1870 : Histoire d’un désastre

Conduite au précipice et frappée d’une humiliation cruelle, la France a cher payé, en 1870-1871, la rare ineptie politique et militaire de Napoléon III, de son gouvernement et aussi de son parlement, coupables au même degré du ratage de la loi du recrutement de 1868. Mais le grand fautif, outre ses piètres généraux, ce fut l’empereur, éperonné par l’opinion et se jetant les yeux fermés dans la trame tissée par Bismarck.

Deux ans avant la fin du Second Empire, un talentueux essayiste, Prévost-Paradol, rappelant la série de fautes commises depuis le démembrement du Danemark (en 1864) et amplifiées à la veille de l’expulsion de la Maison d’Autriche de l’arche germanique (en 1866), voyait dès lors la Prusse et la France lancées l’une contre l’autre, à peu près comme deux convois de chemins de fer partis, sur les mêmes rails, de points opposés. Car après le coup de tonnerre de Sadowa et la marche conquérante de la Prusse en Allemagne, toutes les chances, selon Prévost-Paradol, étaient pour qu’un conflit (et peut-être une défaite) surgisse de cette déplorable situation.
Napoléon III, sans doute, bien en peine d’obtenir les « compensations » (qualifiées dédaigneusement de « pourboires » par Bismarck) qu’il avait espérées au lendemain de la victoire prussienne, commençait à mesurer le danger. Préoccupé de la faiblesse numérique de l’armée, favorable au service obligatoire, il fit du maréchal Niel, qu’il honorait de sa confiance, un ministre de la Guerre, et, faute de mieux, soutint son projet de réforme militaire. Mais celui-ci, médiocrement novateur, de plus débilité par les atteintes reçues devant la commission du Corps Législatif, allait aboutir à la loi très insuffisante du 1er février 1868. Et l’empereur, jouet de velléités qui ne se transformèrent en aucun acte d’énergie, naviguera désormais à la remorque des événements.
Doit-on, toutefois, lui accorder, ainsi qu’à ses principaux ministres et conseillers, l’excuse d’une relative ignorance ? Impossible. Averti, il l’était – par le colonel Stoffel d’abord ; ensuite par le général Ducrot. L’un, notre attaché militaire à Berlin entre 1866 et 1870, auteur de rapports remarquables d’acuité, insistait sur les desseins belliqueux de la puissance redoutable déjà installée (depuis 1815) en Rhénanie, sur l’excellence de sa machine de guerre, supérieure en presque tout à l’armée française : état-major, artillerie, effectifs… et rapidité de mobilisation. Au point de passer, hélas, pour un alarmiste dont les mises en garde, inutiles, iront choir dans les cartons ! L’autre, en poste à Strasbourg, de 1865 à 1870, et dont les avis et les craintes concordaient exactement avec les rapports de Stoffel. Or, le 18 janvier 1869, dans son discours du trône, le souverain ose affirmer que les ressources militaires de la France sont « à la hauteur de ses destinées ». Quant au maréchal Niel (mort le 15 août suivant), il se répand en gasconnades, vante absurdement l’efficacité de sa pauvre loi, va jusqu’à assurer Napoléon en plein Conseil qu’il dispose de « la plus belle armée du monde ». Optimisme de commande ? Paroles auxquelles il ne croyait pas ? De toute façon, une telle attitude, en cultivant d’imprudentes illusions, explique l’état d’esprit de ceux qui, devant nos revers, allaient crier à la trahison.

LE RÉFÉRENDUM-PLÉBISCITE
Si de gros nuages obscurcissaient le ciel diplomatique, du côté des affaires intérieures on va voir opposants ou demi-opposants tirer avantage de l’abandon progressif du système de compression pour grandir et élever la voix. D’ailleurs, après le renouvellement, le 23 mai 1869, du Corps Législatif, un sénatus-consulte promulgué le 8 septembre officialise l’évolution libérale de l’Empire – préface à ce qu’on appellera le « ministère des bonnes intentions », formé le 2 janvier 1870, dans lequel l’ancien républicain Émile Ollivier, garde des Sceaux, et qui assume un rôle prépondérant, prend à tâche d’amalgamer la dictature avec la liberté. C’est donc sous les auspices de ce ministre dirigeant qu’un autre sénatus-consulte, du 20 avril, servira de prétexte au référendum-plébiscite du 8 mai, accueilli par un oui massif à Napoléon III. Bref, en accordant au Corps Législatif, l’initiative des lois et le vote du budget par chapitre, en instituant la double responsabilité des ministres devant les députés et devant le monarque, en changeant le Sénat en Chambre haute, le bonapartisme lâche du lest, mais continue de plastronner.
Pourtant l’heure approchait de son écroulement. Le 3 juillet 1870, peu de jours après qu’Émile Ollivier, au Palais-Bourbon, eût claironné qu’à aucune époque, le maintien de la paix n’avait paru plus assuré, une dépêche en provenance de Madrid annonce la candidature (retirée le 12 juillet devant les pressantes réclamations du gouvernement impérial) du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne. La crise jaillit, puis retombe, puis se ravive à la suite d’exigences envenimées dudit gouvernement. Insigne maladresse, outrecuidance puérile, que Bismarck, maître fourbe, sait si bien exploiter, qu’il réussit cette prouesse d’infliger tous les torts de la rupture à Napoléon, flanqué d’infatués ministres au « cœur léger », en même temps qu’il impose à son roi l’entreprise de domination où ils moissonneront leur gloire commune.

NOTRE RÊVEUR COURONNÉ
Le chancelier, en effet, attentif à ce que la Prusse n’endosse pas le rôle de l’agresseur, voulait que le conflit, destiné à cimenter l’unité allemande, éclate par l’initiative française. Il fut exaucé, et tandis que notre rêveur couronné, qui se flattait de ne faire la guerre « que les mains pleines d’alliances », en était absolument dépourvu, les États de l’Allemagne du Sud, depuis 1866 attachés à la Prusse par des traités, l’assistèrent d’un seul élan. Au reste, le rapport des forces en balance va se révéler sans délai. L’amère déroute, le 6 août, de Mac-Mahon à Froeschwiller, de Frossard à Forbach, apprennent au pays que l’armée qu’on prétendait si forte, les chefs qu’on croyait sans pareils avaient été infichus de déclencher l’offensive attendue et dès les premières rencontres avaient cédé devant l’ennemi.
À cause du manque de courage des officiers et des soldats ? Non. Mais à cause de notre infériorité numérique, creusée par une trop lente mobilisation. Et si le Chassepot français surclassait le « fusil à aiguille » Dreyse des Prussiens, leurs canons Krupp en acier, qui se chargeaient par la culasse, tiraient plus vite, mieux et plus loin que nos pièces de bronze, moins nombreuses et moins puissantes, qui se chargeaient encore par la gueule. Hommes, matériel, ces instruments bons ou mauvais, une pensée hésitante les mettant en œuvre, tout devait donc se détraquer. Or, venu rejoindre à Metz le grand quartier général, l’empereur, malade et quasi impotent, a pour bras droit le maréchal Le Bœuf, successeur de Niel au ministère de la Guerre et fanfaron dépassé par les événements. Différence incommensurable avec, chez les Allemands, Helmuth von Moltke, travailleur acharné, stratège hors pair, au plan de campagne arrêté dans le détail le plus profond… Quoi qu’il en soit, l’Alsace évacuée, et les troupes de Mac-Mahon, qu’accompagne l’empereur, cherchant à se reformer au camp de Châlons, l’ennemi, victorieux à Gravelotte, à Saint-Privat, bloque dans Metz les 180 000 hommes de Bazaine. Finalement, l’armée de Châlons, muée en « armée de secours », tente une manœuvre vers le Nord et, enveloppée à Sedan, capitule le 2 septembre.
Napoléon était prisonnier, l’Empire perdu, la France ouverte à l’invasion. À Paris ce désastre chassa l’impératrice-régente et amena la constitution d’un gouvernement de Défense nationale où figuraient tous les élus républicains de la cité, assez néfaste équipe, au Corps Législatif, d’aveugles désarmeurs. Envoyée à Tours, une délégation de la Défense nationale s’accrut le 9 octobre du tribun Gambetta qui s’arrogea la suprématie et mit sa bruyante incompétence au service de la « guerre à outrance » et de la « résistance jusqu’à complet épuisement ». Joli programme ! Pendant que les Parisiens subissent un siège éprouvant, amorcé le 19 septembre, la lutte en province va durer, au-delà de toute raison, encore plus de cinq mois et sans rien gagner à s’enfoncer sous les hécatombes… sauf l’inclémence aggravée du vainqueur. Lorsque, le 19 janvier 1871, eut échoué, à Buzenval, l’ultime « sortie » des troupes de Paris, une convention d’armistice, signée le 28 janvier, confirmée par les préliminaires de paix du 26 février, marquèrent l’acceptation de la défaite – très lourdement sanctionnée, le 10 mai, au traité de Francfort, triomphe du nouvel Empire allemand et de la dynastie des Hohenzollern.

Michel Toda

© LA NEF n°291 Avril 2017