Les débats dans l’islam

L’analyse critique du Coran est close depuis le XIe siècle, empêchant toute évolution de l’islam. Des voix commencent à se faire entendre dans le monde musulman pour changer les choses.

Dans le domaine de l’islamologie, l’époque actuelle est intellectuellement stimulante grâce au foisonnement de découvertes récentes, fruits des recherches de spécialistes de diverses disciplines qui n’hésitent pas, sur des bases solides, à remettre en cause la véracité des versions transmises depuis des siècles par la tradition musulmane. Autrement dit, des critiques scientifiques voient enfin le jour. Certes, leurs auteurs ne sont pas musulmans, ce qui, pour l’heure, en atténue la portée (1). Mais ces travaux devraient ouvrir des perspectives utiles à ceux qui, parmi les plus lucides des disciples de Mahomet, cherchent sincèrement une issue à la gravité de la crise dans laquelle se débat aujourd’hui l’Oumma (la nation de l’islam). Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent d’ailleurs dans ce sens, entre autres chez des musulmans francophones.
Ainsi, le 22 janvier 2015, Ghaleb Bencheikh, responsable de l’émission « Culture d’islam » sur France-Culture, écrivait sur son site refonder-pensee-theologie-islam : « Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage, plus qu’un aggiornamento, plus qu’un rafistolage, c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut en appeler. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre […]. Il n’est plus possible de pérorer que l’islam c’est la paix, l’hospitalité, la générosité. Ç’en est devenu insupportable. Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de s’affranchir des clôtures dogmatiques. » Pour sa part, le philosophe Abdennour Bidar, dans une conférence donnée à Rabat (Maroc) en 2015, appelait à rompre « la relation esclavagiste » vis-à-vis de Dieu (2).
Tous deux touchent du doigt le point décisif car le blocage de la pensée résulte en effet du rapport que les musulmans entretiennent avec le Coran « incréé », dogme qui s’imposa au terme de discussions doctrinales et de violences ayant agité l’Oumma à partir du IXe siècle, dans les débuts de la dynastie abbasside établie à Bagdad. Là, sous l’impulsion d’intellectuels marqués par la philosophie grecque, naquit un courant de pensée rationalisant, appelé motazilite (du mot arabe motazil = « qui s’isole »). Pour ses adeptes, le Coran devait être considéré comme le vecteur créé de la Révélation de Dieu, ce qui laissait place à la raison, à la responsabilité et au libre arbitre pour saisir la sagesse du Créateur et déterminer la valeur des actes humains, et amoindrissait donc la soumission passive à l’arbitraire divin.
Ce faisant, les motazilites s’opposaient à Ibn Hanbal, fondateur d’une école juridique littéraliste dont s’inspirent encore aujourd’hui certaines législations musulmanes, comme celle du wahhabisme, l’idéologie officielle de l’Arabie Séoudite. Le calife Mamoun (813-833), personnalité éclairée, chercha à imposer par la contrainte le motazilisme, qu’il soutenait lui-même, mais il se heurta à de vives résistances dont tinrent compte ses successeurs. Et l’un d’eux, Moutawakkil (847-861), décréta cette doctrine hors-la-loi, initiative qui préluda à la « fermeture de la porte de l’ijtihad » (interprétation innovatrice) décidée en 1029 par le calife Qadir (992-1031).

UNE PENSÉE VÉROUILLÉE
Depuis lors, la pensée islamique est verrouillée, tout au moins dans le sunnisme, très majoritaire au sein de l’Oumma, car le chiisme, moins légaliste, possède en soi des clés d’ouverture. Appliquer au Coran un traitement exégétique comparable à celui qui est admis par l’Église pour la Bible et qui implique la recherche de sources humaines, historiques ou littéraires à travers l’archéologie, la philosophie ou la linguistique (comment analyser « la » langue divine ?) est resté impossible jusqu’à présent.
Le livre saint de l’islam est pourtant loin d’être clair : tous les sujets s’entremêlent, et se contredisent parfois, dans des sourates et versets dont le classement n’a pas retenu pour critère l’ordre thématique ou chronologique mais celui de longueur décroissante. En outre, les passages les moins acceptables, ceux où on lit que Dieu ordonne de tuer, d’humilier, de pratiquer le talion, etc., sont les plus tardifs (datés de Médine) et sont donc réputés abroger les plus anciens (datés de La Mecque), en vertu d’une liberté que Dieu lui-même se donne (Coran 2, 106).
La position classique a été réaffirmée il y a cinq ans par Ahmed El-Tayyeb, le grand imam d’El-Azhar, institution égyptienne qui jouit d’un large rayonnement dans le monde sunnite. « La lecture historique ne peut s’accorder à l’esprit du Coran qui est un texte divin, absolu, valable pour tous les temps et tous les lieux. C’est ce qu’on appelle le miracle inimitable du Coran » (3). En l’absence de magistère représentatif doté d’un pouvoir d’interprétation authentique, c’est pourtant vers El-Azhar que se tournent beaucoup de regards, à commencer par le président égyptien, le maréchal Sissi, qui, dans un discours d’une audace sans précédent prononcé en son sein le 28 décembre 2014, a exhorté ses auditeurs à expurger la religion de sa dimension idéologique.

Annie Laurent

(1) Signalons une exception récente : Les derniers jours de Muhammad, de Hela Ouardi, Albin Michel, 2016, que nous présentons en p. 38 de ce numéro.
(2) L’Économiste, Casablanca, 29 mai 2015.
(3) Le Temps, Genève, 22 janvier 2011.

© LA NEF n°283 Juillet-août 2016