Burke, le conservateur

L’Irlandais Edmund Burke (1729-1797) est le premier à avoir publié une analyse critique d’ensemble de la Révolution française. Au-delà de l’événement, il est à la naissance de la pensée conservatrice.

Burke fut député à la Chambre des Communes de 1766 à 1789. Il fut un des plus brillants orateurs du parti whig qui rassemblait les défenseurs des Communes et des libertés civiles face aux empiétements de la Couronne. Tandis que le parti tory défendait la prérogative royale, les privilèges de l’Église anglicane et les intérêts des grands propriétaires terriens.
Au long de sa carrière parlementaire, Burke s’était illustré ainsi comme un défenseur des libertés des catholiques irlandais, un soutien des Insurgents (sans remettre en cause la souveraineté de l’Angleterre sur les colonies américaines), un dénonciateur des abus des colonisateurs anglais en Inde.
On aurait pu s’attendre à ce que le « libéral » Burke salue avec enthousiasme la Révolution française. Il avait séjourné à plusieurs reprises en France, il y avait des amis dans différents milieux. Par ces correspondants, il va être informé avec précision des événements (par leurs lettres et les journaux et brochures qu’ils lui envoient). Rapidement il comprend que les événements de France et l’idéologie révolutionnaire qui se développe sont en rupture complète avec la conception de la liberté et du régime représentatif qu’il a toujours défendue.
Burke déplore ce qui se passe en France (ce qu’on peut appeler la pratique de la Révolution), mais dès ses premiers écrits sur le sujet – qui sont d’abord de courts textes de circonstance – il conteste les principes qui sont à l’origine des événements et dont se réclament les nouveaux hommes au pouvoir. Ce faisant, il est non seulement un des premiers opposants à la Révolution française, mais aussi un des pères du conservatisme.
Le mot n’est apparu dans le vocabulaire politique que dans le premier tiers du XIXe siècle, mais la doctrine conservatrice est bien née d’une réaction contre la Révolution française. Par ses Réflexions sur la Révolution en France (1790), dont le succès fut considérable en Angleterre, mais aussi en France et en Allemagne, Burke, comme a souligné Philippe Raynaud, a posé « les critiques fondamentales que la pensée conservatrice ne cessera de faire à la modernité ».

CRITIQUE DES DROITS DE L’HOMME
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée en août 1789 par l’Assemblée constituante est le fondement doctrinal des démocraties modernes, notamment en son article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation : nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » En son article 4, elle définit la liberté comme « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et elle érige la loi en norme suprême de l’agir individuel comme de la vie en société : les limites à la liberté « ne peuvent être déterminées que par la Loi ».
Selon Burke, cette Déclaration est « une mine dont l’explosion fera [tout] sauter ». Il lui fait une double critique.
Sur le plan politique, il n’y a pas de droit naturel de l’homme à exercer « une part de pouvoir et d’autorité dans la conduite des affaires de l’État », un tel droit « ne peut relever que de la convention ». Burke conteste la théorie de la souveraineté nationale, et l’exemple de l’Angleterre montre que les droits concrets des hommes (droits civils, habeas corpus, etc.) peuvent être garantis sans qu’il y ait de participation (directe ou indirecte) de tous à la conduite des affaires publiques. Dans un de ses écrits, il regrettera aussi que le Parlement de Paris, « conservateur des lois, des usages et de la constitution antique du royaume » ne se soit pas opposé à la prétention des États généraux à se proclamer Assemblée nationale et constituante : « en ne s’y opposant pas, le Parlement a manqué à son devoir, et cette faute a causé sa ruine particulière aussi bien que celle de la patrie. »
Sur le plan philosophique, la Déclaration des droits de l’homme méconnaît ce qu’enseigne la religion : « la nature de l’homme est embrouillée ». Sa raison est obscurcie par ses passions et ses envies. Faire des droits de l’homme une référence ultime aboutit à faire de l’homme son propre juge, qui ne reconnaît aucune autorité supérieure à sa raison et à la loi qu’il édicte.
L’erreur des révolutionnaires, dit Burke, est de ne vouloir s’appuyer que sur la raison, de négliger les leçons de l’histoire, les enseignements de la religion et de « mépriser l’expérience ».

ANTI-CONSTRUCTIVISME
Huit mois après le début de la Révolution française, et alors que les bouleversements ne cessaient de se succéder, Burke prononça un premier discours à la Chambre des Communes, le 9 février 1790. Il déplora ce qui ressemblait à une autodestruction de la France : « Les Français se sont fait connaître comme les plus habiles architectes de destruction qui aient jusqu’à présent existé dans le monde. Dans ce court espace de temps, ils ont complètement détruit jusqu’aux fondements de leur Monarchie, leur Église, leur Noblesse, leurs Lois, leurs Revenus publics, leur Armée, leur Marine, leur Commerce, leurs Arts et leurs Manufactures. »
Burke ne niait pas que la France d’Ancien Régime avait besoin de réformes. Il fallait certes supprimer certains abus et privilèges. Il estimait aussi que la monarchie aurait dû mettre en place une « représentation permanente » des sujets du royaume. Mais l’Assemblée constituante est en train de commettre une très grave erreur. Elle pratique, dit-il, la politique de la « carte blanche » ou la « table rase » : « Il existe quelque chose entre l’alternative d’une destruction absolue et d’une existence sans réforme. […] Je ne peux concevoir comment aucun homme peut parvenir à un degré si élevé de présomption que son pays ne lui semble plus qu’une carte blanche sur laquelle il peut griffonner à plaisir. Un homme qu’une bienveillance toute spéculative inspire chaudement peut désirer que la société dans laquelle il est né soit autrement constituée qu’il ne l’a trouvée. Mais un bon patriote et un vrai politique considérera toujours quel est le meilleur parti que l’on puisse tirer des matériaux existants dans sa Patrie. Penchant à conserver, talent d’améliorer, voilà les deux qualités réunies qui me feraient juger de la bonté d’un homme d’État. Tout autre chose est vulgaire dans l’invention, et périlleuse dans l’exécution. »
Le philosophe et économiste Friedrich Hayek a appelé « constructivisme » la tendance moderne d’appréhender les phénomènes sociaux comme des phénomènes physiques et de vouloir imposer des réformes ou de créer des institutions à partir de conceptions supposées fondées sur la science ou la pure raison. En ce sens, Burke est le premier des anti-constructivistes.

CRITIQUE DE L’INDIVIDUALISME
Burke mène une double critique de l’individualisme, une critique épistémologique et une critique sociale. Il a résumé sa critique épistémologique dans une formule devenue célèbre : « L’individu est sot, seule l’espèce est sage. » Et encore : « Nous avons peur d’exposer les hommes à ne vivre et à ne commercer qu’avec le fond particulier de raison qui appartient à chacun ; parce que nous soupçonnons que ce capital est faible dans chaque individu. » En d’autres termes, livré à lui-même, l’individu aura tendance à ne défendre que ses intérêts ou à se laisser aller à ses passions. « En ayant droit à tout, écrit Burke, on manque de tout. Le gouvernement est une invention de la sagesse humaine pour pourvoir aux besoins des hommes. » C’est notre nature humaine, ses faiblesses et ses besoins, qui nous commande de vivre en société.
Par ailleurs, Burke fait une critique sociale de l’individualisme. Il souligne que la société n’est pas une addition d’individus qui auraient décidé de « vivre ensemble » (selon la formule en vogue de nos jours) par un « contrat social » (selon la formule de Rousseau). L’intérêt général ou national ne sera pas la somme des intérêts particuliers, ni même le meilleur agencement des intérêts particuliers. « La société, écrit Burke, ne peut subsister s’il n’existe quelque part un pouvoir qui restreigne les volontés et les passions individuelles. »
Par cette double critique de l’individualisme, comme par celle des droits de l’homme, on voit que le conservatisme de Burke diverge fondamentalement du libéralisme.

Yves Chiron

Yves Chiron est l’auteur de Edmund Burke et la Révolution française (Téqui, 1987) et a rédigé le chapitre sur Burke dans le volume collectif dirigé par Jean Tulard, La contre-révolution. Origines, histoire, postérité (Perrin, 1993, rééd. CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2013, 528 pages, 12 €).

© LA NEF n°293 Juin 2017