Bertrand Vergely

De devoir de résister

Bertrand Vergely, philosophe orthodoxe et enseignant en classes préparatoires, mène une œuvre indispensable sur le sens de la vie. Son dernier livre (1) a été l’occasion de le rencontrer. Entretien.

La Nef – Votre livre doit beaucoup à Vaclav Havel qui a annoncé un « post-totalitarisme » caractérisé par « la rencontre entre communisme et consommation » (p. 89 et 173) : pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ?
Bertrand Vergely – En 1978, alors que la Tchécoslovaquie subit la répression après le printemps de Prague en 1968, Vaclav Havel a un choc. Il voit un marchand installer au milieu de ses légumes une banderole avec marquée dessus le fameux slogan communiste « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ». À cet instant, il comprend que le communisme est à l’agonie. Pour faire de la propagande via les circuits de consommation, manifestement, le régime n’est plus capable de soutenir un débat d’idées. L’intuition d’Havel ne s’arrête toutefois pas là, celui-ci constatant quelques années plus tard que, si le communisme est en train de se marier avec le consumérisme, l’inverse est vrai. Le capitalisme est en train de se marier avec le communisme, comme le montre la propagande économique qui ne cesse d’utiliser le social, la démocratie, l’humain, pour vendre.
Qu’est-ce qui fait qu’on en est arrivé là ? Le procès de sécularisation de l’Occident qui voit l’homo economicus, comme le dit Louis Dumont, remplacer l’homo religiosus, comme le dit Mircea Eliade. Un culte auquel souscrivent tant le communisme que le capitalisme, tous deux pensant que la morale va quand l’économie va. Vision totalement matérialiste de l’homme et de son avenir.

Vous consacrez de longs développements à ce que l’on fait aujourd’hui de l’amour ; alors qu’on ne cesse d’en parler, vous avancez qu’on est en train de le tuer en voulant l’affranchir de toute contrainte : pouvez-vous vous expliquer ?
On ne parle pas d’amour. On parle de libération sexuelle. La nuance est grande, l’important n’étant pas l’amour mais le droit que l’on peut avoir sur lui. L’amour comme objet de consommation a remplacé l’amour. La preuve : l’utilisation du mot droit. Écoutons les discours qui se tiennent. Tous parlent non d’amour mais du droit de s’aimer. Le mariage en est une illustration frappante. Avec le mariage pour tous de quoi a-t-il été question ? Du mariage comme droit. Résultat, parlons de l’amour et du mariage comme droits, comme le fait aujourd’hui la démocratisation du mariage et de l’amour. On les tue.

En ce qui concerne le « mariage homosexuel » pourquoi l’expérience ne peut-elle tenir lieu de principe ?
Parce qu’il y a des incontournables. Ce n’est pas parce que l’on s’aime que l’on peut tout faire ni tout être. Deux hommes, deux femmes, ce n’est pas la même chose qu’un homme et une femme. Or, sous prétexte de respecter les personnes, le législateur a décidé de confondre tous les couples. Le couple homme-femme est le fondement du couple en étant une sexuation et non une sexualité. Or, sous prétexte d’égalité entre tous les couples, le législateur a décidé de faire du couple homme-femme une sexualité et non plus une sexuation. Enfin, deux hommes, deux femmes ne peuvent pas avoir d’enfants et quand ils en ont, ces enfants sont fatalement des orphelins sans père ou sans mère. Or, sous prétexte d’égalité, la démagogie politique est en train de pousser le législateur à passer outre et à instituer non pas un changement de société, mais un changement d’humanité à travers une modification radicale non seulement de la famille mais de la transmission même de la vie.

La question de l’amour conduit à nous interroger sur le pacte social et la société que nous voulons : que voulez vous dire par là ?
La société ainsi que le pacte social reposent sur l’idée que tout ne peut se faire. Il y a des limites. Il y a notamment la vie et derrière elle l’être de la vie avec qui il faut compter. Or, avec le mariage pour tous, à quoi a-t-on assisté ? À l’idée que le mariage n’étant qu’une construction sociale et culturelle, tout peut se construire et notamment des mariages et des familles ne passant plus par un homme et une femme. Cette vision totalement démiurgique a une conséquence. Plaçant le pouvoir au-dessus de la vie elle éjecte celle-ci de la société comme du pacte social, le pouvoir devenant désormais ce qui règle tout. Le règne du plus fort et non plus de la vie et de ses équilibres. C’est la définition même du fascisme et du totalitarisme.

Ne pouvant installer l’égalité sur le plan social, la gauche l’installe via les mœurs : en quoi est-ce dangereux ?
Une chose est l’égalité juridique qui est une égalité extérieure concernant le Droit et l’aspect formel de celui-ci, une autre l’égalité morale qui touche à la vie intérieure et à la conscience. Quand la gauche entend établir l’égalité sur le plan des mœurs, elle donne l’impression de vouloir établir une égalité juridique. En fait, elle vise une égalité morale en entendant changer les mentalités. Ainsi, s’agissant du mariage pour tous, elle entend faire plier la société en l’obligeant à penser que celui-ci est bien. Pour y parvenir, il n’y a qu’un moyen : changer de culture en entreprenant de rééduquer les esprits afin de les faire passer de l’ancienne culture à la nouvelle culture. La gauche s’y emploie activement. Par les médias. Par la surveillance démocratique. Par les réseaux sociaux. Par, également, les projets provisoirement mis en veilleuse d’éducation au genre dans les écoles. Bref, par une propagande constante de type totalitaire. On ne s’en rend pas compte, mais on baigne dans une guerre idéologique.

Vous écrivez que « le monde issu de Mai 1968 est marqué par un individualisme aveugle obsédé par sa propre jouissance » (p. 85) : pouvez-vous vous expliquer là-dessus ?
Que voyons-nous en Mai 1968 ? Les conséquences de la Deuxième Guerre mondiale. L’Europe a gagné la guerre et ne veut pas du nazisme. Elle rêve du communisme comme alternative, mais ne peut plus l’installer à cause de la découverte de son caractère totalitaire. Qu’est-ce qui reste ? Le trotskysme et l’anarchisme, c’est-à-dire la révolution permanente. C’est ce que propose l’existentialisme de Camus et de Sartre. Souvenons-nous qu’à l’époque Sartre publie avec Pierre Victor un ouvrage intitulé On a raison de se révolter. Résultat, cela donne un individualisme rebelle qui est à la fois libéral, libertaire et libertin. Cet individualisme pense qu’en déréglementant l’économie de façon libérale, en étant rebelle de façon libertaire et libertin sur le plan des mœurs, il va éviter le nazisme et le communisme. Depuis, celui-ci ne cesse de dominer. Dans le monde d’avant 68, la notion d’âme avait un sens. Dans le monde d’après 68 c’est le sexe qui en a, le sexe remplaçant l’âme. D’où l’individualisme obsédé par sa jouissance qui se préoccupe du sexe comme hier on se préoccupait de l’âme.

En quoi la théorie du genre se caractérise-t-elle par un projet d’émancipation sans limites ?
La théorie du genre a comme projet, ainsi que le dit Judith Butler qui en est la théoricienne, « de subvertir toute identité » afin de permettre l’avènement d’une liberté absolue en matière de sexualité. Pour y parvenir cette théorie agit en deux temps. En un premier temps, celle-ci explique que le sexe étant une construction purement culturelle, celui-ci est un genre et non un sexe. Deuxième temps : le sexe étant réduit à l’état de genre, il est aisé de parvenir à la liberté absolue en matière sexuelle. Il suffit de supprimer les genres en expliquant qu’il faut non pas simplement sexuer les êtres humains mais les « genrer ». On est là dans un projet totalitaire sur le mode libéral.

Pour sortir de l’impasse que vous décrivez, que proposez-vous ?
Ce qu’a proposé Vaclav Havel à son époque : une révolution culturelle, morale et mentale, passant par le fait de prendre conscience : 1) que nous marchons sur la tête ; 2) que nous ne nous en sortirons que si nous retrouvons notre axe spirituel intérieur. Si donc, au lieu d’avoir un sexe dans la tête, nous entreprenons d’avoir une âme.

Le fait d’être orthodoxe vous influence-t-il ? Quelle différence sur ces sujets entre orthodoxes, catholiques et protestants ?
L’orthodoxie ne m’influence pas. Elle m’inspire, elle me nourrit et elle me vivifie. Quant à la différence entre orthodoxes, catholiques et protestants, sur le fait d’être contre le mariage pour tous, il y a convergence avec la majorité des catholiques. Avec les protestants, tel n’est pas le cas puisque ce mariage, sauf erreur de ma part, a été reconnu par la Fédération protestante ainsi que par l’Église anglicane.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Bertrand Vergely, Traité de résistance pour le monde qui vient, Le Passeur, 2017, 204 pages, 18 €.

© LA NEF n°292 Mai 2017