Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus béatifié

Au moment même où ont été créés 17 nouveaux cardinaux à Rome, le 19 novembre 2016, la ville d’Avignon a célébré une béatification et renoué avec sa tradition de ville pontificale (1). Le cardinal Amato, Préfet de la Congrégation pour la Cause des Saints, a béatifié le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967), humble fils du Rouergue, carme déchaux de la Province d’Avignon-Aquitaine et fondateur de l’institut séculier Notre-Dame de Vie dont la maison mère se trouve à Venasque, près de Carpentras.

Henri Grialou est né au Gua (Aveyron) en 1894 dans une famille pauvre et profondément croyante. Le service militaire prolongé par la Grande Guerre l’éloigne du Séminaire de Rodez de 1913 à 1919 : des années fondamentales où il se comporte en héros et développe la sollicitude qui fera de lui un grand pasteur attentif à la souffrance des autres. Depuis 1909, il chemine aux côtés de la petite Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, du carmel de Lisieux, dont les écrits orientent sa vocation vers la vie religieuse. En 1922, trois semaines après son ordination sacerdotale, il entre au noviciat des Carmes Déchaux. Les années 1922 à 1937 sont celles de l’enracinement carmélitain. Il prêche beaucoup dans les carmels, propage la « petite voie » thérésienne universellement sanctionnée par la béatification (1923) et la canonisation (1925) de la jeune carmélite. Il enseigne aussi la doctrine de saint Jean de la Croix, déclaré docteur de l’Église en 1926, tout en exerçant la charge de prieur des couvents de Tarascon, Agen et Monte-Carlo (1928-1937). Des conférences publiques consacrées à l’oraison et qui fourniront la trame de son maître ouvrage Je veux voir Dieu (publié en 1949) lui valent d’accueillir dès 1929 trois institutrices du Cours Notre-Dame de France de Marseille à la recherche d’une voie de sanctification dans le monde. Ce sera l’embryon du futur institut Notre-Dame de Vie installé à Venasque en 1932 puis érigé au titre d’institut de droit diocésain en 1937.
De 1937 à 1955, le Père exerce la lourde responsabilité de définiteur (c’est-à-dire conseiller) du Père Général des Carmes. Ce sont les années romaines. Son grand sens ecclésial, son amour de l’Ordre du Carmel vont amplifier son rayonnement apostolique puis confirmer et nourrir ses intuitions spirituelles de carme, de fondateur et d’inlassable prédicateur de retraites et conférences. Il se dépense sans compter pour les carmélites du monde entier, favorise l’expansion de son Ordre religieux (en Orient notamment) et développe un véritable magistère spirituel autour de l’oraison, telle que la concevait sainte Thérèse d’Avila : un « commerce intime d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu dont nous savons qu’il nous aime » (2). Une éminente vie mystique l’unit à la personne du Saint-Esprit, son « ami » auquel il consacre le fond le plus original de sa pensée. En 1947, Notre-Dame de Vie obtient sa reconnaissance comme institut séculier : un des premiers de l’Église, quelques mois après la constitution apostolique Provida Mater de Pie XII (2 février 1947), acte de naissance officiel de cette toute nouvelle forme de vie consacrée.
Le Père Marie-Eugène rentre en France en 1955. Jusqu’à sa mort, il va exercer des charges de gouvernement dans sa province d’Avignon-Aquitaine (Provincial de 1957 à 1960 puis de 1963 à 1967), d’assistant des fédérations des carmélites de France (1956-1967), de directeur des Éditions du Carmel (1955-1966), de rédacteur en chef de la revue Carmel (1955-1960) tout en accompagnant le développement considérable de l’institut Notre-Dame de Vie jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Les derniers mois du Père Marie-Eugène sont très douloureux et le conduisent à une sorte d’anéantissement total. Il confie à son entourage : « Je suis un pauvre homme […] Si l’on parle de moi, il faudra dire que je suis pauvre, simple et que j’ai souffert. » Il meurt le Lundi de Pâques 1967, un 27 mars, quelques heures après avoir murmuré : « Pour moi, je m’en vais vers l’étreinte de l’Esprit-Saint. »
L’Église fut la vie du Père Marie-Eugène qui nous rappelle que la radicalité du Carmel consiste à rendre visible le mystère de l’Église dans ce qu’il a de plus caché, à savoir sa fécondité mystérieuse et apostolique. C’est un appel universel à la sainteté qui préfigure Vatican II. Dans cette perspective, la vocation du témoin, de l’apôtre doit être conçue comme une collaboration à l’œuvre du Saint-Esprit : une « emprise », comme il se plaît à le répéter, qui doit s’étendre à tous les niveaux de la société, dans tous les milieux et tous les états de vie de notre monde moderne.
Maître spirituel, le Père Marie-Eugène est un spécialiste reconnu des grands auteurs mystiques du carmel, notamment sainte Thérèse de Jésus dont il a synthétisé la pensée dans une somme unique de la vie spirituelle : Je veux voir Dieu (3). Il a aussi beaucoup commenté sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, saint Jean de la Croix mais, en bon carme, c’est avant tout une figure de type élianique, articulant harmonieusement l’amour de la solitude, de la prière silencieuse et un bel élan missionnaire. Ce dont le Livre des Rois nous donne un exemple saisissant à travers la vie du prophète Elie, Père des Carmes.

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En béatifiant le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967), carme déchaux, le 19 novembre dernier, la Sainte Église entend mettre à l’honneur le trésor de la spiritualité du Carmel dont le rayonnement, loin de se limiter au seul ordre carmélitain, se présente comme un appel universel à la sainteté. La vie et l’enseignement du nouveau bienheureux font écho à cet appel et traversent toute son œuvre d’auteur spirituel, de prédicateur et de fondateur de l’institut séculier Notre-Dame de Vie.
Comme saint Jean de la Croix, le Père Marie-Eugène se propose d’aider les âmes tentées de s’arrêter sur les chemins escarpés d’une vie spirituelle conçue avant tout comme vie d’union au Christ : par l’oraison, la fidélité à la prière silencieuse et le service du prochain. Cet itinéraire a fait l’objet d’un commentaire précis et quasi systématique de l’œuvre de sainte Thérèse d’Avila – spécialement son traité du Château de l’âme – et constitue la trame du maître ouvrage du nouveau bienheureux, Je veux voir Dieu (4), publié pour la première fois en 1949. Il s’agit là d’une véritable somme de spiritualité traversée par un grand souffle ecclésial et puisée aux meilleures sources de la mystique carmélitaine.
Amour de l’oraison. Le Père Marie-Eugène nous propose l’oraison thérésienne comme base de la prière chrétienne enrichie de nombreux prolongements ecclésiaux. Selon sainte Thérèse de Jésus, « l’oraison est un commerce intime d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu dont nous savons qu’il nous aime » (Vie chap. 8). « En cette époque d’indifférence générale à l’égard de Dieu, où tout le monde cherche le paradis ici-bas, Dieu cherche des âmes partout, n’importe où, et il leur donne autant qu’elles espèrent. Plus que jamais, l’Amour veut se répandre » (Conférence 24 juillet 1932).
Fidélité à la prière silencieuse. La prière requiert du temps avant de devenir habitude et vie de l’âme. C’est avant tout un exercice de foi, une connaissance « certaine et obscure » (saint Jean de la Croix). « Jésus est mystérieux. Quand nous l’abordons, habituellement, il reste silencieux. Dans ce silence, quelles sont ses dispositions à notre égard ? Il nous le dit dans la parabole du Bon Pasteur : il nous voit avec son amour, il nous connaît, et bien qu’il reste silencieux, il sait parfaitement ce que nous sommes, ce que nous pensons, ce que nous aimons, ce que nous faisons. Cette connaissance du Christ doit être notre consolation » (Homélie 2 mai 1965). Le Père pourrait être qualifié d’homme « théologal », insistant sur l’expérience de la foi soumise aux purifications d’une prière persévérante. Chaque baptisé est appelé à devenir Dieu par participation et union d’amour. Par le déploiement de cette vie baptismale, nous sommes amenés à poser des actes divins lorsque nos actes de foi, d’espérance et de charité entrent en contact direct avec Dieu. Dans cette dynamique, le bienheureux Marie-Eugène avait un amour de prédilection pour la Vierge-Marie et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui n’ont cessé de croire dans la nuit d’une vie terrestre humble et dépouillée.
Témoignage de foi. Celui qui prie et touche Dieu par la foi est soumis à une obligation d’engagement, de rayonnement par ses actes de charité. C’est à la fois l’œuvre du Saint-Esprit et la conséquence d’une vie vertueuse qui se fait « mystique » par le fait même qu’elle s’ouvre aux dons du Saint-Esprit. Très curieux de nature, le Père Marie-Eugène a beaucoup travaillé la question des incidences de la vie mystique sur les facultés de l’homme (mémoire, volonté, intelligence). Il a participé à la grande aventure des Études Carmélitaines (5) qui ont creusé ces questions dans des perspectives pastorales renouvelées. Il a surtout développé une pensée personnelle autour du Saint-Esprit. « Il faut que nous croyions en lui comme à une réalité vivante, à une Personne vivante, intelligente, toute-puissante, comme à une personne qui sait ce qu’elle veut, qui fait ce qu’elle veut et qui sait où elle va » (Au souffle de l’Esprit p. 260). Dès lors, qu’il soit prêtre ou laïc, l’apôtre est un collaborateur du Saint-Esprit. Cette collaboration, dans l’Église, est une réalité indispensable. La grâce investit l’organisme psycho-spirituel de l’homme. Elle devient humaine tout en restant divine par son origine et sa finalité. Elle édifie l’Église. Prise sous cet angle, la pensée du Père Marie-Eugène a valeur de mystique apostolique.
Telles sont les grandes lignes du message du bienheureux. Elles reposent sur des intuitions spirituelles fortes vécues dans le cadre d’une vie religieuse exemplaire tout en restant compatibles avec les exigences de la vie dans le monde : une vie de témoignage assimilée au plein déploiement de la grâce baptismale. La fondation par le Père d’un des tout premiers instituts séculiers de l’Église en est une illustration éloquente.

Frère Louis-Marie de Jésus, ocd

(1) Sept saints ont été canonisés dans la Cité des Papes, dont Louis d’Anjou, Thomas d’Aquin sous Jean XXII en 1317 et 1322, et Yves de Tréguier en 1347 sous Clément VI.
(2) Autobiographie, chapitre 8.
(3) Aux Éditions du Carmel, réédité en 2014 et traduit en sept langues (1380 pages, 38 €).
(4) Les principaux écrits du Père Marie-Eugène ont été publiés aux Éditions du Carmel :
+ Je veux voir Dieu.
+ Au souffle de l’Esprit : prière et action (mystique apostolique fondée sur l’action du Saint-Esprit).
+ Jean de la Croix : Présence de lumière.
+ Ton amour a grandi avec moi : un génie spirituel, Thérèse de Lisieux.
+ La Vierge-Marie toute Mère.
(5) La célèbre revue se spécialisera dès 1931 dans les questions de psychologie religieuse.

© LA NEF n°287 Décembre 2016 et n°288 Janvier 2017