Parlement européen à Strasbourg.

Europe : le grand malentendu

Deux auteurs britanniques ont publié un essai sous-titré « l’histoire secrète de l’UE » qui vient d’être traduit en français. Ouvrage imparfait mais riche d’informations sur les tares de « la construction européenne » que l’on impose aux peuples. Analyse.

Au soir de sa vie, Jean Monnet livrait à son biographe de terribles doutes : « Ne devons-nous pas la paix plutôt aux États-Unis ? La croissance a-t-elle quelque chose à voir avec le Marché commun ? La Communauté européenne n’est-elle pas trop étroite pour le monde ? » S’il observe l’actuelle désintégration européenne, de là où Mitterrand a fait transférer ses cendres – ultime ironie : au Panthéon des « hommes, la patrie reconnaissante » – qui sait si l’inspirateur est pris de remords ou de regrets ? Moyennant une lecture fouillée de cette histoire qui commence en 1920 et s’achève en Brexit, C. Booker et R. North livrent un récit très anglais des innombrables dissimulations qui ont maintenu les Européens et leurs gouvernements dans l’ignorance de ce qui se faisait, et se défaisait, en leur nom (1). De la généalogie filandreuse de l’idéal supranationaliste jusqu’au coup de force de Lisbonne, ils racontent les petites manœuvres des « pères fondateurs », de la Commission, des juges, des Américains pour pousser à la fédéralisation européenne, les crises dites « bénéfiques », les méthodes pour faire plier les chefs d’État et les puissances privées qui écrivent la loi européenne.

DU GOUVERNEMENT DES HOMMES À L’ADMINISTRATION DES CHOSES
Après la Grande Guerre, on cherche la route d’une paix perpétuelle. On relit Dante, Saint-Pierre, Saint-Simon, Kant et Proudhon. À côté des utopies supranationalistes, progresse l’idée raisonnable du rapprochement et de la coopération des nations souveraines. Jean Monnet est alors le jeune sous-secrétaire de la Société des Nations (SDN). Exportateur d’alcool, banquier, négociateur international, c’est un pacifiste, amoureux de l’Amérique. « Il fait un excellent cognac. Dommage, cette activité ne lui suffit pas », soupirera de Gaulle. Monnet vit entre avions et hôtels, se pense en nomade attalien et rêve l’Européen du futur – vous, moi – à son image : déraciné, désaffilié, pacifié. Il aime la France comme l’aime de nos jours la classe politique : il a le patriotisme paysager. Il rêve d’un monde sans frontières, sans nations et sans Politique, où les gouvernements cèdent la place à une administration rationnelle. Monnet est à la géopolitique ce que Le Corbusier est au même moment à l’urbanisme : un architecte de la table rase habité par une vision glacée, géométrique et fonctionnelle du monde futur. En 1920, l’Europe de Monnet est un projet moderne. C’est son collaborateur Arthur Salter qui lui en souffle les contours, dans un essai où il propose de fédéraliser le continent à l’image des Allemagnes au XIXe siècle, un marché commun, un Secrétariat surplombant les États et leur morcellement en régions. Monnet sait se lier d’amitié avec ceux qui servent ses plans.
Union ou unification, association des souverainetés ou fusion supranationale, confédération ou fédération, politique ou idéologie, de Gaulle-Churchill ou Monnet-Schuman : les deux modèles européens opposés ne cesseront de s’affronter, jusqu’à ce que le traité de Maastricht, en 1992, tranche clairement en faveur du second. La pureté des intentions des fondateurs ne saurait être salie de ce que le rêve supranationaliste fût aussi celui de leurs ennemis : Goebbels l’avait inscrit au programme du parti nazi en 1926, Ribbentrop proposait la monnaie unique et l’union douanière, Stefani et Mussolini prônaient une « union européenne dépassant les nationalités » et les intellectuels de Vichy convaincus que « le temps des patries est fini » proposaient l’Europe fédérale. Celle qui allait se reconstruire après la capitulation allemande serait, heureusement, d’un autre tonneau : respect retrouvé des frontières, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et droits de la personne humaine. Churchill relance l’idée de la paneurope imaginée par Coudenhove-Kalergi, sur une base intergouvernementale et sans le Royaume-Uni. Ce sera l’âge d’or de l’inter-gouvernementalisme avec la création de l’ONU, du FMI, du GATT et du Conseil de l’Europe.
Mais à Washington, on veut davantage. Depuis le premier conflit mondial, l’Amérique cherche un moyen de s’arrimer la vieille Europe. Les personnages les plus influents des affaires et de l’administration Roosevelt poussent, au sein du Council on Foreign Relations financé par Rockefeller, à la fusion des États européens. Après-guerre, ils conditionnent même l’aide du Plan Marshall à la création d’une Europe fédérale. L’OECE, malgré ces efforts américains relayés par Monnet et Spaak, ne sera finalement pas dotée de pouvoirs supranationaux. Le lobbying se poursuit à travers le Comité américain pour une Europe unie (ACUE) qui fait transiter des aides de la CIA et de fondations privées vers des personnalités, journaux et organisations européistes (le Mouvement européen reçoit 4 millions de dollars jusqu’en 1960). De son côté, Monnet prépare son offensive. Il conçoit jusqu’à neuf brouillons successifs du fameux Memorandum. Hors le chancelier allemand et le secrétaire d’État américain, personne n’est vraiment informé à Paris ou à Londres de ce qui se produira le 9 mai 1950, dans le salon de l’Horloge. Ce jour-là, le ministre Schuman donne lecture du plan Monnet pour la première communauté européenne. Ici commence la lente et silencieuse révolution des « réalisations concrètes créant une solidarité de fait », c’est-à-dire de l’irréversible.

UN « COUP D’ÉTAT AU RALENTI »
Dissimulation des buts, « petits pas » sans retour, chaque problème posé par l’intégration étant censé trouver sa solution dans davantage d’intégration : ainsi marche l’engrenage réalisant ce « coup d’État au ralenti ». Avec une armée d’historiens, de politiciens et de journalistes subventionnés par la Commission, le « Projet » ne se contente pas de tracer l’avenir mais pour créer son « mythe » doit réécrire le passé. Il fait donc remonter ses origines à 1945 et non à 1920, passant Salter à la trappe, prétend avoir lui-même mis fin aux guerres européennes et se proclame « moderne ». Il présente Monnet comme le visionnaire pur, Spinelli comme le chantre de la démocratie européenne (oubliant son projet de dictature révolutionnaire pour l’établir) et Schuman comme un brave démocrate-chrétien héraut de la paix perpétuelle (oubliant qu’il vota les pleins pouvoirs à Pétain, fût sauvé de l’indignité nationale par de Gaulle, auquel il s’opposera en se remettant entre les mains de Monnet).
Quoiqu’on pense de cette lecture iconoclaste, l’air frais d’outre-Manche sur nos certitudes continentales déjà fort ébranlées par le réel ne saurait nous faire de mal. On regrette que les auteurs cèdent à un tropisme anti-français trop facile, par exemple en ramenant le « non » gaullien à l’entrée du Royaume-Uni à un réflexe protectionniste ou en faisant de Monnet un nationaliste qui s’ignore, lui qui offrit de brûler son passeport diplomatique français le jour où il en recevait un de la CECA. Nous sommes, aux yeux des Anglais, des arrogants sournois tirant la couverture européenne à eux. Hors de France, on n’aperçoit guère que, sous notre pellicule de chauvinisme, une forme de haine-de-soi en tant que nation et civilisation mine la société de l’intérieur depuis le milieu des années 70 et constitue chez nous la trame invisible du discours dominant et des programmes scolaires.
Faute d’analyse plus fine, l’ouvrage laisse sur sa faim. Personne n’ose s’avancer sur les ressorts profonds qui conduisent les Européens à accepter de s’abolir eux-mêmes, au prétexte de dépasser leurs différences et d’ouvrir leurs portes sans limite, phénomène sans précédent ni équivalent dans le monde. Déresponsabilisation totale des individus de la société postchrétienne, rongée par la fin du courage ? Rêve infantile du paradis perdu de l’unité humaine originelle ? Désespoir nietzschéen de deviner qu’aucun Salut n’est à attendre de la technologie, du marché ni des human rights ? Il est remarquable que l’enthousiasme européiste ait saisi d’abord les partis et courants de pensée, de droite et de gauche, qui s’étaient précisément compromis, par attentisme, conviction ou carriérisme avec les idéologies totalitaires. Jamais Churchill et de Gaulle qui eux se dressèrent immédiatement et viscéralement contre Hitler n’auraient eu l’idée saugrenue de bâtir l’Europe sans les peuples. L’idéologie supranationaliste, en Allemagne comme en France, apparaît comme une recherche éperdue de rédemption. L’utopie de rechange de ceux qui veulent camoufler celles auxquelles ils avaient autrefois cédées. Les cités bétonnées et inhumaines nous ont guéris de la vision radieuse de Le Corbusier, nous construisons autrement et restaurons nos vieilles maisons. Le désir de paix lui-même commande de restaurer nos États et nos nations, de construire l’Europe autrement, de renouer les fils de la grande civilisation qu’elle fût et retrouver le cœur de ses peuples. Aurons-nous assez de courage et de temps ?

Christophe Beaudouin

(1) Christopher Booker, Richard North, La grande dissimulation, préface de Jacques Sapir, L’Artilleur, 2016, 840 pages, 27 €.

© LA NEF n°285 Octobre 2017