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Le nouveau Notre Père

Une nouvelle traduction du Pater est entrée en vigueur le 1er dimanche de l’Avent. Un demi-siècle après que l’Église de France ait imposé une traduction dite œcuménique. Petite histoire d’une traduction controversée.

Le Notre Père, la prière que Jésus a enseignée aux Apôtres et à ses disciples, se trouve dans deux Évangiles, dans une version longue chez Matthieu (6, 9-13) et dans une version courte chez Luc (11, 2-4). L’Église dans sa liturgie et dans sa prière quotidienne a adopté la version longue. Le texte grec de l’Évangile selon saint Matthieu a sans doute pour origine un texte hébreu. D’où des difficultés pour traduire fidèlement cet Évangile.
Une traduction littérale du texte grec de la 6e demande du Notre Père donnerait à peu près : « ne nous introduis pas dans une tentation » ; ce qui pourrait laisser croire que la tentation au mal vient de Dieu. Or, toute la théologie catholique l’affirme depuis saint Jacques dans son Épître : « Dieu ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne » (1,13).
Les premiers Pères de l’Église ont bien vu la difficulté de la formulation de cette 6e demande et ont usé de paraphrases pour expliciter son sens authentique. En premier Tertullien : « Ne permets pas que nous soyons séduits par le Tentateur ». Au IVe siècle, saint Jérôme dans sa traduction de la Bible, a traduit la formule grecque par le latin : Ne nos inducas in tentationem. Ce qui, le plus souvent, a été traduit en français par : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ».
Les missels latin-français d’avant la réforme liturgique retenaient généralement cette formule. Dès les années 1950, pourtant, une autre traduction, celle de l’École biblique de Jérusalem, commença à se répandre. Dans la nouvelle traduction de l’Évangile de saint Matthieu, publiée en 1950, la 6e demande du Notre Père était rendue par : « Ne nous soumets pas à la tentation ».
Bien que cette nouvelle traduction de la Bible ait connu une grande diffusion, la traduction de ce passage du Notre Père ne suscita pas alors de controverse. Sans doute parce qu’il s’agissait d’une traduction émanant certes d’une institution éminente mais sans aucun caractère officiel.
Lorsqu’au début de l’application de la réforme liturgique, en 1964, l’emploi de la langue vernaculaire fut autorisé, la traduction officielle du Credo suscita une grande controverse parce qu’elle traduisait consubstantialem Patri par « de même nature que le Père ». Étienne Gilson, dans un article éclatant, le P. de Lubac ou Jacques Maritain protestèrent contre cette expression à saveur arienne. En revanche, à cette date, la traduction traditionnelle du Notre Père (« Ne nous laissez pas succomber à la tentation ») fut conservée.
Mais déjà une « commission mixte catholique, orthodoxe et protestante » avait été mise en place au début de 1964 pour établir une nouvelle traduction du Notre Père qui puisse être utilisée par tous les chrétiens francophones. Elle comptait deux exégètes, Dom Jacques Dupont, moine de l’abbaye Saint-André de Bruges, et le pasteur Pierre Bonnard, professeur à l’Université de Lausanne. Les autres membres étaient des théologiens, prêtres ou pasteurs. La nouvelle traduction fut achevée à la fin de 1965 et entra en usage à Pâques 1966. Outre le tutoiement, cette traduction « œcuménique » introduisait quatre modifications par rapport à la traduction traditionnelle : notamment « ne nous soumets pas à la tentation » au lieu de « ne nous laisse pas succomber à la tentation ». Ce changement fut justifié dans le communiqué officiel qui accompagnait le nouveau texte : « La variante “ne nous laisse pas succomber à la tentation” est particulièrement défectueuse. Elle laisse à penser que la tentation n’est qu’un mal moral auquel il faut résister. Or, la tentation biblique est aussi une mise à l’épreuve voulue par Dieu. Nous le prions donc de ne pas nous placer dans une situation telle que notre fidélité envers lui soit en péril – ce qui implique de nous garder de tout péché. »
Cette justification, trop subtile et alambiquée, n’empêchait pas que la formule pouvait prêter à confusion. Plusieurs évêques firent part, en privé, de leurs désaccords ou de leurs réticences. Des théologiens catholiques, et des protestants aussi, critiquèrent cette nouvelle formulation, notamment l’abbé Jean Delorme, professeur d’exégèse à l’Université catholique de Lyon. L’abbé Jean Carmignac (1914-1986), grand spécialiste des textes de Qumran, professeur à l’Institut catholique de Paris, soutint en 1969 avec succès une thèse de doctorat sur le Notre Père. Il montrait le danger de la nouvelle traduction et en proposait une nouvelle : « Garde-nous de consentir à la tentation » (1).
Par la suite d’autres exégètes et théologiens ont demandé une correction de la traduction de 1966. Le P. Tournay op, qui fut directeur de l’École biblique de Jérusalem de 1972 à 1981, publia en 1995 une étude sur le sujet dans la Revue théologique de Louvain.
L’année suivante un groupe de travail était constitué. Il n’a rendu ses conclusions qu’après de longues années, dans une synthèse présentée en 2011 par Mgr Hervé Giraud, évêque de Soissons. La nouvelle traduction, qui a été approuvée par le Saint-Siège, est enfin entrée en vigueur le 3 décembre. Elle fait dire aux fidèles : « Ne nous laisse pas entrer en tentation », ce qui lève l’ambiguïté, voire le caractère blasphématoire, de la traduction précédente, sans être pour autant entièrement satisfaisante comme l’était bien davantage la formule traditionnelle.

Yves Chiron

(1) Sa thèse a été publiée sous le titre Recherches sur le Notre Père (éditions Letouzey et Ané, 1969). Il en a donné une version abrégée sous le titre À l’écoute du Notre Père (Éditions de Paris, 1975).

© LA NEF n°298 Décembre 2017