Vue panoramique de Québec.

Un rendez-vous raté ?

En 1995, le Québec est passé tout près de l’indépendance, souci qui semble aujourd’hui assez loin des préoccupations des Québécois. Mais comment en était-on arrivé là ? Petit tour d’horizon des splendeurs et misères de l’indépendentisme au Québec.

«Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons ; nous l’aurons jeune, fort, rayonnant et beau, foyer spirituel, pôle dynamique de toute l’Amérique française. Nous aurons aussi un pays français, un pays qui portera son âme dans son visage. » C’est un chanoine du nom de Lionel Groulx qui, à l’occasion d’une conférence prononcée en 1937, lance ces paroles à une foule québécoise déchaînée. Ces deux phrases aussi simples qu’enflammées dites par l’abbé Groulx mettaient pour la première fois des mots extrêmement clairs sur une pulsion vitale profonde qui sommeillait depuis plus d’un siècle déjà dans l’inconscient collectif de ce Québec qu’on appelait alors Canada français : le désir de souveraineté politique. Groulx était bien entendu en avance sur son temps.
C’est seulement trois décennies plus tard que ce désir de souveraineté allait sortir de sa somnolence et enfin commencer à s’incarner politiquement. Naissait alors l’indépendantisme québécois, ce mouvement qui à deux reprises – d’abord en 1980 puis en 1995 – allait mettre tout un peuple face à son destin en lui demandant, par référendum, la permission de lancer un processus pour sortir de la fédération canadienne afin d’accéder à l’indépendance politique. Après deux échecs, aujourd’hui, en 2017, à l’heure où l’idée même de nation devient de plus en plus difficile à articuler dans le débat public sans être affublé de stigmatisants quolibets, où l’État-nation voit ses frontières érodées par les deux têtes de l’hydre libérale, celle du sans-frontiérisme progressiste et celle du libre-marché capitaliste, qu’advient-il du peuple du Québec et de son désir d’indépendance ? Histoire d’une idée, d’une pulsion de vie tenace mais qui peine à s’incarner dans le réel et contre laquelle l’histoire semble aujourd’hui s’acharner.
Ils étaient défricheurs, cultivateurs, ardents travailleurs. Ils étaient Français, venaient de Normandie, du Perche, de Bretagne, de Paris, du Poitou, de Champagne. Uniformément catholiques, aventuriers, courageux, ils ont déboisé, cultivé, exploré, chassé et pêché, survécu, subsisté sur une terre presque vierge et très sauvage, à la fois riche et rude, où ne vivaient, parsemées sur un territoire gigantesque, que des tribus n’ayant ni reçu la lumière du Christ ni encore inventé la roue. Vivant de misère et de labeur, éclairés par leur foi et leur fidélité à leur mère patrie, la tâche des ancêtres des Québécois était colossale même si d’une simplicité désarmante. Il s’agissait de fonder les premiers établissements civilisés en Nouvelle-France et de survivre à l’hiver et aux agressions des tribus autochtones hostiles. Pour les hommes, il fallait travailler physiquement. Pour les femmes, il fallait enfanter et tenir maison. Pour tous, aller à la messe le dimanche et être de bons citoyens en respectant le droit français. C’était en 1608, date de fondation de Québec, que cette histoire commençait à s’écrire. Cent quatre-vingt-un ans avant la prise de la Bastille.
Bien entendu, nulle velléité d’indépendance ne traversait à cette époque l’esprit de ces bûcheux. Leurs préoccupations étaient moins politiques que simplement d’assurer leur descendance en ne mourant ni de froid ni de faim. On ne peut toutefois faire abstraction des débuts difficiles de ce Québec embryonnaire lorsqu’on cherche à comprendre l’origine du désir explicite de souveraineté qui a conditionné et structuré l’ensemble de sa vie politique des cinquante dernières années. Alors que l’Angleterre envoyait ses citoyens issus de toutes sortes de sectes protestantes peupler ses colonies, la France, au contraire, n’envoyait que des catholiques attachés à leur héritage français. C’est dans ce terreau qu’a pris racine ce qui allait devenir l’âme du peuple québécois.
Puis vinrent la Conquête et le traité de Paris, signé en 1763 – trente-six ans avant la prise de la Bastille. Louis XV cède les « quelques arpents de neige » de la Nouvelle-France à l’Angleterre. La cassure est consommée entre ce qui allait devenir le Québec et la mère-patrie. Si on change d’allégeance, on ne change pas les gens, on ne colonise pas de sitôt leurs esprits. L’âme naissante de la nation québécoise reste donc inchangée. Craignant un rejet violent de la part des Canadiens français, l’Angleterre leur permet de rester catholiques, de garder leur langue, de continuer d’organiser leurs communautés selon les règles du régime français, de garder le droit français sans adopter la common law britannique ; bref, le colonisateur vise à apaiser le citoyen au quotidien et à éviter qu’il ne se révolte. Les développements ultérieurs de la colonie seront teintés de l’esprit anglo-protestant, régis par la common law, mais ceux qui étaient là conservent leurs acquis.
La fière – ou perfide ? – Albion, ce faisant, encapsule le Canada français et son âme naissante en la gardant d’être contaminée par les idéaux de la Révolution française. La tendance moderne veut qu’on s’en désole. Du point de vue du développement et de la solidification de l’identité propre du peuple québécois, il faut, je crois, s’en réjouir. La Révolution française reprenait pour elle une grande partie du dissolvant esprit libéral anglo-protestant : si le Canada eût encore été de juridiction française entre 1789 et 1799, cet esprit l’aurait alors pénétré avec beaucoup plus de force. Il aurait, dans ce cas, été beaucoup plus difficile pour les Québécois de se définir clairement par rapport au Canada anglais qui se développait à ce moment. L’âme canadienne française ainsi encapsulée, elle retint comme fondamental son rapport à la foi et à la morale catholique, son collectivisme, son organisation socio-politique et son rapport plus mystique à la culture.

PREMIER MOUVEMENT AUTONOMISTE
Bien sûr, la modernité devait finir par arriver. L’ascension d’une élite libérale francophone au Canada, s’alimentant de livres importés de France, survint en effet, mais dans un contexte particulier où le pouvoir réel demeurait en Angleterre. Cette élite essentiellement canadienne française lance un mouvement patriote qui réclame l’installation, au Canada, d’un gouvernement élu par le peuple. Une rébellion éclate : premier soubresaut autonomiste dans l’histoire du Québec. Nous sommes en 1837-38. Les patriotes, inspirés par la Révolution et la pensée libérale, cherchent à s’affranchir de Londres. Appuyés sans réserve par leurs concitoyens, leur destin est quand même tragique. Beaucoup sont pendus, d’autres sont forcés de s’exiler. Face à cette crise, Londres envoie un certain lord Durham au Canada français pour dresser un rapport sur l’état de la situation. Son analyse est sans équivoque. Il voit deux ethnies en guerre, Français et Anglais, au sein d’un même pays, le Canada. Sa solution ? Le triomphe pacifiant du capitalisme et l’assimilation des Canadiens français par noyade démographique anglophone.
Le clergé, qui s’était pourtant opposé au trop libéral mouvement patriote, s’oppose bien davantage aux conclusions de Durham. En 1867, le Canada devient une fédération. Les Canadiens français héritent d’une province avec un certain degré d’autonomie, mais toujours chapeautée par une structure gouvernementale jouissant de la souveraineté politique. Cette province, le Québec, qui regroupe la grande majorité des francophones du Canada, compte aujourd’hui pour moins de 25 % de la population totale de la fédération. La noyade démographique de Durham a bel et bien eu lieu et la lente assimilation culturelle du « foyer lumineux de l’Amérique française » que chantait le chanoine Groulx se poursuit inexorablement.

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE
L’indépendantisme québécois, nous l’avons noté au début de ce texte, ne s’est réellement incarné politiquement qu’à partir des années 1960. Le Québec est alors en plein changement. Après la pendaison des patriotes et la fondation de la fédération canadienne, les chemins du Québec et du rest of Canada avaient continué de se séparer. Le Québec restait attaché à son âme et à ses racines, à sa manière de s’organiser et de se cultiver. Le clergé s’occupait des services sociaux, la population observait une morale conservatrice et les intellectuels étaient instruits par diverses congrégations religieuses. Pendant ce temps, le Canada anglais développait l’État providence et les services publics, le clivage entre le Québec et le rest of Canada se creusait. En 1960, c’est l’affaissement de la digue. Le Québec se modernise et se sécularise : c’est la Révolution tranquille. De lui-même, il se dote de ses propres outils économiques, de ses propres institutions publiques.
C’est dans ce contexte que « l’État français » dont rêvait en 1937 l’abbé Groulx prend la forme d’un projet politique concret porté par un parti politique précis – le Parti Québécois (PQ) –, chanté par des artistes, pensé par des intellectuels et des politiciens inspirés – René Lévesque, Camille Laurin, Jacques Parizeau.
Le général de Gaulle, alors invité par le premier ministre québécois Daniel Johnson à visiter l’Exposition Universelle qui se tenait cet été-là à Montréal, décide de traverser l’Atlantique sur le croiseur Colbert afin de débarquer à Québec plutôt que de faire le voyage en avion et d’être forcé par le protocole diplomatique d’atterrir à Ottawa, capitale fédérale. Accueilli triomphalement par la population du Québec, Charles de Gaulle électrise la foule réunie qui l’acclame à Montréal en prononçant un discours que le maire de la ville, Jean Drapeau, a tout fait pour empêcher, et qui se termine par le célèbre « Vive le Québec libre ! » C’est un immense succès ! Un des plus grands hommes politiques du siècle vient de se déclarer, à la face du monde, ami de la cause indépendantiste québécoise. Le mouvement commence à prendre une sérieuse ampleur.
En 1970, un groupuscule radical, le Front de Libération du Québec, pose même quelques bombes, enlève et séquestre un représentant commercial britannique, kidnappe et assassine un ministre québécois fédéraliste. Les premiers ministres québécois et canadiens d’alors, tous deux farouchement opposés à l’indépendantisme, font entrer l’armée canadienne à Montréal, déclarent la loi martiale et emprisonnent sans mandat tous les citoyens soupçonnés de sympathiser avec la cause souverainiste. C’est la crise d’octobre.

LE PARTI QUÉBÉCOIS AU POUVOIR
Traumatisés, les politiciens acquis à cette cause récusent toute forme de violence mais condamnent l’utilisation de l’armée canadienne à des fins de répression politique. Le Parti Québécois prend le pouvoir en 1976. Véhicule politique de son époque, où le conservatisme qui a longtemps bercé le Québec est devenu à peu près inexistant, il marie le projet indépendantiste à un programme progressiste social-démocrate. La recette remporte un certain succès. L’élite médiatico-intellectuelle, grisée d’idéaux décolonisateurs, est séduite. Toujours très prudent, terrifié à l’idée d’être déclaré politiquement infréquentable, René Lévesque (PQ) organise un premier référendum en mai 1980, dont la question respire le mal-être et la difficulté d’assumer réellement le projet qu’il porte :
« Le Gouvernement du Québec a fait connaître sa proposition d’en arriver, avec le reste du Canada, à une nouvelle entente fondée sur le principe de l’égalité des peuples ; cette entente permettrait au Québec d’acquérir le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses impôts et d’établir ses relations extérieures, ce qui est la souveraineté, et, en même temps, de maintenir avec le Canada une association économique comportant l’utilisation de la même monnaie ; aucun changement de statut politique résultant de ces négociations ne sera réalisé sans l’accord de la population lors d’un autre référendum ; en conséquence, accordez-vous au Gouvernement du Québec le mandat de négocier l’entente proposée entre le Québec et le Canada ? »

ÉCHEC DES RÉFÉRENDUMS
L’échec est clair, environ 60 % de la population rejette le projet. La campagne contre la souveraineté est teintée de mauvaise foi. On menace les Québécois des sept plaies d’Égypte. On se promène dans les résidences pour personnes âgées en leur disant que si la souveraineté advenait, ils perdraient leurs prestations fédérales.
Un second référendum a lieu en 1995, sous Jacques Parizeau. La question est beaucoup plus claire et la démarche éminemment stratégique. Parizeau, fin renard, est moins complexé que Lévesque. On demande donc ceci aux Québécois :
« Acceptez-vous que le Québec devienne souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995 ? »
Le « Non » l’emporte à 50,58 % contre 49,42 %. L’échec est un crève-cœur et plonge le Québec dans une très profonde dépression politique dont il peine, encore aujourd’hui, à se relever autrement que par une morbide négation de son énergie vitale. La cicatrice est d’autant plus durable qu’on a appris a posteriori que le gouvernement fédéral, pour appuyer la campagne du « Non », avait violé la loi électorale et, à une semaine du vote, offert la citoyenneté à un nombre record d’immigrants opposés à l’indépendance. Appuyé très majoritairement par les Québécois francophones, le projet fut toujours violemment rejeté et diabolisé par les Québécois anglophones et allophones. Pleins de l’idéologie multiculturelle promue par le célèbre Premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau (père de l’actuel Premier ministre Justin Trudeau), qui accusait les Québécois, déjà dans les années 1960, d’être hostiles à la démocratie et portés vers le fascisme, les opposants à l’indépendance du Québec reprochent encore aux séparatistes d’être mus par des pulsions xénophobes, racistes et réactionnaires. Ils ont aujourd’hui de leur côté la gauche progressiste, vendue au libéralisme, qui a abandonné le projet indépendantiste, le trouvant trop « identitaire », pas assez inclusif, et brimant les droits des minorités. Plus question pour elle de trouver acceptable le projet de pérenniser l’âme nationale québécoise, sa culture et ses racines dans un État-nation.
Les militants et intellectuels indépendantistes se divisent aujourd’hui, et le mouvement s’atomise. Les indépendantistes de gauche rêvent d’un Québec dont le noyau identitaire serait essentiellement civil. À leurs yeux, le projet de donner un pays souverain au peuple du Québec n’a pas de valeur en soi. Pour être valable, il doit être associé à un projet libéral de gauche. De l’autre côté, on trouve les indépendantistes plus conservateurs qui s’appuient sur une compréhension de l’histoire longue de leur peuple. Discrédités dans l’espace public, on les soupçonne de souffler sur les braises de l’intolérance ethnique. L’indépendantisme en 2017 semble dans une impasse.
La jeunesse, elle, se gave de culture américaine, fait étalage de vertu et d’un amour bien superficiel de la diversité culturelle. Mais sa réflexion n’est guère édifiante. Quelle diversité culturelle lorsque, les frontières dissoutes, les cultures du monde sont soumises à la loi du marché et se retrouvent sans défense face au rouleau-compresseur gallo-ricain ? Qu’importe, au fond, puisque son bonheur individuel va amplement make up for it.

David Leroux

David Leroux, jeune intellectuel québécois indépendantiste, anime le blog www.davidleroux.ca et collabore à la revue québécoise L’Action Nationale.

© LA NEF n°297 Novembre 2017