Depuis le raid américain inattendu en Syrie, le 7 avril, contre un aéroport militaire du régime de Bachar El-Assad, puis après le largage, sur une base djihadiste de l’État islamique en Afghanistan, le 13 avril, d’une bombe surpuissante (MOAB), l’administration Trump a semblé sceller ainsi un virage stratégique à 180 degrés, rompant subitement avec les affirmations néo-isolationnistes du candidat de campagne, vite repris en main par les « faucons »… Si l’on se réfère aux mouvements et démonstrations de forces de l’armée américaine en Mer méridionale de Chine, aux avertissements lancés à la Corée du Nord qui veut poursuivre ses essais nucléaires, aux graves tensions occidentalo-russes autour de l’Ukraine (Dombass, Crimée) et au bourbier syrien, où se côtoient dangereusement les armées occidentales, russe, syrienne, turque et iranienne, le spectre d’une « troisième guerre mondiale » hante de nombreux esprits.
L’expression « troisième guerre mondiale » paraît, certes, exagérée, dans la mesure où les risques de guerre les plus imminents sont régionaux (Inde-Pakistan, Inde-Chine, Corée du Nord, Syrie, Iran ou Ukraine), et dans la mesure où l’arme atomique a un fort pouvoir de dissuasion. Le terme a cependant été employé en janvier 2017 par Mikhaïl Gorbatchev pourtant réputé pour sa modération. Celui-ci a voulu tirer la sonnette d’alarme et a averti qu’une « troisième guerre mondiale semble en phase de préparation » à la lumière du réarmement constaté partout dans les grands pays du monde, excepté le ventre mou européen.

L’ÉCHEC DU RAPPROCHEMENT AVEC MOSCOU
Pour nombre de stratèges et idéologues américains interventionnistes, qui avaient dénoncé la « passivité » d’Obama et le programme néo-isolationniste « pro-russe » de Donald Trump, le monde de l’après-guerre froide n’est pas très différent de l’affrontement Est-Ouest qui s’est soldé par la chute de l’ex-URSS, à ceci près que la menace est désormais multipolaire. Selon cette thèse, exprimée par le célèbre stratège américain, Robert Kagan, le danger principal ne serait pas le terrorisme islamiste, mais les puissances « révisionnistes » (Russie et Chine). Ces outsiders voudraient « défier » l’ordre planétaire instauré par les États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale et devraient être « stoppés d’urgence avant qu’il ne soit trop tard ».
La volonté initiale de Donald Trump de se rapprocher de Moscou – et de mettre fin à la nouvelle guerre froide (qui empêche les pays euro-occidentaux de lutter ensemble contre leur ennemi commun islamiste et sunnite) – a du plomb dans l’aile, tout d’abord avec l’éviction de Michael Flynn, accusé d’être « pro-russe », puis à la suite de la guerre médiatique autour de l’attaque chimique attribuée au régime syrien, que la Russie est accusée de couvrir.

LE COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL REPREND LA MAIN
La crise syrienne est plus que jamais une pierre d’achoppement entre, d’une part les États-Unis, les puissances pro-islamistes sunnites, les pays atlantistes de l’Union européenne et, de l’autre, la Russie alliée à l’axe chiite iranien pro-Assad. Comme cela était « écrit », la lune de miel russo-américaine voulue par Trump, tant décriée par les stratèges Brzezinski ou Kagan, l’OTAN ou autres républicains russophobes comme John McCain, ne pouvait pas avoir lieu. La technostructure impériale militaro-industrielle étatsunienne, interventionniste par essence, puis les milieux stratégiques américains, voient toujours dans la Russie l’ennemi-épouvantail-utile dont la désignation obsessionnelle permet de pérenniser la domination américaine du Vieux Continent, puis l’ingérence dans les affaires de « l’étranger-proche » russe et des pays arabes alliés de Moscou. Tout est donc bon pour empêcher le rapprochement russo-américain, y compris l’instrumentalisation émotionnelle cynique des drames de la guerre civile syrienne ou le pourrissement de la situation en Ukraine de l’Est. Là comme en Géorgie, ce sont bien les Occidentaux et non les Russes qui ont provoqué la guerre en appuyant sans relâche, depuis 2004, les forces nationalistes russophobes atlantistes jusqu’à soutenir le coup d’État révolutionnaire qui a permis la destitution illégale du président pro-russe Ianoukovitch. La suite est connue.
Toujours est-il que la crise consécutive à l’attaque chimique et la « riposte » militaire américaine ont été d’excellents prétextes pour le président américain qui a essayé ainsi de « prouver » qu’il n’était ni faible – comme son prédécesseur – ni de « connivence avec Poutine », et encore moins « complaisant » vis-à-vis d’Assad. L’idée est à la fois d’envoyer un message au régime syrien et à ses soutiens iranien et russe, un autre à la Corée du Nord et à la Chine, comme quoi Trump n’est pas un « tigre de papier », puis un troisième en direction des milieux stratégiques américains et atlantistes, et bien sûr aux médias qui ne pourront plus accuser Trump de faire le jeu des Russes et d’Assad en tolérant l’intolérable. D’une pierre trois coups.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est essayiste et géopolitologue, auteur de nombreux ouvrages, il vient de publier Les vrais ennemis de l’Occident. Du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes, L’Artilleur, 2016, 556 pages, 23 €.

© LA NEF n°292 Mai 2017