L’utopie humanitaire et le christianisme

Les cauchemars du XXe siècle ne nous ont-ils rien appris ? Notre monde n’a pas fait le deuil de l’utopie et rêve toujours de s’affranchir de la condition humaine. La version présente est la doctrine humanitaire qui est certes quelque peu chahutée aujourd’hui mais n’en reste pas moins la doctrine dominante en Occident.
La promesse est celle-ci : à l’horizon se profile un nouveau monde qui résoudra le problème humain. Un monde sans frontière, sans violence, délivré du tragique, où chacun pourra vivre en citoyen du monde et individu autonome, où tous bénéficieront des magnifiques bienfaits de la science et de la technique. Le fait premier et fondamental est que l’homme est souverain et innocent. Il doit donc être délivré de la vieille morale qui fait de nous des pécheurs. La tolérance doit permettre à chacun de fixer et de suivre ses propres valeurs et, la prospérité aidant, à trouver son bien-être. L’inimitié entre les hommes n’avait d’autres sources que des idées fausses, elle est vouée à disparaître.
Elle disparaîtra avec la disparition des méchants. Car si tous les hommes sont innocents, certains en fait sont coupables. Ce sont les représentants ou les rescapés du vieux monde, les nostalgiques de l’ordre moral, les conservateurs, les réactionnaires, etc., dont les fautes, en isme ou en phobie sont irrémissibles. Corrélativement, les victimes par excellence sont clairement identifiées : les « minorités sexuelles », les femmes « libérées », les supposés « déviants », les musulmans, les migrants… La doctrine humanitaire pointe vers une division morale du monde : d’un côté les amis de l’humanité, de l’autre ses ennemis.
L’humanitarisme prêche l’amour de l’humanité et la compassion pour les (ou plutôt certains) malheurs du monde. En ce sens il peut apparaître sublime et enchanter des oreilles chrétiennes. Le cas le plus manifeste est celui des migrants. L’hospitalité inconditionnelle n’est-elle pas requise par les vertus chrétiennes ? Mais c’est ignorer que les questions politiques ont des traits particuliers qui les distinguent des relations inter-individuelles. Dans l’ordre politique, le souci des personnes doit s’accorder avec la recherche du bien commun. « Il est louable de faire abandon de ce qui est à vous, disait saint Ambroise, mais non de ce qui est à autrui. » Quelle que soit la générosité manifestée par ailleurs (et elle peut être admirable), l’indifférence face à l’avenir de cette communauté de destin qu’est la communauté politique n’est pas une vertu. Plus généralement, l’attrait de l’humanitarisme ne peut qu’égarer les consciences chrétiennes. Au nom du relativisme des valeurs (il faut faire le bien sans imposer une idée du Bien), il prône un matérialisme de fait : ce qui importe avant tout est le bien de l’homme physique : la nourriture, la santé, une sexualité « épanouie », les jouissances de toute sorte. En conséquence, le souci de l’âme, la pureté, la repentance… passent à la trappe. À la limite, l’amour des siens devient coupable au nom de l’amour abstrait de l’humanité. Pourtant, disait Mère Teresa, « l’amour commence à la maison ». À un journaliste qui lui demandait ce qu’il fallait changer dans ce monde, cette même Mère Teresa répondit : « Vous et moi. » Nullement, nullement, proteste l’humanitarisme, ce sont les règles du jeu et elles seules qui comptent ; et les nôtres permettront d’édifier ce Royaume de la terre où chacun goûtera les satisfactions du Moi et les plaisirs des corps, enfin ! Ceux qui s’y opposent ne peuvent être mus que par de mauvais sentiments ; à leur égard, le message qui s’impose est celui-ci : sois mon frère ou gare à toi !
À l’origine du monde moderne, il y a parmi d’autres choses ce sentiment qui était largement fondé sur un contresens : le christianisme a échoué. Jésus-Christ aurait dû nous apporter l’âge d’or, il aurait dû nous apporter ici-bas une vie pacifique et confortable. Aux hommes de prendre le relais. Mais le Royaume de la terre ne saurait être qu’un mirage ou un cauchemar. « Le royaume humain reste un royaume humain et celui qui affirme qu’il peut ériger un monde sauvé approuve l’imposture de Satan et fait tomber le monde entre ses mains » (Benoît XVI, Jésus de Nazareth, ch. II). Le Christ n’a pas éliminé les malheurs de l’histoire humaine mais il en a changé le sens. La grande histoire n’est pas celle des Royaumes et des Empires, elle est celle, invisible, qui se déroule dans le cœur de chaque homme avec pour enjeu l’accès au vrai Royaume.

Philippe Bénéton

© LA NEF n°290 Mars 2017