Au-delà de sa vérité anthropologique, la complémentarité entre l’homme et la femme a été un trait spécifique de l’Occident, notamment dans un objectif de survie économique. Elle a régné en maître jusqu’au XVIIIe siècle. Elle tend aujourd’hui à être niée.
Les anneaux de pouvoir, série diffusée sur la plateforme Amazon Prime Video depuis le 2 septembre 2022, raconte les événements de la Terre du Milieu tels qu’ils se seraient déroulés plusieurs milliers d’années avant les aventures de Bilbo le Hobbit, d’après l’œuvre de J.R.R. Tolkien. Dans ces épisodes, les personnages principaux sont des femmes. Elles mènent l’action, se révèlent dans leur bravoure, guident les apprentis héros, prennent les décisions politiques. Elles possèdent les vertus de courage et de justice habituellement attribuées aux hommes, tandis que ces derniers font plus souvent preuve de prudence et de tempérance. Cette inversion des rôles, que n’aurait sans doute pas voulue l’auteur, s’opère néanmoins dans la douceur, car les deux genres ne s’affrontent pas dans des luttes stériles : au contraire, ils se complètent.
Cela reflète le changement de paradigme que nous connaissons actuellement. Les femmes prennent une place majeure dans la société. Cette nouvelle position est due à une réalité économique : de 1975 à 2019, leur taux d’activité est passé de 43,4 % à 68,2 % en France dans les métiers de services, comme le rappelle l’anthropologue Emmanuel Todd dans Où en sont-elles ? (1). Il explique que la division sexuelle du travail est restée la même depuis les chasseurs-cueilleurs. La part masculine dans l’agriculture, l’industrie, le bâtiment est toujours aussi prépondérante. Mais l’activité humaine glisse progressivement du secondaire vers le tertiaire et la femme y trouve justement son épanouissement professionnel. Son impact économique, social et donc politique se trouve décuplé : « La révolution postindustrielle a coïncidé avec l’émancipation des femmes et une élévation de leur statut » (2).
Une oppression de l’homme sur la femme ?
Fort de ce constat, d’autres s’appliquent à une relecture de l’histoire. Notre histoire contemporaine serait en réalité la perpétuelle lutte d’une émancipation féminine sous le fardeau d’une oppression masculine présente dès les origines de l’humanité. Réinterprétant la philosophie marxiste, transposant la lutte des classes à celle des genres, certains féministes considèrent cette oppression comme universelle. Cette relecture a pour objectif de nier la différenciation hommes-femmes qui existe depuis les origines de l’humanité. Ainsi, chaque différence évidente n’aurait comme explication que l’asservissement anticipé de la femme par l’homme. Pourtant la division sexuelle du travail ne s’explique que parce qu’il existe au sein du couple humain la recherche d’une complémentarité pour la survie. Les hommes chassent et font la guerre, ils fabriquent des outils et des armes, les femmes cueillent et fabriquent de la poterie… les deux font des enfants qui à leur tour assurent la survie de la famille. Il s’agit peut-être de stéréotypes mais aussi d’une réalité historique : aucune exception n’est venue invalider ce schéma.
Tout spécialement dans le berceau occidental, depuis l’Europe jusqu’aux Amériques, l’homme et la femme s’entraident. En Occident, ce modèle de famille nucléaire basé sur le couple solidaire a duré jusqu’à nos jours. Il est majoritairement « patridominant », ce qui s’entend comme une position supérieure de l’homme en ce qui concerne la gestion de la cité et des activités collectives. Cette position supérieure est souvent associée à la patrilinéarité, c’est-à-dire le mode de filiation associée à la parenté paternelle.
Cette complémentarité homme-femme caractérise la société occidentale, notamment lors du Moyen Âge : les archives nous apprennent que dans la société des XIVe et XVe siècles, « hommes et femmes travaillent ensemble, sortent ensemble, se mêlent librement dans l’espace public, explique l’historien Thomas Hervouët. Les images et les textes racontent des femmes allant avec les hommes à l’église, en voyage, à la taverne, buvant comme eux, non moins ivres qu’eux d’ailleurs » (3). L’Église catholique n’a pas été hostile aux femmes : « Avec ses valeurs de paix et de non-violence, son culte de la Vierge Marie et ses monastères de femmes, [elle] a été tout au long du Moyen Âge, un pôle de résistance à la brutalité masculine » (4). La sacralisation du mariage leur a offert une sécurité, en imposant l’indissolubilité et le consentement mutuel, véritable contrepoids à l’autorité parentale. Le rôle public de la femme dans la société est entendu. Évoquons parmi tant d’autres la figure de sainte Catherine de Sienne qui sauva la papauté d’un schisme, ou celle d’Aliénor d’Aquitaine qui assura au XIIe siècle un rôle politique de premier plan entre le royaume de France et celui d’Angleterre.
Les lumières : une vision reproductrice de la femme
Sous la plume des auteurs du XVIIIe siècle, la femme change progressivement. L’historien Georges L. Mosse, dans L’invention de la virilité moderne (1997), considère que la femme devient à cette époque « un véritable objet de désir et de domination pour l’homme » (5). Le cas du marquis de Sade est caractéristique. Sa littérature a séduit l’élite de son temps en conduisant à une vision dégradée de l’homme et de la femme : « Il envisage la femme elle-même, de plus en plus comme une machine biologique à reproduire […], la déconnectant de la nature humaine masculine », explique l’historien du droit Xavier Martin (6).
Les droits attribués à partir de 1789 n’ont profité qu’aux hommes. Et les femmes ont été exclues de cette nouvelle vie politique. La visionnaire Olympe de Gouges, auteur de la Déclaration des droits de la femme en 1791, n’eut aucun impact à son époque. Le massacre des femmes vendéennes lors de la Terreur vient justement de cette philosophie des Lumières qui ne peut envisager la femme en dehors de sa dimension reproductrice : « l’espèce femelle », disait-on. Carrier déclarait à ce propos : « Les femmes de la Vendée ! c’est par elles que renaît une race ennemie » (7).
En France, le Code civil de 1804 inscrit dans le marbre cette vision. Les femmes, privées de droits civiques, sont soumises à l’autorité du père et du mari. On légalise l’infériorité féminine. Même si ce droit moderne napoléonien caractérise un état de la patridominance de l’Ancien Régime, il est tout particulièrement empreint de l’héritage philosophique du XVIIIe siècle. Ce droit est en cela une rupture moderne dans la manière d’envisager la relation des deux sexes : de la complémentarité, nous sommes passés à l’infériorité.
Au XIXe siècle, dans les milieux ouvriers, l’industrialisation de la société pousse les femmes à exercer un travail, dans des conditions aussi peu dignes que celles des hommes. Cette situation évolue, mais il ne s’agit pas là d’une émancipation. En 1848 les femmes sont exclues du suffrage universel, sous prétexte que leur tendance conservatrice perturberait le vote en faveur de la démocratie et pourrait favoriser le retour du roi. À la fin de ce siècle, néanmoins, elles travaillent, commencent à faire grève, revendiquent des droits, ont accès progressivement à l’instruction. Leur participation à l’économie de guerre lors du premier conflit mondial fait prendre conscience aux Français de leur rôle social et économique. Mais il faudra attendre 1944 pour que le Gouvernement provisoire de la République leur accorde le droit de vote et l’éligibilité.
Les excès du féminisme
On comprend, après la réduction des droits des femmes à l’orée du XIXe siècle, pourquoi la lutte féministe fut si virulente après la guerre. Mais dès les années 60, le féminisme tombe dans une sorte d’excès inverse, se coupant de tout ce qui faisait la complémentarité entre l’homme et la femme, à travers le couple. S’il continue légitimement de revendiquer des droits comme l’accès à l’emploi ou l’égalité des salaires, le féminisme transforme sa lutte par des revendications sociétales symboliques. L’accès à la pilule contraceptive (1967) et le droit à l’avortement (1975), qui font de la procréation une décision exclusivement féminine, et, plus encore, le divorce par consentement mutuel (1975), mettent fin à la solidarité des sexes. En refusant le divorce et en n’autorisant que les méthodes naturelles de régulation des naissances, l’Église catholique ne tente-t-elle pas à sa manière de sauvegarder cette complémentarité du couple qui a participé pendant de nombreux siècles au rayonnement de la civilisation occidentale ?
Pierre Mayrant
(1) Emmanuel Todd, Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes, Seuil, 2022, 400 pages, 23 €, p. 196.
(2) Ibid., p. 198.
(3) Thomas Hervouët, L’invention de la famille occidentale, Salvator, 2022, 300 pages, 22 €, p. 163.
(4) Emmanuel Todd, op. cit., p. 180.
(5) Cité dans Xavier Martin, L’Homme des Droits de l’Homme et sa compagne (1750-1850), DMM, 2001, p. 115.
(6) Xavier Martin, op. cit., p. 134.
(7) Cité dans Xavier Martin, op. cit., p. 136.
© LA NEF n° 355 Février 2023