© Leo Scherrer

Richard Millet : le courage des mots

Richard Millet, éditeur, essayiste et romancier, vient de publier un nouveau roman (1), fort et puissant, prétexte pour rencontrer cet enfant terrible de la littérature française, honni par les représentants d’une époque qui ne supportent pas un langage intransigeant de vérité.

La Nef – Quoique tous vos textes soient de la littérature, vous revenez aujourd’hui au roman : demeure-t-il un genre nécessaire pour décrire le monde ?
Richard Millet – Je n’ai jamais abandonné le roman. Le dernier, Une artiste du sexe, ne datait que de 2013… Ce sont mes textes contre le roman international formaté, sans écriture, « goncourable », nobélisable même, donc politiquement correct, et qui se rêve en américain, qui ont donné l’impression que je ne voulais plus recourir à ce genre qui est loin d’avoir tout dit. On n’a jamais vraiment tiré la leçon de Proust ni de Claude Simon, par exemple… On refuse d’hériter, et on n’a plus cette ambition insensée qui a donné les grandes œuvres. Il me semble que le roman va là où le pamphlet ou le texte politique ne peuvent pas toujours aller : dans la complexité du monde, que seules permettent les descriptions, les rapprochements, les personnages, les digressions. Ceci dit, le geste du roman n’est pas séparable, pour moi, de celui du nouvelliste, comme en témoigne le recueil qui paraît en même temps que Province : Jours de lenteur (2), dans lequel j’interroge, d’une façon plus incisive, le même territoire provincial et les mêmes vies effondrées.

Muray, qui lui-même n’a jamais vraiment réussi un roman, disait qu’il s’agissait de décrire la fin du monde comme l’avènement de l’indifférenciation générale. Vous-même réussissez pourtant à faire vivre des personnages singuliers, comme venus de plus loin et qui même menacés, témoignent d’un monde qui n’est pas celui des hypermétropoles. Existent-ils encore ou votre travail n’est-il pas un effort – désespéré ? – de le faire advenir de nouveau à l’existence ?
Dès que vous quittez la boboïtude indifférenciée, c’est-à-dire que vous passez la frontière des proches banlieues, vous retrouvez la chair du monde et des gens singuliers, qui ont une histoire qu’il s’agit d’écouter car elle se situe au-delà du narcissisme contemporain. Un monde généralement pauvre, délaissé, méprisé. D’aucuns l’appellent périphérique, ce qui n’est pas mal vu, puisque le provincial et le rural sont voués à vivre en marge des métropoles, lesquelles peuvent être provinciales, mais qu’on préfère dire régionales, tant le mot « province » est dévalué, en France, et les provinciaux avec lui, les paysans étant, eux, l’impensé du monde nouveau, uniquement sommés d’être rentables comme techniciens de l’agriculture bruxellisée, soumise à la politique agricole commune. Ces gens gardent la singularité de ceux qui vont mourir. On n’écrit bien qu’à partir de ce qui meurt ou qui est parti… Ceci dit, il faut distinguer les métropoles régionales, qui ressemblent à Paris, des petites villes et des bourgades, où souffle encore l’esprit de la vieille province qui a donné à la France le meilleur d’elle. Quelque chose continue d’advenir, pour quelque temps encore, et mourra avec la littérature, comme la culture européenne est morte des suites de la rencontre des idéologies de 68 avec le cynisme spectaculaire de l’hypercapitalisme.

Province : le titre est un programme. Est-ce une France que vous opposez à une autre ?
La province, si elle un conservatoire de « types » romanesques et d’histoires secrètes, est néanmoins en train de mourir par assèchement démographique, culturel, économique. La sous-préfecture corrézienne d’Ussel qui m’a servi de modèle pour Province, et qui a vu naître la carrière de Chirac et celle de Hollande, est, comme toutes les petites villes, un simulacre de métropole : de la même façon que le roman, le cinéma, la pensée sont pris dans le mimétisme général et la fadeur de l’autocensure, de même la province meurt de ressembler à Paris, qui se provincialise, d’ailleurs, comme la France, au cœur du cauchemar mondialiste. Les problèmes sont les mêmes, notamment ceux du chômage, de l’immigration extra-européennne, de la destruction du système scolaire… Pas d’opposition entre deux France, donc, mais un effondrement mimétique…

Vous avez été victime de cabales dans le petit univers parisien, particulièrement celui de l’édition. Pourriez-vous néanmoins vivre, réellement, comme vos héros, dans cette « province » ? Y a-t-il là-bas, plus qu’ici, de quoi se nourrir intellectuellement, spirituellement ?
Je vis dans une banlieue de Paris qui est déjà la province. Je n’aime pas Paris, depuis longtemps devenue une ville touristique, sale, agressive, vulgaire. La province n’étant presque plus provinciale, car prise, elle aussi, dans l’immatérialité informatique, pourquoi vouloir vivre à tout prix dans cette capitale du XIXe siècle ? La capitale se trouve aujourd’hui là où je peux disposer de mon ordinateur, c’est-à-dire de tout et partout. Tant qu’à vivre en province, que ce soit dans une de ces petites villes oubliées du temps… Le temps devient si précieux, lorsqu’il échappe à la scansion urbaine, avec son cortège de nuisances, que je préfère l’ennui provincial à ce qui nous tue plus vite qu’on ne croit dans les métropoles qui « bougent ». Bouger de cette façon, quelle horreur ! Un signe de croix remue plus le monde qu’une élection au suffrage universel… La seule chose qui manque cruellement à la province, ce sont des prêtres. À l’enterrement de ma mère, nous n’avons eu droit qu’à un diacre. Quelle pitié…

On vous reproche une « obsession » de la question migratoire, du changement de mœurs par le changement de population. Cela apparaît en filigrane de votre récit, avec ces Turcs qui ont réussi dans la petite ville imaginaire d’Uxeilles, ou ces Maghrébins des faubourgs. Cette ville est-elle à comprendre comme un microcosme de la France en général ?
La question migratoire est, en vérité, l’obsession de tout le monde, et d’autant plus obsédante qu’elle est un objet de discours non seulement contradictoires mais aussi implicites. La province est autant touchée que les métropoles par, n’ayons pas peur des mots, contrairement aux bobos, une mauvaise immigration (dangereuse par le nombre comme par l’appartenance de bien des immigrés à une religion hostile au christianisme). Ce qui se passe à Ussel avec les Turcs, les Maghrébins, et maintenant des Tchétchènes, n’est pas isolé, et est assez semblable à ce qui a lieu dans toute l’Europe. Pourquoi ne pas dire simplement, comme je viens de le faire à ma femme de ménage, moldave, qu’il est plus naturel de privilégier les réfugiés chrétiens que d’introduire des loups dans une bergerie fort mal en point… Il m’a paru significatif de montrer la dimension de l’irréversible dans une petite ville oubliée du haut Limousin, alors que je n’avais jusque-là évoqué, pour cette région déshéritée, que des lieux très retirés, non encore touchés par l’immigration et l’urbanisation. C’est donc moins une « obsession » que l’infinie tristesse de voir un pays qui a décidé de ne plus être lui-même pour obéir aux diktats du capitalisme mondialisé et des perversions du multiculturalisme d’État.

Ce roman est aussi un roman de l’expiation – on songe à un certain Bernanos. Mais on a du mal à y trouver une espérance. Y en a-t-il une, et où est-elle cachée ?
Il y a beaucoup de notre faute, dans ce qui a lieu ; et notamment dans la propagation de l’indifférence, la résignation à l’inculture, le refus de tout héritage chrétien autrement qu’en sa version protestante : le remplacement de la faute et du châtiment par le psychologisme général en est un des signes. L’indifférence au sort des chrétiens d’Orient, également. Et aussi la haine de l’origine… Nous n’en finissons pas de choir ; et à cette chute originelle on a ajouté la déchéance civilisationnelle. On ne saurait tomber plus bas. L’espérance vient des individus, non de l’idéologie ni de la « tolérance ». J’ai toujours cru à la subversion du Mal par l’individu : héros, saint, ou le premier venu qui surgit comme la grâce, à l’instar de ce qui se passe dans la rencontre amoureuse. Plus modestement, je n’écrirais sans doute plus, moi qui suis l’objet d’une haine quasi générale, si je n’espérais pas que mes livres témoigneront, plus tard, ou même déjà, et qu’ils aideront certains à lire autrement les signes de l’inversion satanique à laquelle se sont rendus les falsificateurs con­temporains.

Propos recueillis par Jacques de Guillebon

(1) Province, Éditions Léo Scheer, 2016, 324 pages, 19 €.
(2) Jours de lenteur, Fata Morgana, 2016, 86 pages, 15 €.
À signaler également :
+ Richard Millet, Le sommeil des objets. Notes sur le rebut, Pierre-Guillaume de Roux, 2016, 184 pages, 18 €.
+ Sur l’œuvre de Richard Millet :
Richard Millet, Collectif, Éditions Léo Scheer, 2016, 312 pages, 10 €.
Lire Richard Millet, sous la direction de Mathias Rambaud, Pierre-Guillaume de Roux, 2015, 316 pages, 23,90 €.

© LA NEF n°287 Décembre 2016