Des bienfaits du carême, comment il s’exerce et ce qu’il produit

De Quadragesimae bonis, quomodo se exerceat et quod producat.

L’année dernière, j’abordai la diététique du carême. Alors que je n’ai pas eu la foi avec le lait maternel, l’Esprit Saint vient de passer. Me voici, catholique, pleinement, confirmé, pétant le feu et fortifié, descendu des étagères du bon Dieu. J’aimerais à présent envisager le carême comme un exercice spirituel. Oui, sucer des glaçons, déjeuner de quinoa et se sustenter de carottes, c’est bien ; renoncer à la carne et au jaja, c’est heureux ; mais se mettre au désert, le cœur à nu, méditer sa faiblesse, s’approcher des moments cruciaux de notre Seigneur Jésus Christ, ressemble, en profondeur, à l’abysse de la mer face à l’écume. Duc in altum. Telle est notre entreprise. Le tiramisu est, à la lettre, ce qui fait monter au ciel. Avant la montée de notre Seigneur, il y a la vie ici-bas, les dernières semaines, les derniers jours, les dernières heures, l’heure utile, la seconde et la mort ; réglons notre assiette morale et spirituelle sur ces instants et prenons les dispositions pour se bien préparer à cette course christique.

La liturgie catholique ne laisse pas d’être grandiose. Elle est l’actualisation des mystères de notre foi, mystères dont la vertu est rendue présente par la célébration des sacrements. La liturgie, c’est Jésus rendu présent dans ses mystères.

Pendant ce temps-là du carême, la liturgie sèche, sobre, froide, remet le fidèle à sa place de créature pécheresse. Depuis notre ancêtre Adam, nous sommes tombés, nous sommes les fruits gâtés du jardin d’Eden, tombés car trop mûrs, trop lourds. Il faut donc que nous soyons raccords avec l’idée de la chute. Louis Ferdinand Céline, dans un ouvrage qu’on ne peut pas citer, disait volontiers que le catholicisme à la différence du communisme, religion moderne, ne flatte pas les hommes. L’homme est un étron, il restera un étron, et, s’il fait des efforts, peut-être qu’il le sera un peu moins. Le communisme jusque dans son Credo flatte les damnés de la terre tandis que le catholicisme tout en les aimant, les enjoint à l’exercice, à la vie dévote, à l’imitation, au chemin de perfection, à l’échelle sainte. Souvenez-vous de cette fresque étonnante au couvent Sant’Andrea in Polesine de Ferrare où l’on voit le Christ monter sur la croix à l’aide d’une échelle, de son plein gré, non point forcé mais de bon cœur. L’exercice du carême va dans ce sens : monter par l’échelle jusqu’à la croix, jusqu’à la sublime folie du Crucifié, de notre plein gré.

Simone Weil faisait une belle analogie entre les échardes plantées dans les mains des paysans rompus à la tâche et les épines de la couronne du Christ. Cette remembrance des épines et une appropriation quotidienne de la souffrance du Seigneur. Quand bien même nous ne sommes points paysans mais des sous-produits de préfecture mondialisée et n’avons pas vu nos reins briser par le labeur, cultivons les épines entre nos mains. Le carême est ce temps paradoxal de la riche privation. On réduit, restreint tout en s’allégeant, en levant les encombrements ; ce que l’on prend pour l’étau est un vadémécum pour la lévitation et la légèreté. Ce temps où l’on s’est coupé des choses, bien que riche, est saupoudré d’ennui. Occupons le champ d’ennui en y plantant la croix parmi les choses perdues et contemplons-la avec saint Paul en tête et cette phrase adressée aux Corinthiens puissante comme un uppercut de Jérôme le Banner : « je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus crucifié. » Le dernier soupir du Christ, ce verbe « il expira », est susceptible de nous tourmenter la nuit, nous faire suer à gros bouillon, agiter nos moelles. Pour sentir les dernières heures, écoutons le morceau 12 O’clock composé par Vangelis. Quelques dragées multicolores ont pu réjouir l’esprit du musicien grec, c’est une musique, certes, moderne, trop moderne pour des oreilles habituées à Haydn. Les sons métalliques et stellaires des synthétiseurs cloutent la nuit d’avant la Passion ; les modulations de voix qui se croisent comme des mélopées entrecoupées par les tintements fatals des cloches progressent vers le calvaire du Christ suspendu à une voix d’homme navrée, heurtée et déchirée dans la nuit. C’est bien là Gethsémanie.

Un peu foufou, je pensais innover pour ce carême en montant les escaliers de mon huis à genoux, en usant du ceinturon ou d’un cilice trouvé chez Darty. Là encore, ce sont des mortifications qui plaisent aux hommes, démonstratives, comme une course aux armements. Déjà au VIIIème siècle, l’Église renonça à la xérophagie en temps de carême. Pourquoi donc cette course à l’échalote ? C’est à Dieu qu’il faut plaire et la souffrance dont on cherche à s’infliger n’est pas tant celle de la douche écossaise que la remembrance de celle du Christ que l’on a modestement la volonté de soulager, de porter pour soi, en esprit.

Selon l’expression consacrée, le carême est le temps où l’église est remise au centre du village. Les lecteurs se souviennent certainement de la dernière scène de la Dolce vita de Fellini. Marcello, costume blanc et chemise noire, sur la plage, tente de parler à une jeune adolescente mais le bruit des vagues est si fort qu’ils n’arrivent pas à s’entendre et le bras de mer fait qu’il ne peut pas la rejoindre. On a l’homme, faible, en quête de sens et l’allégorie de la pureté, de la grâce et de la vérité parfaitement inatteignable, à cause que l’obstacle demeure et que le bruit des éléments forme des nuisances, des parasitismes du monde moderne. Nous sommes avec le Christ dans la même configuration : happés par l’ivresse des soirées, le gras de la chouille, les effusions des bamboches, les noceuses de la noce, la gueule de bois du lendemain ; nous sommes sur nos portables, sur le fil de l’actualité, scrutant déclarations et sondages, dits et interdits ; nous avons les yeux rivés sur nos écrans, et vivons un cent à l’heure absurde, un contre le monde d’un ridicule achevé. Nous sommes des chevaux de bois sur un manège qui n’a pas de sens. Les modernes sont connectés, apprenons avec le Christ la douceur de la déconnexion. Se passer de ces nuisances, gratter ces blablas qui sédimentent nos cœurs, calcifient nos cerveaux, voilà la force du carême : retrouver le chemin du Christ, droit, net, clair, comme une clairière après une coupe sombre, lumineux.

Il y en a qui ont assez de talent pour s’imaginer en entier la Passion, d’autres qui ont besoin d’un support. Qu’ils regardent les Mystères joués au Theater des Passions à Oberammergau. Dans ce bled reculé de Bavière, froufroutant et colorées, aux chalets fameux pour leurs devantures peintes, tous les deux ans, est jouée, depuis 1633, la passion du Christ. La composition dans son ensemble est étonnante avec ses décors et costumes d’époques, figeant parfois l’action comme une peinture dans le style nazaréen, profilant pléthore de femmes en robe bleue, un Christ dégingandé, blanc, blond aux yeux bleus, des soldats romains carapacés. La musique est celle d’un Parsifal enrhumé mais cette tentative de gesamtkunstwerk, rend merveilleusement Jérusalem à l’heure sainte de la Passion devant la dégénérescence programmée du progressisme allemand.

La Résurrection et ses dimanches de joie où l’on chante « Regina Caeli, Laetare, Alleluia ! » ont quelque chose d’enivrant. Et on fait la fête, et on boit, c’est l’Évangile, c’est comme ça. Alors que le combat spirituel est sans cesse à mettre à l’ouvrage, alors que la lutte contre la bête qui se cache derrière nos pulsions, nos désirs, nos refoulements, est perpétuelle et que le mépris des mondanités s’imposerait, voici que le carême nous permet, un temps de l’année, enfin, heureusement, de grandir en sagesse. Ce n’est pas de vin que l’on se remplit mais du Saint Esprit. L’abbé Gouyaud, bien connu des lecteurs, reprenait dans une homélie fameuse qui attira les foules autant que Paul les Ephésiens, un des passages de l’Évangile où il est question de la croissance de Jésus. À son modèle, le bon abbé disait : « celui qui ne grandit pas dans la foi, régresse, la croissance de Jésus rejoint notre croissance dans la vie spirituelle. Le secret de la vie intérieure, c’est de laisser Jésus en nous, croître aussi en nous. »

Alors, que ce carême nous apporte la légèreté de l’esprit, la plénitude paradoxale du manque et la croissance. Avec le Christ, choisissons l’œuvre, la beauté, la sagesse face à Satan et sa clique de tarés qui dans l’ombre préparent le monde comme il va. Ce carême ne sera pas éprouvant, la croix sera facile à porter, la victoire viendra en chantant.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 24 février 2022, exclusivité internet