Simon Leys : voyageur entre deux rives

Une belle biographie est l’occasion de revenir sur Simon Leys (1935-2014), sinologue de premier plan et esprit aussi attachant que libre.

J’emprunte le titre de cet article à Philippe Paquet, sinologue et journaliste belge, qui vient de consacrer une biographie remarquable, et pas seulement par son style et son érudition, à son ami Simon Leys (1). Au début 2014, un silence fort gêné avait entouré la mort de l’éminent sinologue et écrivain d’origine belge. Il faut dire qu’il avait beaucoup à se faire pardonner, surtout en France : Belge, anti-maoïste de la première heure, catholique solidement convaincu, aristocrate de la culture, voyageur enraciné, tout faisait obstacle à ce que les médias fassent de lui l’une de ces idoles à encenser à l’heure de leur mort. Quant au monde catholique, n’en parlons même pas.
La Belgique catholique ressemble à peu de choses près aujourd’hui aux zones industrielles du Nord ou de Lorraine. De grandes coquilles vidées de leur substance. Un glorieux passé englouti. Un univers écroulé où des syndics de faillite à la foi brumeuse administrent sans états d’âme des soins palliatifs aux derniers Mohicans. Il n’en était rien le 28 septembre 1935 (jour de naissance supposé de Confucius !), lorsque naît à Anvers Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, dans l’une de ces familles nombreuses et entreprenantes de la bourgeoisie catholique. Il y trouva le cadre solide et porteur où ses goûts pour la lecture, la peinture et la nature purent s’épanouir. Destiné au Droit, il rejoignit naturellement l’Université de Louvain. Celle-ci était encore, à la fin des années 50, l’un des phares du monde intellectuel catholique. Des étudiants du monde entier y apportaient un souffle du large. À cela s’ajoutèrent de bonnes fées qui se penchèrent sur le berceau intellectuel du jeune Pierre, deux de ses oncles en particulier. L’un, ancien gouverneur du Congo, lui donnera le goût des voyages et de la découverte des hommes, et l’autre, sommité mondiale dans le domaine de l’épigraphie orientale, y ajouta rigueur scientifique et modestie souriante. Rien, pourtant, en apparence, ne le destinait à sortir du chemin balisé.

DÉCOUVERTE DE LA CHINE
À quoi tiennent les vocations ! Nul ne saura qui, en 1955, décida d’inclure le jeune étudiant en Droit dans la délégation universitaire invitée par le gouvernement chinois en mal de légitimité internationale. C’est ainsi qu’à dix-neuf ans, Pierre Ryckmans débarqua à Pékin pour un séjour au cours duquel le groupe rencontra le Premier Ministre Zhou Enlaï. Les Chinois se faisaient un ami et un admirateur fervent, les maoïstes un adversaire impitoyable. Nul n’en savait rien, bien entendu, à l’époque. Il n’empêche, frustré de ne pouvoir entrer que superficiellement dans le monde qu’il venait de découvrir, le jeune homme se mit immédiatement à l’étude de la langue chinoise. De fil en aiguille, par les hasards de la vie, il y consacrera toute son existence, de Louvain à l’Université de Canberra en Australie.
C’est seulement en mai 1983 que le public français le découvrit. Bernard Pivot, célèbre – mais prudent – animateur de l’émission Apostrophes, avait convoqué quelques auteurs autour du thème : « Les intellectuels face à l’histoire du communisme ». Depuis son séjour à Hong Kong et à Pékin, non content d’explorer la culture chinoise traditionnelle, et en particulier sa peinture, Pierre Ryckmans avait été forcé de devenir témoin de son histoire contemporaine. Son catholicisme l’avait vacciné contre les sirènes communistes, son amour du pays et son contact direct avec des témoins lui donnaient un regard acéré sur la réalité de ce qui se passait derrière le rideau de bambou. Il dit avoir vu les cadavres charriés par le fleuve jusque sur les rives de la colonie. Il publia donc, sous le pseudonyme de Simon Leys, une série d’articles où il déchiffrait les événements, hors des mensonges de la propagande et de l’aveuglement des maolâtres. Un recueil publié, non sans mal, à Paris, déclencha immédiatement la tempête. Un homme seul, quasi inconnu hors des cercles universitaires, se permettait de renverser les idoles et de crier son indignation face à la tyrannie et au mensonge porté au paroxysme dans la soi-disant « Révolution » soi-disant « culturelle ». Les Habits neufs du président Mao, allusion transparente à la fable d’Andersen, fut un best-seller mondial. Simon Leys n’était ni le seul, ni le premier, mais son livre fit date. Le marigot maoïste parisien ne trouva rien de mieux que de livrer en pâture l’identité de l’auteur, lui interdisant ainsi de remettre les pieds dans le pays, vilenie bien caractéristique des usages de la secte. Les sinologues se pincèrent le nez. Rien n’y fit. Là où les Beauvoir, Barthes, Kristeva, Sollers, Peyrefitte et tous les dévots qui avaient fait, non le « voyage à Berlin », mais l’identique et honteux « voyage à Pékin », auraient dû comparaître pour collusion avec le totalitarisme, une communiste italienne, Maria-Antonietta Macchiochi, paya pour cette clique indifférente aux millions de victimes. « Je pense que les idiots disent des idioties. Comme les pommiers produisent des pommes », déclara le sinologue sans s’embarrasser, avant d’ajouter : « Ce livre est stupide, c’est le plus charitable que l’on puisse en dire… si ce n’est pas une stupidité, alors c’est une escroquerie, ce qui est beaucoup plus grave. » Quelque chose venait de briser, de l’ordre de la religion, sous les yeux ahuris de l’animateur vedette. Les mao-spontex et autres gardes rouges sans repentance du Quartier Latin ayant intégré ensuite conseils d’administration et ministères, nous n’avons plus idée du choc.
Après ce coup d’éclat, Simon Leys retourna paisiblement aux antipodes, poursuivre ses chères études de sinologie classique, sans s’y enfermer, génial touche-à-tout, aussi à l’aise comme essayiste et critique littéraire que comme calligraphe, sorte de Tintin « à la ligne claire » du monde des lettres.

LA FOI DE SIMON LEYS
Pierre Ryckmans n’a jamais fait étalage de sa foi. Il était trop pudique et bien élevé pour cela. Il se disait simplement « catholique traditionnel […] depuis toujours ». Il n’hésita pas à monter au créneau, dans la prestigieuse New York Review of Books, comme Stevenson défendant le père Damien (document traduit par Leys), pour venir à la rescousse de Mère Teresa, ignoblement attaquée dans la presse anglo-saxonne par un athéiste professionnel, avec cette verve qui transpercerait poliment mais lucidement ses adversaires, à la manière de Lu Xun († 1933), l’écrivain qu’il admirait tant ou son double européen, tout aussi admiré, George Orwell. S’était-il interrogé sur l’évangélisation des habitants du pays d’origine de son épouse chinoise, catholique convaincue elle aussi ? Il est bien dommage qu’il ne se soit pas exprimé là-dessus.
On ne peut terminer cet hommage (trop !) tardif rendu à Simon Leys sans évoquer son amour de la mer. Amour pratiqué et vécu, dans des voyages autour du monde et la pratique de la voile apprise aux Glénans. En témoignent à la fois un curieux ouvrage : Le naufrage du Batavia, et une originale (au moins dans le monde francophone) anthologie littéraire maritime : La Mer dans la littérature française de François Rabelais à Pierre Loti (2003), comme par hasard quasiment introuvable aujourd’hui. Incorrigibles Français, il faut que ce soit un Belge qui vous invite à aimer la mer !
Simon Leys, même oublié en Europe, ne cessa jamais d’être un trublion. En témoignent les propos qu’il tint, le 18 novembre 2005, à l’occasion de sa réception comme docteur honoris causa de l’Université de Louvain, en forme de bref testament intellectuel. Son sujet était, comme il se doit, la culture, l’université, en des temps bien malheureux où la vie intellectuelle n’est plus qu’une technique destinée à monter dans la hiérarchie des entreprises : « Si l’exigence d’égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre – qui est celle de la justice sociale –, l’égalitarisme devient néfaste dans l’ordre de l’esprit, où il n’a aucune place. La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour – ni la grâce de Dieu. […] Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie en politique ; mais, dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste. »
Cet homme libre, enraciné et universel, nous manque.

Abbé Hervé Benoît

(1) Philippe Paquet, Simon Leys. Navigateur entre deux mondes, Gallimard, coll. « La suite des temps », 2016, 700 pages, 25 €.

© LA NEF n°285 Octobre 2016