Mathieu Bock-Côté © DR

Un Québécois amoureux de la France

Sociologue et philosophe, Mathieu Bock-Côté, figure de la vie intellectuelle québécoise, s’est également imposé en France par la pertinence et l’indépendance de sa pensée, à contre-courant du politiquement correct. Il répond à nos questions à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Le nouveau régime.

La Nef – Avant d’aborder votre dernier livre, un mot d’abord sur vous : d’où vous viennent cet amour et cette connaissance de la culture française, des penseurs français ?
Mathieu Bock-Côté – Il y a au Québec une vieille tradition francophile, bien qu’elle soit aujourd’hui moins forte qu’auparavant. Ma famille a hérité de cette tradition. Mon père, professeur d’histoire, achetait tous les hebdomadaires français de référence. L’actualité française était un peu la nôtre. Notre bibliothèque était en bonne partie française, aussi on pourrait même dire qu’elle était essentiellement française. Ce qui n’est pas si surprenant quand on y pense : nos deux pays ont une histoire commune, et j’oserais même dire, une civilisation partagée. Longtemps, les Québécois ont vu la France comme leur mère-patrie, avec raison, car elle l’était. Les francophones représentent encore 80 % de la population québécoise. Ils représentent le cœur historique et identitaire de la nation. Comme peuple, nos racines sont françaises.
Qu’on me permette d’ajouter une réflexion qui me semble essentielle : politiquement, les retrouvailles entre la France et le Québec ont eu lieu en 1967, avec la visite du général de Gaulle au Québec, dont on a retenu un cri magnifique : « Vive le Québec libre ! » C’était la belle époque de la « Révolution tranquille » : notre peuple, à sa manière, vivait sa propre décolonisation et s’affirmait dans le monde. Pour l’instant, l’indépendance a échoué. Mais si jamais, comme je l’espère de tout mon cœur, le Québec sort de sa léthargie politique et est de nouveau tenté par l’indépendance, il aura absolument besoin de son allié français pour la réussir.

Le nouveau régime revient dans sa première partie sur un thème qui vous est cher : le multiculturalisme, que vous fustigez avec une verve inépuisable ! Pourquoi cet acharnement, en quoi est-il un danger majeur aujourd’hui ?
Le multiculturalisme est l’idéologie dominante de notre temps. Elle domine le monde politique, le monde médiatique, le monde académique, le monde économique. Elle œuvre à la reconstruction en profondeur des fondements mêmes de notre civilisation : elle pousse à la dissolution des identités historiques, à l’effacement des frontières, à la mutilation des repères anthropologiques les plus fondamentaux. On arrache l’homme à sa culture, à ses appartenances, d’autant qu’on présente ces dernières comme un amas de préjugés dont il devait se délivrer pour enfin renaître, dans une humanité nouvelle. Finalement, on l’arrache à sa nature.
Je le redis : cette idéologie n’est pas confinée dans les marges excentriques de certaines institutions académiques. Elle condamne nos sociétés à une forme d’appauvrissement existentiel, dont la conséquence la plus immédiate est l’impuissance politique. Il est naturel, d’y résister, même si ses promoteurs maquillent cette idéologie en un sens de l’histoire auquel on ne pourrait tout simplement pas s’opposer. Je conviens que cela ne va pas de soi : comment résister à un mouvement qui se veut à la fois juste et inévitable ? Il est difficile de penser librement dans de telles circonstances. Comment s’extraire des catégories mentales prescrites par l’époque ?

Vous consacrez de fortes pages sur le problème de la présence massive de l’islam dans nos pays occidentaux : en quoi précisément pose-t-il un problème ?
Permettez-moi de reformuler le problème : ce qui me frappe, d’abord et avant tout, c’est l’aveuglement identitaire de nos élites intellectuelles qui se contentent d’une définition juridique et procédurale de la nation : leur vision du monde repose sur le déni des cultures. Dès lors, toutes les communautés, quelles qu’elles soient, peuvent cohabiter librement, sans que ne se pose jamais la question de la culture commune appelée à fonder la communauté politique. Mais une nation, quoi qu’on en pense, n’est pas qu’un empilage d’individus blindés dans leurs droits, non plus qu’une addition de communautés étrangères les unes aux autres et seulement réunies par la magie sémantique du vivre ensemble. La question de l’immigration importe parce qu’elle révèle les limites du contractualisme en politique. Une nation est une réalité historique inscrite dans la durée. Ceux qui la rejoignent doivent en prendre le pli identitaire et apprendre à dire nous avec elle.
On parle beaucoup de la question identitaire aujourd’hui : à travers elle, on cherche à nommer ce qui allait autrefois de soi : la langue, la culture, la mémoire, les symboles, les mœurs. Mais sommes-nous encore capables de comprendre la part symbolique et existentielle du politique ? À cette lumière, on peut penser la question de l’islam. De quelle manière l’islam peut-il prendre le pli de la civilisation occidentale, quand on sait que la mouvance islamiste refuse de toutes ses forces qu’elle s’y intègre ? Est-ce que la civilisation européenne a encore la force et la vigueur nécessaire pour absorber ces populations nouvelles ? On est en droit d’en douter, quand on voit notre civilisation s’avachir dans le culte pénitentiel et se complaire dans une image détestable d’elle-même.

Vous expliquez qu’il existe un « parti immigrationniste » qui a le soutien aussi bien de la droite néolibérale que de la gauche multiculturelle : le clivage droite-gauche n’a-t-il donc plus de pertinence et quel rôle y joue le « populisme » ?
Le clivage gauche-droite conserve sa pertinence, ne serait-ce que parce qu’une société a besoin de se polariser politiquement et que la référence à la gauche et à la droite est profondément inscrite dans la culture politique française. N’oublions jamais, toutefois, que le clivage gauche-droite s’est constitué historiquement à l’avantage de la gauche, qui maîtrise à travers lui la définition de la vie intellectuelle. La droite y est condamnée à jouer le mauvais rôle.
Une chose est certaine, toutefois : le politique ne peut se passer de clivages qui viennent structurer le conflit entre les différentes visions du monde. Conservateurs et progressistes ? Souverainistes et mondialistes ? Humanistes et transhumanistes ? Enracinés et cosmopolites ? On multiplie les clivages mais on a toujours besoin de traduire intellectuellement les grandes polarités qui constituent la nature humaine. La politique demeure une activité fondamentalement polémique. Et on doit accepter la légitimité des deux pôles de cette alternative, quelles que soient nos préférences personnelles. Dans un monde civilisé, conservateurs et progressistes devraient mutuellement reconnaître qu’ils répondent à des aspirations contradictoires mais également légitimes inscrites dans le cœur humain.
Je ne parviens pas à me réconcilier avec le terme populisme, même si je constate que c’est simplement à travers cette référence négative qu’on réintègre la figure du peuple dans la pensée politique contemporaine. Le peuple n’est mentionné que pour être vomi et bestialisé : on le présente comme une grosse masse dangereuse animée par des passions malsaines. Il ne faudrait surtout pas le réveiller car alors, il se montrerait dangereux. La diabolisation de la parole populaire me semble contradictoire avec les idéaux les plus intimes de la démocratie. On devrait à tout le moins porter attention aux inquiétudes populaires sans immédiatement en faire le procès.

Vous avez une réflexion passionnante sur les médias qui alimentent la « société du spectacle » et sur la façon dont internet et les réseaux sociaux peuvent se retourner contre l’exigence démocratique bien qu’ils ouvrent un espace de liberté : pourriez-vous nous expliquer cela ?
Le pouvoir médiatique écrase à bien des égards la démocratie. On connaît ses travers : déni de réel, « sloganisation » de la pensée, étiquetage injurieux de la dissidence qui n’apparaît dans le débat public qu’à travers des catégories moralement disqualifiantes, comme le populisme ou le repli identitaire. La plupart du temps, le système médiatique ne nomme pas pour qualifier mais pour disqualifier. Ceux qui sortent de l’espace très étroit dans lequel il veut enfermer le débat public sont accusés de « dérapage ».
Les médias sociaux ne sont pas sans vertus, mais ils ne sont pas sans dangers non plus.
Des courants de pensée médiatiquement proscrits ou négativement étiquetés peuvent s’y exprimer, surtout sur les enjeux qui remettent en question les dogmes du régime diversitaire. L’opinion publique n’est plus obligée de se former à partir des catégories médiatiques dominantes. Mais de l’autre côté, les médias sociaux favorisent une dégénérescence du débat public et même son ensauvagement. Chaque journée vient avec son lot d’indignations rituelles. La discussion hier réservée au bistro du coin est désormais exposée sur la place publique et la rage haineuse et lyncheuse devient vite maîtresse des débats. Les pires rumeurs y circulent. En fait, les agités des médias sociaux n’ont plus cette retenue sans laquelle la civilité démocratique et la courtoisie libérale sont appelées à se décomposer. À ce moment, les barbares du web en prennent le contrôle. Ils sont capables de polluer une démocratie.

Vous êtes un admirateur de Raymond Aron auquel vous consacrez un chapitre : que peut-il nous apporter aujourd’hui ?
Aron est un philosophe politique indispensable à l’œuvre immense : il a décrypté dans ses profondeurs la logique du totalitarisme. On a tort de croire que la question du totalitarisme est enfermée dans le seul XXe siècle ou alors qu’elle ne concernerait aujourd’hui que l’islamisme. La gauche diversitaire, avec son projet de réingénierie sociale et de rééducation populaire autour des questions de civilisation, est traversée par une nouvelle tentation totalitaire. Aron, toute sa vie, a pris au sérieux les penseurs de gauche et leur a répondu. Il a démystifié le délire idéologique de l’intelligentsia.
Aron est un libéral, on le sait, mais il porte un libéralisme particulièrement fécond, un libéralisme à trait d’union, comme j’aime dire, qui rappelle que le libéralisme doit s’inscrire dans la défense plus large d’une civilisation dont il est dépendant. Aron n’a pas grand-chose à voir avec ce libéralisme antipolitique ou postpolitique qui sacralise le marché ou veut dissoudre la politique dans le droit. On le verra surtout après Mai 68. Aron y avait d’abord vu une révolution introuvable. Mais il en prendra toute la mesure au fil des années 1970 : lui aussi y verra finalement une crise de civilisation, qu’il associait particulièrement à l’effondrement de l’autorité. Aron était depuis toujours un patriote ardent. Il deviendra aussi un conservateur par nécessité – un libéral-conservateur, pour être plus exact, comprenant pleinement qu’on ne saurait défendre la démocratie libérale sans défendre ses fondements moraux et anthropologiques. Cette leçon demeure pertinente pour nous aujourd’hui.
Je retiens aussi, et peut-être surtout, une éthique intellectuelle admirable et un courage civique indispensable sans lesquels une société est condamnée à l’abrutissement idéologique.

Vous consacrez également un chapitre à chacune des personnalités suivantes : Julien Freund, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq et Éric Zemmour ; qu’ont-ils de commun qui vous attire ?
Le nouveau régime sous lequel nous vivons refoule certaines aspirations existentielles essentielles : le sens de l’appartenance, le besoin de transmission, le désir de verticalité. Les dissidents dont je parle ici ne se sont pas contentés de prendre la place de l’opposant raisonnable et médiatiquement toléré, qui inhibe son discours jusqu’à ne plus rien dire, pour devenir une pâle figure de l’opposition bon chic bon genre. Ils ont posé certaines questions qui ne devaient pas être posées : j’entends par-là des questions que le régime voulait étouffer car elles entraient en contradiction avec son anthropologie. Je rêve de multiplier les portraits de dissidents : j’ajouterais à cette liste le général de Gaulle, Roger Caillois, Louis Pauwels, Jean-François Revel et quelques autres oubliés.

Comment résumeriez-vous la situation politique du Canada par rapport à la France sur toutes ces questions qui sont l’objet de votre livre ?
Le Canada se présente comme le Disneyland de la diversité heureuse. En un sens, il y a une vérité triste là-dedans : le Canada a complètement changé d’identité en cinquante ans. Le pays se fondait traditionnellement sur deux définitions possibles : le Canada anglais y voyait un vieux pays britannique, les Québécois (on disait à ce moment-là les Canadiens-français) y voyaient un pays reposant sur deux peuples fondateurs, qui devaient nouer ensemble une relation d’égalité fondée sur la reconnaissance de leurs identités. Cette idée du Canada s’est décomposée. Une autre s’est imposée : le Canada multiculturel, où les deux peuples fondateurs ne sont plus que des communautés culturelles parmi d’autres.
Le bilinguisme fédéral donne l’impression que le Canada demeure fidèle à ses deux cultures fondatrices, mais c’est une illusion : il fonctionne essentiellement en anglais. Le nouveau Canada se prend pour le laboratoire diversitaire exemplaire censé incarner les promesses de la mondialisation heureuse. Il n’en demeure pas moins que le multiculturalisme canadien est une machine à normaliser des pratiques culturelles en contradiction radicale avec l’esprit de notre civilisation. J’en donne un exemple : au Canada, une femme peut, avec l’approbation de la grande majorité de la classe politique et des tribunaux, prêter son serment de citoyenneté en niqab. On présentera cela même comme un symbole de l’ouverture du Canada à la diversité. On pourrait y voir, sans trop de mauvaise foi, un exemple parfait de la capacité qu’a l’islamisme de traduire ses revendications et ses avancées dans le langage des droits de l’homme et de l’inclusion démocratique.
Je ne vous surprendrai pas : le peuple québécois devra un jour sortir du Canada. C’est la condition de sa survie et de son épanouissement.

Que vous inspire la campagne électorale pour l’élection présidentielle en France ?
Au moment où je vous écris ces réponses (le 18 mars), j’ai l’impression que la France se fait voler son élection présidentielle. Depuis cinq ans, la France connaissait une poussée conservatrice aussi profonde que vigoureuse. Elle était appelée à connaître une traduction politique significative. Cette traduction semble avorter aujourd’hui. Par ailleurs, le déploiement de la question identitaire, l’émergence des questions sociétales, les enjeux soulevés par le terrorisme islamiste, tout cela aurait dû transformer la présidentielle de 2017 en grand débat sur l’avenir de la France, entre des options politiques clairement définies. Ce n’est pas ce qui arrive. Le système médiatique a repris le contrôle de la vie démocratique en la réduisant à des intrigues de coulisses et en la vidant de sa substance politique.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Un intellectuel aux allures de bûcheron !

Nos lecteurs connaissent Mathieu Bock-Côté qui est intervenu deux fois déjà dans nos colonnes. Le personnage est éminemment sympathique et attachant, à la carrure impressionnante, il est aussi passionnant dans la discussion, débatteur surdoué avec une faconde intarissable et doté d’une impressionnante culture. Bref, un intellectuel qui n’a pas fini de prendre de l’ampleur et on ne peut que s’en réjouir, tant ses analyses sont puissantes, pertinentes et courageusement à contre-courant de la pensée unique.
Découvrez-le dans son excellent nouveau livre (1), il a l’immense intérêt de proposer un bon panorama des positions de l’auteur en abordant les principaux sujets qui lui tiennent à cœur : d’abord sa critique du multiculturalisme, objet d’un précédent essai (2), mais aussi les questions anthropologiques, idéologiques, culturelles, le rôle des médias… À découvrir.

C.G.

(1) Mathieu Bock-Côté, Le nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels, Boréal (Montréal), 2017, 320 pages, 24 €.
(2) Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique, Cerf, 2016, 368 pages, 24 € (cf. notre recension dans La Nef n°282 de juin 2016, p. 38).

© LA NEF n°291 Avril 2017