Etats-Unis : vers une révolution ?

Historiquement, la société américaine oscille entre ploutocratie et démocratie. Nous sommes dans une phase de pouvoir sans partage de l’aristocratie de l’argent qui pourrait conduire à une nouvelle révolution américaine. Explications.

L’ARISTOCRATIE AMÉRICAINE DANS LE MÊME DÉNI QUE LA COUR DE VERSAILLES
La Cour de Louis XVI à Versailles peut aider à comprendre l’élite américaine de 2016. Satisfaction de soi, sentiment de toute-puissance, arrogance de classe, nonchalance face aux souffrances du pays, frivolité et goût pour les plaisirs. Et pourtant, la tension monte.
Ce qui se passe pendant cette campagne électorale montre une détérioration de la situation politique américaine. Et quel que soit le résultat, la légitimité de la classe dirigeante en sortira affaiblie.
Que s’est-il passé ?
Chez les Républicains, un milliardaire a gagné les primaires alors qu’il n’a jamais été élu ni fait de politique auparavant. Et cela malgré l’opposition résolue des cadres du parti.
Chez les Démocrates, un vieil homme se décrivant lui-même comme socialiste, a fait trembler Hillary Clinton, pourtant favorite du parti et massivement financée par l’establishment. Rappelons qu’aux États-Unis, socialist veut dire extrême gauche ce qui, moins de trente ans après la fin de la guerre froide, permet de mesurer l’ampleur des évolutions. De plus, Sanders disposait d’un avantage écrasant chez les jeunes, ce qui indique la tendance à moyen terme.
La performance de ces deux hommes démontre qu’un esprit de rébellion anime les citoyens américains envers ce qu’ils appellent non sans dérision leur « élite ». Et d’une manière remarquable, ce rejet s’exprime clairement, malgré la puissance des grands médias, malgré l’action des puissances d’argent et malgré l’esprit de soumission qu’impose le politiquement correct.
Comme en Europe, ce rejet est probablement une tendance de fond chez les peuples qui demandent des comptes à leurs dirigeants.

SUR QUOI SE FONDE CET ESPRIT DE RÉBELLION ?
Sur le rejet de l’inégalité sous ses deux formes : économique et politique. D’abord, il y a le désespoir économique provenant de la lente mais inéluctable prolétarisation des classes moyennes. Ensuite, il y a l’amour blessé de la démocratie chez ceux qui pensent que l’argent et les lobbies dictent l’avenir du pays et non pas l’intérêt général.
Certes, les États-Unis ont des institutions démocratiques. De plus, quel que soit le régime politique, c’est par définition toujours une élite qui gouverne. Pourtant à long terme, l’esprit des institutions, le professionnalisme et la probité des dirigeants sont plus importants pour la légitimité d’un pouvoir que la simple forme des institutions. Car tout pouvoir qui néglige ou trahit le bien commun finit par se faire mépriser puis rejeter.
Aujourd’hui, on constate que malgré l’attachement des Américains à leurs institutions, un grand nombre considère que leur « élite » trahit l’intérêt général, et qu’elle s’enrichit en dévorant la richesse du peuple américain dans un ignoble darwinisme social : délocalisation, désinvestissement des infrastructures, baisse d’impôts pour les riches, sauvetage des institutions financières par le crédit de l’État, prise de pouvoir des lobbies sur les institutions réglementaires en matière de finance et d’environnement, financement de guerres impériales inutiles et sans fin…
Essayons de voir si ces reproches se fondent sur une réalité.

LES PROGRÈS DE L’INÉGALITÉ AUX ÉTATS-UNIS
Le chômage (1).
Certes, les officiels vantent un taux de chômage autour de 5 %, contre 10 % en France. Cela dit, ce chiffre ne reflète pas ce que vivent les Américains.
Car la nature des emplois se dégrade. Les emplois industriels stables et bien rémunérés détruits pendant la crise sont remplacés par des emplois de deuxième catégorie. Par exemple, depuis 2007, 1,4 million d’emplois industriels ont été détruits et 1,6 million d’emplois de serveurs et d’hôtesses ont été créés.
Aussi, de plus en plus d’Américains en âge de travailler disparaissent de la population active. Cela signifie qu’ils ne sont ni chômeurs ni employés, comme le sont bien entendu les étudiants, les pré-retraités, les femmes au foyer, mais aussi tous les chômeurs découragés, les criminels et généralement tous ceux qui survivent de petits boulots au noir. Depuis 2000, ce sont dix millions d’Américains qui ont ainsi disparu de la population active. 10 millions, c’est aussi le nombre officiel des chômeurs américains, qui sont donc probablement deux fois plus nombreux qu’on ne le dit.
Enfin, le nombre d’Américains de plus de 65 ans et qui travaillent encore a plus que doublé depuis 2000, avec parmi eux de nombreux retraités déclassés.
Les salaires (2).
Ajusté de l’inflation, le salaire médian des Américains est plus faible qu’il y a 16 ans. Ces années de dérégulation financière n’ont profité en rien au simple citoyen.
Pourtant sur la même période, le coût de l’enseignement supérieur a presque doublé hors inflation, dans un pays où l’éducation est un poste de dépense majeur pour les familles. Et les dépenses de santé ont aussi presque doublé depuis 2000.
La stagnation des salaires combinée à l’augmentation des coûts d’éducation et de santé est une tenaille mortelle pour le niveau de vie des classes moyennes américaines.
Les inégalités.
Alors qu’ils s’appauvrissent, les Américains constatent que leur élite n’a jamais été aussi riche, et qu’elle utilise son contrôle du pouvoir politique pour s’enrichir toujours plus, en termes absolus mais aussi relatifs.
Depuis 2000, les salaires sont stables, mais les profits des grandes entreprises ont très fortement augmenté. Les Américains voient que cette immense création de richesse n’a pas bénéficié aux salariés, mais aux actionnaires de ces grandes sociétés.
Ainsi, le niveau d’inégalité dans les revenus a de nouveau atteint son pic historique d’avant la crise de 1929, comme le montre la concentration des revenus des 1 % les plus riches (3).
Le tissu social.
Enfin, de nombreux indicateurs montrent que la pauvreté frappe la société américaine, comme l’illustrent la terrible augmentation des MST, des taux de suicide, des morts par overdose ainsi que la consommation de médicaments antidouleur.
Pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, les jeunes générations savent qu’elles vivront moins bien que leurs parents, que les classes moyennes décrochent, que les possédants sont de plus en plus riches, et qu’il n’y a aucune raison que cette tendance s’inverse.

LA LUTTE ENTRE LA DÉMOCRATIE ET L’ARISTOCRATIE
« Le véritable cœur du problème, comme vous le savez aussi bien que moi, c’est que depuis l’époque d’Andrew Jackson [président de 1829 à 1837], le gouvernement a été la propriété de certains intérêts financiers. […] Notre pays vit aujourd’hui une répétition du combat de Jackson contre la Banque des États-Unis – mais à une échelle beaucoup plus grande » (Franklin D. Roosevelt, correspondance).
Depuis la guerre d’indépendance, la république américaine est le théâtre d’une lutte de fond entre les puissances démocratiques et l’aristocratie d’argent. Ce pays s’est en effet construit sur des ambiguïtés et des compromis instables. Certains ont été résolus, comme la question de l’esclavage, certains ne l’ont jamais été.
Parmi les questions restées sans réponse : la république américaine est-elle cette Land of the free, patrie des hommes libres qui veulent réussir par leur travail et leurs vertus hors d’atteinte des tyrans ? Ou bien est-elle une aristocratie de possédants à vocation impériale, sur le modèle de l’Angleterre ?
Ce débat est le plus grave qui divise le pays. Et le cœur de cette lutte est le pouvoir sur l’argent. Est-ce le Congrès qui émet la monnaie, ainsi que la Constitution américaine le mentionne ? Ou bien, sur le modèle de la Banque d’Angleterre, est-ce une Banque centrale à capitaux privés et contrôlée par l’aristocratie financière ?
Le contrôle sur l’argent est l’indicateur qui permet de déterminer si les États-Unis sont dans une période démocratique ou aristocratique. Si la finance est régulée, contrôlée et décentralisée, la démocratie domine. Si la finance est dérégulée, concentrée dans quelques grandes banques too big to fail, en collusion avec une banque centrale à capitaux privés, alors l’aristocratie domine.

LEURS MULTIPLES ALTERNANCES AU POUVOIR
L’aristocratie et la démocratie ont plusieurs fois pris et perdu le pouvoir dans l’histoire des États-Unis.
En 1791, après la mort de Benjamin Franklin qui s’y était fermement opposé, Alexander Hamilton, alors Secrétaire du Trésor, crée la première banque centrale américaine dotée du pouvoir d’émettre la monnaie. À l’image de la Banque d’Angleterre, la première Bank of the United States est possédée à 80 % par des capitaux privés, dont le premier actionnaire est Nathan Rothschild, à l’époque le plus puissant financier au monde. Hamilton a essuyé l’opposition farouche de Thomas Jefferson, aux yeux duquel la Banque favorise les intérêts financiers et commerciaux de la côte Est au détriment du reste du pays, tout en ne respectant ni l’esprit ni la lettre de la Constitution.
Supprimée en 1811 par le Congrès, cette banque est réinstituée en 1816 par le président Madison, à l’issue de la deuxième guerre anglo-américaine. Puis elle est à nouveau supprimée par le président Jackson en 1832, suite à une lutte sans merci contre le banquier Nicholas Biddle. Trente ans plus tard, le président Lincoln finance la guerre civile via l’émission de dette par le Trésor américain, utilisant ce pouvoir monétaire alloué au Congrès par la Constitution. Il refuse les capitaux avancés par une Bank of England jugée trop proche du commerce des matières premières d’un Sud aristocratique et esclavagiste. Après son assassinat (1865), le système monétaire de Lincoln est graduellement aboli.
En 1908, sous le choc d’une « panique financière » où JP Morgan a joué un rôle de premier plan, le Congrès donne au sénateur Aldrich, beau-père de John D. Rockefeller Jr., le mandat de réformer le système monétaire américain. Il en sort la Federal Reserve (Fed), qui voit le jour en 1913 sous le contrôle de Benjamin Strong, homme de la banque JP Morgan. C’est le président Wilson, démocrate, qui promulgue le Federal Reserve Act.
Sous le contrôle de la Fed, les États-Unis connaissent une période de dérégulation financière et de spéculation, mais aussi de grande inégalité, jusqu’à la crise de 1929 qui voit s’effondrer l’économie du pays (le PIB baisse de 43 %). Cette crise mène à un nouveau renversement des pouvoirs, quand le président Roosevelt recadre fortement la finance, notamment avec le Glass-Steagall Act en 1933 (4).
Après 1945, la finance américaine manœuvre pour contourner puis s’affranchir progressivement des contraintes du Glass-Steagall Act, en prônant la dérégulation du marché. Cette période est aussi celle de l’Empire américain, dont la structure fondamentale est la projection à l’échelle du monde des grands monopoles de l’aristocratie US, à commencer par le capital et le pétrole.
Fin 1999, c’est un autre démocrate, Bill Clinton, qui abolit formellement le Glass-Steagall Act, marquant la revanche de l’aristocratie et le départ d’une nouvelle période de dérégulation financière. Comme dans les années 20, cette exubérance financière mène à une crise en 2007 qui provoque la récession dont nous ne sommes pas encore sortis.
Depuis 2008, afin de masquer pour un temps les conséquences de la crise, la Federal Reserve se lance dans une politique d’assouplissement monétaire, expérimentation sans précédent par son ampleur et sa dimension mondiale. Elle lance les marchés financiers, mais aussi l’État américain, dans une course à la liquidité potentiellement mortelle pour la crédibilité et la suprématie du dollar.

L’APPROPRIATION AUJOURD’HUI DE LA DÉMOCRATIE PAR L’ÉLITE
La loi du plus fort ou du plus riche est la seule loi quand le pouvoir politique ne défend pas l’intérêt général.
En janvier 2010, la décision de la Cour suprême (5) d’autoriser les entreprises à financer les campagnes électorales permet à l’argent, plus que le peuple, de contrôler le pouvoir politique. Beaucoup d’Américains considèrent que la démocratie devient un formalisme sans substance.
De nombreux politiques mentionnent clairement le contrôle que l’argent exerce sur la politique, contrôle qui va bien au-delà de la simple influence : « Aujourd’hui, les États-Unis sont devenus une oligarchie, la corruption politique illimitée constitue le fond même du processus de nomination du président, ou même de l’élection d’un gouverneur ou d’un membre du congrès. […] Ainsi avons-nous assisté à une entière subversion de notre système politique, qui est devenu un moyen pour ses financeurs d’obtenir un retour sur investissement » (Jimmy Carter, 2015).
De telles déclarations sont très courantes, et de nombreuses personnalités de premier plan mentionnent clairement à quel point une certaine oligarchie possède le pouvoir politique.

VERS UNE NOUVELLE RÉVOLUTION AMÉRICAINE ?
Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis n’est en rien une nouveauté. C’est la répétition du combat du président Jackson contre la Bank of the United States, ou bien de celui du président Roosevelt contre JP Morgan. Pourtant cette fois-ci, la lutte a des proportions bien plus formidables.
Comme nous l’avons dit, ce pays a déjà vu plusieurs fois la démocratie et l’aristocratie alterner au pouvoir, et chaque alternance fut à sa manière une révolution.
Une alternance est-elle possible à court ou moyen terme ? Ce qui est certain, c’est que la tendance est à l’augmentation des tensions sociales, et donc à l’accélération de l’histoire. Voici les scénarios possibles d’évolution à moyen terme :
1/ Rien ne change. Les tendances économiques se maintiennent. L’aristocratie consolide son contrôle sur les institutions démocratiques. Grâce à son pouvoir monétaire, elle maintient à flot son système financier, quitte à ruiner la substance économique du pays. Elle divise le peuple pour régner, et détruit toute forme d’opposition démocratique. Ce scénario correspond probablement à la victoire d’Hillary Clinton
2/ Moins probable, l’élection d’un autoritaire, bénéficiant du rejet de la classe politique. Il abaisse à la fois l’aristocratie et la démocratie à son profit. Tout peut alors arriver. Cela peut être une étape vers un renouveau démocratique, ou bien vers le pire. À court terme, c’est un coup dur au principe démocratique dans le monde
3/ Dernier scénario, le moins probable depuis la défaite de Sanders : un nouveau Roosevelt vient dompter l’aristocratie. Soutenu par un mandat démocratique clair, il lance un grand remplacement de la classe dirigeante, régule la finance et restructure l’économie sur la base d’une plus grande justice sociale, à l’image du New Deal. Une telle alternance aurait des conséquences géopolitiques majeures, car l’empire est la chose de l’aristocratie, alors que la démocratie est plus isolationniste. Un président démocratique serait probablement à l’Empire américain ce que Gorbatchev fut à l’Union soviétique.

Thomas Hude

(1) Source : US Bureau of Labor statistics.
(2) US Bureau of economic statistics.
(3) Emmanuel Saez.
(4) Cette mesure instau­re notamment l’incompatibilité entre les métiers de banque de dépôt et de banque d’investissement.
(5) Citizens United v. Federal Election Commission.

© LA NEF n°285 Octobre 2016