Université El-Azhar au Caire.

Islam et citoyenneté

Sous l’impulsion de l’Égypte, des responsables musulmans réfléchissent au concept de « citoyenneté » pour faire évoluer la place des non-musulmans dans les sociétés dominées par l’islam. La conférence d’El-Azhar des 28 février-1er mars 2017 en est l’illustration. Une initiative encourageante mais difficilement applicable. Explication.

Depuis quelque temps, au Proche-Orient, un concept nouveau, la citoyenneté, occupe le débat politique et religieux dans certains milieux. Il était au programme des « printemps » arabes déclenchés en 2011 par ceux qui, voulant en finir avec des systèmes politiques inadaptés au monde actuel, aspiraient à la reconnaissance des libertés et du pluralisme. La récupération des révoltes par les islamistes et les bouleversements survenus ensuite ont mis ces revendications entre parenthèses. Mais les horreurs commises par les djihadistes obligent en quelque sorte ceux qui, parmi les élites musulmanes, réalisent l’image désastreuse que l’islam renvoie au reste du monde, à se mobiliser en faveur d’une modernisation de la vie publique et sociale.
La nouveauté, c’est que cette prise de conscience se manifeste également au niveau de cercles dirigeants. Le maréchal Abdelfattah El-Sissi, chef de l’État égyptien, a donné le ton dans le discours audacieux qu’il a prononcé au Caire le 28 décembre 2014 devant les cadres de l’Université d’El-Azhar, institution qui prétend à une forme de primauté doctrinale sur le sunnisme. Sissi les invitait à purifier les textes sacrés de tout ce qui relève de l’idéologie. Désormais, l’Égypte officielle porte le flambeau d’une réforme, dont l’adoption du concept de citoyenneté constitue un élément essentiel.
Qui dit citoyenneté dit égalité entre tous les ressortissants d’une même nation. C’est ce qu’a voulu signifier le 13 janvier dernier Ahmed El-Tayyeb, le grand-imam d’El-Azhar, dans une émission télévisée. Il s’est expliqué sur la dhimmitude appliquée aux non-musulmans là où domine l’islam. Pour lui, ce statut est « anachronique » car il « appartient à un contexte historique spécifique qui n’existe plus, parce que les formes de gouvernement dans lequel il a été appliqué (et pour lequel il a été conçu) sont désormais remplacées par les États modernes et le concept de citoyenneté ». Il a en outre estimé que les chrétiens, en Égypte, ne peuvent pas « être considérés comme une minorité, un terme chargé de connotations négatives » (1).
Traditionnellement présentée sous un angle positif de « protection », la dhimmitude impose aux « gens du Livre » (chrétiens et juifs) le paiement d’un tribut (la djizya) et l’humiliation (Coran 9, 29). Sur cette base, des servitudes leur sont infligées dans à peu près tous les domaines. Certes, au XIXe siècle, le sultan ottoman Abdelmegid Ier décréta l’égalité en droit de tous les sujets de l’Empire, mais la dhimmitude, relevant d’une prescription intangible d’Allah, demeure appliquée à des degrés variables, sinon de jure du moins de facto. C’est en partie le cas en Égypte où les coptes en souffrent. Partout où il s’est établi, Daech impose ce régime avec cruauté. Il figure aussi au programme des Frères musulmans, d’ailleurs toujours très influents au pays du Nil malgré la politique répressive menée contre eux par le président Sissi.

LA CONFÉRENCE D’EL-AZHAR
Les propos d’El-Tayyeb rejoignent les supplications des responsables ecclésiastiques du Proche-Orient, tel Mgr Louis Sako, patriarche des chaldéens, qui réside à Bagdad. « Il ne faut plus de lois sectaires qui font des chrétiens des citoyens de deuxième catégorie. Nous ne l’accepterons pas […]. Les musulmans ne peuvent pas continuer à vivre comme au désert au VIIe siècle : ils doivent accepter que le monde a changé, qu’il n’y a plus des “majorités” et des “minorités” […]. Ils doivent reconnaître le pluralisme et la diversité comme une chance » (2).
Ces thèmes ont été discutés lors d’une « Conférence internationale sur la liberté, la citoyenneté, la diversité et la complémentarité », organisée par El-Azhar les 28 février et 1er mars, à laquelle ont participé quelque 600 délégués musulmans (parmi lesquels des chiites) et chrétiens venus de 50 pays. Toutes les Églises orientales, mais aussi l’Église latine, des anglicans et des protestants, avaient répondu à l’invitation.
Dans son intervention, le cardinal Béchara Boutros Raï, patriarche des maronites, a réclamé l’adoption du concept d’État « de nature civile » (là-bas, on n’ose pas parler de laïcité), le situant « entre la théocratie musulmane », marquée par la confusion du civil et du religieux, et « l’athéocratie » occidentale, marquée par leur divorce total. Il a aussi déploré « la substitution de l’islam au nationalisme arabe comme moteur historique », plaidant « en faveur d’une renaissance de la notion d’arabité comme matrice de civilisation » et espace d’épanouissement des libertés civiles par opposition à l’État islamique, lieu de discrimination religieuse entre des compatriotes (3). Le prélat faisait allusion à la Nahda (Renaissance) forgée par les chrétiens du Levant à la fin du XIXe siècle pour libérer les Arabes de la tutelle turque et promouvoir une société nouvelle transcendant les clivages confessionnels au profit d’une identité commune. Ce programme a été repris au milieu du XXe siècle par plusieurs partis, notamment le Baas (Résurgence), qui s’est emparé du pouvoir en Syrie et en Irak. Cependant, malgré sa teinte laïcisante, le Baas n’a que très partiellement corrigé les réflexes confessionnels dans ces deux États et sa doctrine n’a pas fait école ailleurs. C’est pour encourager l’émancipation citoyenne de ses compatriotes chrétiens que le Dr Elias Lahham, chirurgien melkite, a fondé récemment à Damas le Forum national syrien.

LA « CHARTE DE MÉDINE » ?
La déclaration finale du congrès d’El-Azhar, lue par Ahmed El-Tayyeb, indique pourtant que « la notion de citoyenneté est bien ancrée dans l’islam […], elle n’est pas une notion importée mais une actualisation de la première pratique du pouvoir par le Prophète ». Le texte juge exemplaire la « charte de Médine » qui fut élaborée par Mahomet lorsqu’il s’était établi (622-632) dans cette ville où vivaient des tribus juives et païennes attachées à leurs croyances. Pour le grand-imam, ce règlement « ne comprenait aucune discrimination ou exclusion à l’encontre d’une quelconque fraction de la société de l’époque, mais prévoyait l’exercice de politiques basées sur la pluralité des religions, des races et des couches sociales » (4).
Il n’empêche que ce système était loin de respecter les différences, comme le montre le Libanais Antoine Fattal dans sa thèse de référence sur la dhimmitude. Par cette charte, Mahomet visait à rassembler tous les habitants de Médine sous la bannière politico-religieuse de l’islam. Lorsque les juifs et les autres non-musulmans refusèrent ses avances, « l’orage éclata ». « Les versets [coraniques] pleins d’aménité de la première période firent alors place à des avertissements puis à des discours enflammés de colère » envers les juifs et les polythéistes, qui furent désormais décrits comme « les gens les plus hostiles aux croyants » (5, 82), tandis que Mahomet recevait le commandement du djihad à leur encontre (2, 190) (5). L’épisode s’acheva par la déportation et le massacre des juifs de la cité.
Or, pour A. El-Tayyeb le vrai motif du remplacement de la charte de Médine par d’autres pratiques du pouvoir fut la nécessité de défendre les « pays d’islam contre les agressions des Tatars et des Croisés », comme il l’a déclaré dans l’émission du 13 janvier (6). On voit ainsi l’ambiguïté qui persiste dans le discours musulman, sans doute motivée par l’impossibilité de modifier le Coran, Livre incréé, sous peine d’aggraver la crise intra-islamique.
Néanmoins, une réelle satisfaction a régné sur le congrès du Caire où la liberté de parole était assurée. Selon le chroniqueur libanais Antoine Courban, par cette initiative inédite, « le monde sunnite a proclamé sa volonté de lutter culturellement contre l’extrémisme, et ce en adoptant pour stratégie le partenariat avec les non-musulmans au sein de chaque patrie » (7). La généralisation de la formule « monde sunnite » est exagérée. L’absence, dans la déclaration finale, de la mention d’État « civil », complément nécessaire à la citoyenneté, ont noté certains participants, montre que l’on n’est pas prêt partout à distinguer identité nationale et appartenance confessionnelle au profit de l’islam.
Enfin, les massacres perpétrés dans deux églises coptes, à Alexandrie et Tanta, le dimanche des Rameaux (44 tués), semble bien signifier le refus des islamistes d’accepter les ouvertures voulues par le président Sissi en faveur d’une authentique citoyenneté, applicable aux musulmans et aux chrétiens.

Annie Laurent

(1) Site Terrasanta.net, 23 janvier 2017.
(2) La Croix, 3 avril 2017.
(3) L’Orient-Le Jour, 1er mars 2017.
(4) La Croix, 6 mars 2017.
(5) Le statut légal des non-musulmans en pays d’islam, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1958,
p. 1-3.
(6) La Croix, 21 février 2017.
(7) L’Orient-Le Jour, 10 mars 2017.

© LA NEF n°292 Mai 2017