement efficace.
Les migrations peuvent enfin stimuler la croissance des États. En fin de compte, la pression scandinave sur la côte océanique de la chrétienté occidentale a pour résultat la fusion du royaume d’Angleterre en un seul bloc, mais aussi l’organisation du royaume de France sous les Capétiens. Le choix des capitales française et anglaise en témoigne. En effet, l’Angleterre fonde sa capitale, non pas en choisissant Winchester, ancien centre du Wessex à l’intérieur des bornes de l’Ouest gallois et comparativement écarté du danger scandinave, mais Londres qui a supporté le poids de la lutte. D’une manière similaire, la France fonde sa capitale, non pas à Laon, siège des derniers carolingiens, mais à Paris qui avait été au plus fort de la mêlée sous le père du premier roi capétien.
En somme, la perpétuation d’une civilisation soumise à une migration de masse repose donc sur trois critères essentiels. Le premier a trait à la vitalité-agressivité des populations migrantes, cette donnée comptant davantage que leur proportion dans la population d’accueil. Le second critère est lié au courage et à l’imagination des élites. Le troisième critère enfin dépend de la vitalité-morbidité de la civilisation d’accueil. Celle-ci fut suffisamment forte en France au IXe siècle, pour que le choc agressif des Vikings ait été canalisé au profit d’un métissage constructif. Il est en outre à noter que la capacité à absorber les chocs migratoires a été facilitée par des mesures visant à augmenter la résilience des populations soumises aux migrations. Dans ce cadre, les armées, qui se présentent comme le conservatoire de la résilience, ont joué un rôle capital. Cette clé est essentielle. Sans elle, les royaumes d’Occident se seraient effondrés avant l’aube de la modernité.

Thomas Flichy de La Neuville

Thomas Flichy de La Neuville (tomasflichy@hotmail.com) est membre du centre Roland Mousnier, CNRS/Université Paris IV-Sorbonne. Il est notamment l’auteur de Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes, L’Aube, 2016, 128 pages, 14 €.

© LA NEF n°286 Novembre 2016