Vérité et liberté

Tout a déjà été écrit sur la victoire d’Emmanuel Macron et l’échec de Marine Le Pen dont elle est largement responsable, nous n’avons rien d’original à ajouter aux bonnes analyses vues ici ou là. Après cinq années de lamentable présidence Hollande, il est quelque peu désespérant que les Français aient aussi largement « marché » au mirage du renouveau annoncé par un homme certes jeune et récemment arrivé en politique, mais trop visiblement soutenu par l’ensemble de l’establishment. Il faut néanmoins admettre, à leur décharge, que les « offres » alternatives n’étaient guère enthousiasmantes !

Plutôt que de nous lamenter, essayons de prendre un peu de hauteur pour saisir ce que sont, fondamentalement, bien au-delà des combats électoraux, les enjeux déterminant notre avenir.

Toute la problématique de la modernité est le mouvement d’émancipation des individus à l’égard de toute tutelle supérieure : la religion d’abord, la nature ensuite, la culture maintenant. L’origine en est sans doute le nominalisme, mais c’est surtout la Réforme et la Renaissance qui inaugurent ce mouvement où l’homme recherche son autonomie, recherche qui se traduit politiquement par l’affirmation de l’indépendance ou de la souveraineté des pouvoirs politiques, notamment à l’égard de l’Église (1). On observe alors une volonté de se dégager du groupe, car il enserre tout un chacun dans un carcan d’obligations, contraintes qui assurent cependant une forte protection des personnes. On passe peu à peu d’une société holiste, au Moyen Âge, à un individualisme de plus en plus exacerbé au fil du temps, pour aboutir à la situation actuelle où l’individu, délivré de toute attache et de toute contrainte, est roi.

Jadis, le bien commun s’envisageait conformément au principe de totalité (la partie est pour le tout) ; l’Église, confrontée aux horreurs modernes, a cependant approfondi la notion de dignité de la personne humaine, en soulignant que, sous l’angle surnaturel, la personne est un tout supérieur à la société temporelle, laquelle lui est donc, en ce sens, subordonnée : c’est la théorie de la double subordination de la personne et de la société, explicitée dès Pie XI (2), perspective qui a ouvert la voie à la proclamation du droit à la liberté religieuse lors du concile Vatican II, en 1965.

Cette mutation historique a déplacé l’équilibre du couple vérité-liberté vers le second terme. Toute société privilégie forcément l’un de ces deux pôles : dans le concret, il n’existe pas d’équilibre parfait entre les deux ; ainsi sommes-nous passés d’une société plaçant la vérité (3) au sommet du politique à une société qui y met la liberté. Faire de la défense de la vérité religieuse une fin du politique, comme le faisait la chrétienté médiévale, suppose une unité religieuse et une certaine coercition sociale pour maintenir cette unité. Quand la société devient pluraliste sur le plan religieux, le pouvoir s’oriente vers le despotisme, parce qu’il requiert une pression croissante pour maintenir l’unité : il y a alors une inclination naturelle qui pousse à rééquilibrer les pôles au profit de la liberté. C’est cette inclination qui s’est manifestée depuis la Renaissance et, bien qu’elle ait été en partie dirigée contre l’emprise de l’Église sur la Cité (emprise parfois indue en raison de confusions ou de conflits entre pouvoirs spirituel et temporel), elle n’a été possible que grâce à l’apport du christianisme – il est significatif que cette évolution ne se soit produite qu’en Europe chrétienne, pas en terre d’islam ni dans les vieilles civilisations asiatiques.

VERS LE TOTALITARISME

Le problème est que ce mouvement de balancier est allé beaucoup trop loin en poussant abusivement sa logique : de même qu’une société appuyée sur la vérité, mais sans aucune liberté, est tyrannique, de même une société idolâtrant la liberté, mais ne reconnaissant point la notion de vérité, est relativiste et tend de ce fait vers le totalitarisme, comme le pape Jean-Paul II l’a expliqué dans Centisemus annus (1991) et Evangelium vitae (1995) : nous en sommes là.

Personne, aujourd’hui, ne souhaite revenir à une société holiste. Le pluralisme de nos sociétés ouvertes empêche de revenir au primat de la vérité ; au demeurant, l’enseignement de l’Église sur la liberté religieuse a écarté une telle perspective (le prix de la liberté est certes l’improbabilité de tout retour à l’unité religieuse… mais celle-ci, perdue depuis longtemps, ne se décrète pas) : l’enjeu, à présent, est de redonner une place aux notions de vérité et de bien pour rééquilibrer la balance vérité-liberté au profit de la première. Enjeu inverse en islam, les musulmans ayant vitalement besoin de s’affranchir de leur société très englobante qui étouffe toute liberté et notamment la liberté religieuse.

Notons que ce n’est pas le libéralisme qui est à l’origine de ce mouvement d’émancipation qui caractérise la modernité, mais il s’y est inscrit et son idéologie en épousait parfaitement la logique, si bien qu’on a pu les confondre. C’est toutefois une erreur de perspective : la modernité, en tant que telle, est distincte du libéralisme (il en est l’idéologie dominante, mais la modernité ne s’y réduit pas) ; cette modernité n’est donc pas d’un bloc, ou toute bonne ou toute mauvaise, un tri est à opérer.

UN REDRESSEMENT POSSIBLE

Pourquoi évoquer ce sujet qui peut paraître assez abstrait au premier abord ? Parce qu’il montre, en cette période où les esprits sont absorbés par des enjeux électoraux à court terme, qu’un certain redressement n’est pas hors de portée si l’on sait sur quel levier agir, à savoir remettre les notions de vérité et de bien au cœur de nos débats, et tout particulièrement la loi naturelle. Il faut certes se méfier du volontarisme qui engendre le plus souvent un activisme stérile : il est indispensable d’envisager les choses humblement en sachant que nous ne sommes pas les maîtres de l’histoire. Mais en ces temps de déréliction politique, il n’est pas inutile de prendre conscience que des pistes existent. Nous sommes à l’évidence dans un système à bout de souffle, qui crée des tensions toujours plus fortes. Il ne pourra pas continuer ainsi pendant très longtemps.

Enfin, pour conclure, cette approche de la situation politique selon le couple vérité-liberté me semble avoir le mérite de cerner les principaux problèmes de l’heure.

Elle explique la fracture qui est apparue et n’a cessé de croître entre une « France d’en haut » qui bénéficie de la mondialisation et une « France périphérique » qui en est la victime (4). En effet, l’une des traductions de la tension vérité-liberté est celle qui oppose enracinement et émancipation, ainsi que les travaux de Chantal Delsol l’ont admirablement montré (5). Les « élites », à l’aise dans la mondialisation, recherchent l’émancipation, synonyme pour elles de liberté (d’aller partout dans le monde, d’y investir, d’y délocaliser une production, la planète étant devenue un village rendant les frontières obsolètes), tandis que les classes moyennes et populaires recherchent une sécurité économique, culturelle et identitaire, et ont, au contraire, besoin de se sentir enracinées.

Allons plus loin. C’est la question essentielle des limites qui est en fait posée par le couple vérité-liberté. C’est la liberté indéterminée régnant aujourd’hui sans partage (celle de l’idéologie libérale) qui appelle logiquement à repousser toujours plus loin les limites jusqu’à prétendre les faire disparaître dans un rêve prométhéen complètement fou ! Et c’est la notion de vérité qui est fondamentalement seule capable de borner les prétentions de cette liberté. Il n’est que de citer quelques exemples pour mieux appréhender les ravages causés par la perte du sens des limites :

– La « chosification » de l’humain avec la théorie du genre qui prétend abolir la différence ontologique des sexes, le transhumanisme, la fabrication des enfants par la GPA et la PMA – lesquels enfants deviennent un « dû » et non plus un don –, l’avortement ou l’euthanasie relevant de la même logique…

– Le multiculturalisme qui disqualifie les frontières et qui dénie ou relativise l’imprégnation des cultures sur l’homme, comme si ce dernier était un être tombé du ciel et donc remplaçable par n’importe quel autre individu de la planète.

– Le consumérisme mondial et la financiarisation de l’économie qui ont façonné un système largement aux mains de multinationales géantes entièrement centrées sur le seul profit, conduisant à la concentration des richesses et à la paupérisation de franges grossissantes de populations, mais aussi à l’individualisme et à la disparition des communautés naturelles.

– L’environnement et la préservation des ressources naturelles qui ne pèsent guère face aux intérêts des puissances d’argent.

À l’origine du phénomène décrit ici il y avait une volonté de s’affranchir de la religion, sans rejeter Dieu dans un premier temps. Cela est venu ensuite, il a été au mieux cantonné à la sphère privée, au pire éliminé, et c’est alors que tout s’est défait assez vite : l’histoire nous apprend ainsi que la raison ne se suffit pas à elle-même ; sans l’ancrage dans le surnaturel, le naturel ne tient pas et la démesure de l’homme – l’hubris des Grecs – finit toujours par l’emporter, et par conduire à la catastrophe. D’où la proposition de Benoît XVI d’inverser l’hypothèse de Grotius et de vivre dans nos sociétés « quasi Deus daretur » (« comme si Dieu existait ») : « Les valeurs morales ne sont plus évidentes. Elles ne deviennent évidentes que si Dieu existe. J’ai donc suggéré que les laïcs… devraient réfléchir pour savoir si, pour eux, le contraire n’est pas valable aujourd’hui : nous devons vivre “quasi Deus daretur”, même si nous n’avons pas la force de croire, nous devons vivre sur cette hypothèse, autrement, le monde ne fonctionne pas » (6).

Christophe Geffroy

(1) Guilhem Golfin, dans Souveraineté et désordre politique, Cerf, 2017, ouvre un débat important sur la notion de souveraineté.
(2) Pie XI, Divini Redemptionis (1937), n. 29.
(3) En politique, la notion de vérité se traduit concrètement surtout par celle du bien, et donc aussi du bien commun.
(4) Cf. les essais incontournables de Christophe Guilluy : Fractures françaises (2010), La France périphérique (2014) et Le crépuscule de la France d’en haut (2016).
(5) Cf. L’âge du renoncement (2011), Les pierres d’angle (2014) et La haine du monde (2016).
(6) Benoît XVI, Rencontre avec le clergé du diocèse d’Aoste, le lundi 25 juillet 2005.

© LA NEF n°293 Juin 2017