Ferdinand Ulrich (1931-2020)

Ferdinand Ulrich : simplement comme ça, par amour !

Le 11 février 2020, le philosophe catholique allemand Ferdinand Ulrich s’est éteint à Ratisbonne, en Allemagne. À 88 ans, celui qui aimait se nommer « le petit frère pèlerin de Jésus » est enfin parvenu au but de son pèlerinage : le Ciel !

Un philosophe en quête

Ferdinand Ulrich est peu connu sur la scène du monde, voire même inconnu, pourtant certains n’hésitent pas à dire qu’il est « sans doute l’esprit le plus clair et le plus profond de la pensée philosophique du XXe siècle » (cf. article du 12 avril 2016 de Roberto Graziotto paru dans il Sussidiario.net). Hans Urs von Balthasar lui-même (1905-1988) le considèrait comme un des plus importants penseurs contemporains. Le professeur Ulrich a été son ami et son maître, et l’influence de sa pensée métaphysique se laisse percevoir dans la dernière partie de l’œuvre du grand théologien. En 1958, âgé de 27 ans, le jeune Ferdinand, depuis trois ans docteur en philosophie, écrit d’une traite sa thèse d’habilitation : Homo Abyssus. Das Wagnis der Seinsfrage (Homo abyssus. L’aventure de la question de l’être), qui, à l’instigation de Balthasar, sera publiée en 1961. Dans cette œuvre de jeunesse, certainement son chef d’oeuvre, « le philosophe allemand offre la clé ultime de l’interprétation de l’être même. L’être fini n’est pas « quelque chose », mais un « acte de don gratuit ». L’être est amour gratuit donné » (cf. article du 12 avril 2016 de Roberto Graziotto paru dans il Sussidiario.net ). « L’être est un cadeau d’amour gratuit ! Je suis venu du rien à l’être par Quelqu’un qui me précède de toute éternité, qui fait le premier pas vers moi alors que je n’existe pas encore, pas du tout, et qui m’offre l’existence en laquelle tout son Amour est présent. Et du fond de ce « être gratifié », de cette pauvreté d’être pur don offert par Dieu, je m’éveille à l’être… » (conversation avec Ferdinand Ulrich, Noël 2008)

L’Amour est gratuit

Cinquante ans plus tard, dans le testament de Ferdinand Ulrich, on ne lit que trois mots : Die Liebe ist umsonst. L’Amour est gratuit. Trois mots qui font penser à Jean-Baptiste sur les bords du Jourdain voyant passer Jésus : « Voici l’Agneau de Dieu ! » C’est court, sobre, simple, c’est l’essentiel. Cela suffit pour montrer la route, cela suffit pour transmettre l’unique nécessaire, cela suffit pour donner force, lumière et vie ! Comme les trois mots de la petite Bernadette : « Il suffit d’aimer », ainsi les trois mots du vieux pèlerin : « Die Liebe ist umsonst. L’Amour est gratuit » nous lèguent l’héritage d’une vie offerte, tout simplement comme ça, par amour (« einfach so aus Liebe »). Aimer gratuitement, tel est bien le fil rouge qui a guidé et tissé toute la vie de Ferdinand Ulrich.

La réalité d’un mot unique

Ferdinand est né un jour de grosse neige, le 23 février 1931, en Moravie, à Odrau, aujourd’hui l’actuelle République tchèque. Sa maman Adèle vient d’une famille plutôt aisée, son papa Ferdinand d’un milieu très pauvre. La petite famille habite à Fulnek, petite ville voisine de Odrau. 1935. Ferdinand a quatre ans. C’est un enfant malade, si malade que sa mère, un jour, dans un élan désespéré, l’attache dans la poussette et l’emporte à l’église. Elle entre, se dirige tout droit vers l’autel de sainte Thérèse de Lisieux. La mère s’immobilise, la poussette aussi. Elle se met à prier. Bruyamment. Elle crie vers le Ciel, elle supplie pour la guérison de son petit, elle pleure toutes les larmes de son corps. Dans la poussette, Ferdinand la regarde. Il sent monter dans son petit cœur un flot de colère et de répugnance pour cette mère qui se donne ainsi en spectacle. Dégoûté, il lève les yeux. Il voit la statue de la Petite Thérèse. Elle sourit, les bras chargés de roses et de la Croix. Mais qu’est-ce qu’elle a à sourire comme ça, celle-ci ! Et celle-là qui crie et qui pleure ! Le petit Ferdinand est excédé, il s’agite dans la poussette, il veut partir. C’est alors que se produit l’événement. Thérèse sourit toujours et soudain il l’entend. Il entend qu’elle lui parle, il entend qu’elle prononce des paroles pour lui : « Ferdinand, pour toi il ne s’agit pas d’être malade ou en bonne santé. Pour toi, il ne s’agit pas de mourir ou de rester en vie. Pour toi, il s’agit de… de… de… » Un mot tombe alors, tombe au plus profond de son être d’enfant. Le seul mot qui n’a pas été prononcé, qu’il n’a pas entendu de ses oreilles, un mot unique, avec lequel le petit garçon va se battre durant plusieurs semaines… jusqu’à ce qu’enfin il en accueille la réalité. Ce n’est que bien plus tard qu’il pourra dire que ce mot, c’est « AIMER »… « Pour toi Ferdinand, il s’agit d’aimer. » Ferdinand a quatre ans, un fil rouge lui a été remis pour qu’il en prenne soin toute sa vie…

Le fil rouge

Et c’est ce qu’il fait. Tout simplement, dans « le concretissimum » de la vie de tous les jours. Qu’il enseigne à l’université de Ratisbonne en tant que titulaire de la chaire de philosophie, qu’il soit époux et père de trois enfants, ou dans la grande solitude des dernières années de sa vie, il aime. Gratuitement. « J’aime l’autre sans rien vouloir avoir de lui. Rien ! Rien du tout ! Je l’aime, oui, comme le Seigneur l’aime. Simplement. Gratuitement. Gratis. » Pendant les 84 années qui s’écoulent depuis cet appel intime, tous ceux qui lui sont confiés, étudiants, familles, laïcs, prêtres, religieux, trouvent en lui non seulement un maître ou un conseiller plein de sagesse, mais surtout un frère, un ami, un père au service de leur joie. Dans les longues heures de prière silencieuse, se donnant sans réserve dans l’écoute à tous ceux qui l’appellent au téléphone jour et nuit, offrant à tous une généreuse « hospitalité du cœur », fidèlement il sert. Il sert « sans avoir d’autre intérêt que chacun s’approche toujours plus du Seigneur et apprenne à le reconnaître comme le Seul qui est tout son bonheur ». « Je me réjouis d’avoir pu servir notre Seigneur en toi, pour toi. C’est la gratuité de l’Amour. »

Jusqu’à « mourir d’amour »

Caché aux yeux du monde, loin de la fureur médiatique, dans le silence de son petit appartement de la Brittingstrasse à Ratisbonne, son cœur bat entièrement pour l’Église, comme un humble Jean-Baptiste : « Tout le service que l’ami de l’Époux puisse offrir à l’Épouse de l’Époux est de servir dans l’amour, pour devenir lui-même par cet amour toujours plus inutile. » Toujours se retirer soi-même, s’effacer. « Totalement insignifiant, tout simplement inutile[1] », dans le dépouillement et l’abandon, dans un consentement quotidien au mystère de l’ensevelissement, Ferdinand, le « petit frère pèlerin de Jésus », a accompli son service jusqu’au bout. Mais on ne peut mettre la lumière sous le boisseau. Celle qui brillait dans son cœur a rayonné sur son visage, toujours plus lumineux d’une clarté d’enfant… d’une anima candida. Nous l’avons vue ce lundi 27 janvier lors de notre dernière visite dans sa chambre d’EHPAD, et nous en rendons témoignage. Vraiment ce grand homme n’a jamais cessé d’être un tout-petit qui priait avec un cœur ouvert : « Oui, Père ! »

Le vieux pèlerin est passé sur l’autre rive. C’était le jour de fête de Notre Dame de Lourdes. Comment ne pas imaginer qu’Elle est venue le chercher. Elle, la Vierge-Mère. Elle, qu’il a tant aimée et contemplée, Elle lui aura tendu les mains, comme à Bernadette. Et lui, il aura bondi comme un enfant, exultant de « se rendre à l’Amour ». « Cet Amour qui m’aime de toute éternité », disait-il. « Je demande qu’au moment de ma mort, je me rende à l’Amour comme au moment où j’ai été créé par Lui. »

Enfin le pèlerin, comme un voyageur assoiffé, est parvenu à la Source : le Ciel, le Royaume de l’Amour. De l’Amour gratuit !

Petites Sœurs de la Communauté de l’Agneau
http://www.communautedelagneau.org/


[1] Cf. Luc 17, 7-10 : « Ainsi de vous : lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions faire. »

© LA NEF le 11 mars 2020, exclusivité internet