Amnésie russe 1917-2017, de Veronika Dorman

S’il est vrai, comme disait Nicolas Berdiaev, que « le destin historique de la Russie est un destin malheureux » ; si l’on peut légitimement soutenir, comme il le croyait, que « le peuple russe est victime de l’immensité de son pays », cause, celle-ci, de la forme continuellement despotique de son gouvernement, nous aurons sans nul doute un début d’explication, ou même davantage, au règne du monstre Léviathan dont les griffes se sont étendues pendant trois quarts de siècle sur cet espace mi-européen, mi-asiatique affligé d’un climat excessif. Aujourd’hui, certes, l’URSS a disparu et, à l’avenant, le matérialisme dialectique en vigueur depuis le triomphe des bolcheviks jusqu’à Brejnev et à ses fugaces remplaçants. Dix, vingt, presque trente ans déjà ont passé… Un bail ! Néanmoins la trace persiste du défunt régime totalitaire.
Née dans une famille de dissidents exilés à New York, la journaliste Veronika Dorman, ancienne correspondante à Moscou et vivant à Paris, vient de publier, à ce propos, un livre très personnel où la longue quête de ses racines (menée aux Solovki, archipel et prestigieux monastère de la mer Blanche devenu premier lieu expérimental du système concentrationnaire soviétique) recoupe un questionnement lancinant sur la répression de masse mise en œuvre au temps du communisme. Mais aussi sur « les inerties, les atermoiements et les compromis » du nouvel État, encombré par l’héritage de l’URSS, avec faucilles et marteaux continuant d’orner les frontons des stations de métro et des bâtiments publics, Lénine de bronze, dans les centres urbains, dominant toujours l’horizon, et, sous les murs du Kremlin, son cadavre embaumé gisant encore à cercueil ouvert dans un mausolée de granit… Au vrai, soit parce qu’il lui faut assurer la coexistence de mémoires divergentes, soit parce qu’il désire apaiser la compétition de mémoires antagonistes, le pouvoir actuel, révérencieux à l’égard de l’orthodoxie, ce « noyau incessible » d’une identité redécouverte, et attentif au souvenir de la « Grande guerre patriotique » de 1941-1945, seul moment fédérateur autour duquel donner quitus à la Russie contemporaine, dispose de peu de ressources symboliques et idéologiques. Dès lors, « réconciliation », appel à l’oubli, ne procèdent-ils pas d’une patente nécessité ? Cela, pourtant, Veronika Dorman, d’opinions libérales, le récuse. Elle n’y voit qu’un moyen de naturaliser « le tsarisme et le stalinisme comme les deux faces d’un même Janus autocratique ».

Michel Toda

Amnésie russe 1917-2017, de Veronika Dorman, Cerf, 2017, 190 pages, 16 €.

© LA NEF n°298 Décembre 2017