Le projet de loi sur la « fin de vie » qui était en débat à l’Assemblée est mis en suspens du fait de sa dissolution. Dans ce moment de répit, il nous faut continuer à se battre, réfléchir et argumenter contre ce triste projet. F.-X. Putallaz nous livre une puissante argumentation, revenant sur les vocabulaire employé et les mensonges qu’il charrie, sur la notion folle et viciée de la liberté invoquée par les partisans de l’euthanasie, sur l’injustice que celle-ci constitue pour tous les protagonistes de l’acte, et sur réponse par le soin qui lui semble être la seule véritable issue.
La manière dont la France encadre la fin de vie repose sur trois principes humanistes : premièrement, l’exigence de soulager la souffrance et d’accompagner les malades de manière compétente (soins palliatifs) ; deuxièmement, la liberté de refuser un traitement et d’y renoncer si celui-ci est inefficace ou n’a plus de sens (refus de l’obstination déraisonnable) ; troisièmement, l’interdit de l’homicide (euthanasie et suicide assisté).
Ces repères vacillent aujourd’hui pour de curieuses raisons.
1. Un vocabulaire malsain
Un syntagme sert de levier à ce basculement, celui d’« aide à mourir », qui entretient une confusion malsaine. Il recouvre en effet deux significations inconciliables. D’une part, un « accompagnement de la vie » dans les moments où celle-ci se termine : les actes médicaux et humains sont au service des vivants, soulageant leurs douleurs, atténuant leurs souffrances, accompagnant les malades en prenant soin de chacun. D’autre part, « aide à mourir » signifie l’inverse : collaborer à un acte dont l’objectif est de faire mourir, soit par sa propre main dans le suicide assisté, soit par l’entremise d’un tiers dans l’euthanasie. Le but n’est plus du tout une « aide à la fin de vie », mais bien une « prestation de service pour donner la mort ».
Le syntagme « aide à mourir » recouvre ces deux sens opposés : la première attitude relève du soin, la seconde est contraire aux buts de la médecine. On s’étonne que la France, pays des idées claires et distinctes, entretienne pareille confusion : on s’appuie sur la véritable compassion due aux personnes en fin de vie, pour éradiquer la souffrance en supprimant le malade.
Jusqu’ici notre commune humanité ne s’aventurait pas à confondre deux attitudes aussi incompatibles : dans le retrait thérapeutique, c’est la maladie qui emporte le malade. Dans l’euthanasie et le suicide assisté, c’est une personne qui tue, avec l’objectif de donner la mort.
Cette distinction capitale est attestée par trois instances. D’abord, on ne s’y est jamais trompé depuis le Serment d’Hippocrate ; loin de se vouloir passéiste, un tel rappel souligne que dans ce domaine il n’est pas vraisemblable que tout le monde se soit toujours fourvoyé. Ensuite, la foi chrétienne (et d’autres religions) éclaire par en dessus l’incontournable exigence du « Tu ne tueras pas », y compris toi-même. Troisièmement, toute intelligence distingue de manière rationnelle entre le refus de s’acharner pour maintenir une personne en vie, et l’acte de lui (se) donner la mort : la médecine palliative accompagne les personnes, l’assistance au suicide les abandonne.
Le syntagme « aide à mourir » est donc un fourre-tout qui dénature l’esprit : au lieu de se laisser guider par l’expérience et la vérité de l’être humain, l’intelligence est entraînée sur une voie qu’elle n’aurait jamais empruntée si les mots ne l’y avaient contrainte. Un vocabulaire malsain empoisonne le débat, l’enfermant dans une impasse.
2. Une « liberté » en conflit avec la médecine
Le vocabulaire ne fait pas tout. En effet, le projet de loi française sur l’euthanasie repose sur ce présupposé très faux, qu’il suffirait de fixer un cadre légal pour contenir le phénomène. L’exemple suisse du suicide assisté est saisissant : en vingt ans, les barrières sont tombées les unes après les autres. 2004 : l’aide au suicide est réservée aux malades en fin de vie. 2007 : les critères s’élargissent aux patients souffrant « d’une maladie ou de séquelles d’accident, graves et incurables ». 2014 : on prend en charge le suicide de patients atteints de « polypathologies invalidantes dues à l’âge ». 2018 : les autorités médicales le cautionnent pour des « limitations fonctionnelles » causant au patient « une souffrance qu’il juge insupportable ». 2024 : un médecin est acquitté pour avoir assisté le suicide d’une personne en pleine santé ne supportant pas son veuvage.
Ce processus d’élargissement n’est pas accidentel. Il est inéluctable pour la raison suivante : si chacun est réputé libre de choisir sa mort, aucune indication médicale ne sera habilitée à limiter cette « liberté ». Pourquoi donc faudrait-il être malade pour être libre ? C’est absurde.
On ne s’étonnera donc pas que le nombre de suicides assistés ait explosé de 750 % en Suisse durant la même période. Au point qu’on en vient à décréter qu’il y a de « vrais suicides » et de « faux suicides » : dans telle maison de retraite, si un résident projette de se jeter du troisième étage, tous se mobilisent pour l’en empêcher. S’il le fait de manière aseptisée dans sa chambre, l’institution est condamnée à l’accepter.
La plus élémentaire rationalité se trouve décontenancée : de puissants mouvements (relativisme, nominalisme et utilitarisme) se sont ligués pour empêcher l’intelligence et la compassion de trouver de véritables solutions.
3. Le suicide assisté est une injustice
Si l’aide au suicide et l’euthanasie conduisent à des abus, c’est qu’ils sont en eux-mêmes déjà des abus. Cette observation serait inaudible si on oubliait que ces actes, contraires à la médecine, induisent de graves injustices. Injustice d’abord à l’endroit des proches, souvent mal informés du fait que, même cautionné, un suicide reste une violence. Les premières études montrent que 20 % des proches souffrent de stress posttraumatique dû à un suicide assisté. De plus, l’effet « tache d’huile » est documenté : dans une maison de retraite, au lendemain d’un suicide assisté, deux résidentes ont aussitôt réclamé : « Moi aussi, je voudrais partir comme ça. »
Injuste ensuite envers les soignants. Si la mort programmée est instaurée par une loi, celle-ci induit une obligation pour le médecin. Le fait même qu’on prévoit une clause de conscience prouve qu’on lui a imposé une nouvelle obligation. Alors que les soignants n’ont rien demandé, on les charge d’une responsabilité indue, comme s’ils n’étaient pas déjà suffisamment sollicités.
Injuste enfin à l’endroit des malades. Quiconque a accompagné un proche jusqu’au bout de sa vie sait combien celui-ci est enclin à se sentir un fardeau : il se reproche de coûter cher et surtout de donner du souci aux gens qui l’aiment. Si on prend soin de lui, c’est par amour, par solidarité fraternelle et par justice. Mais quand une loi légalise le suicide assisté, le malade a désormais le choix entre rester ou partir. Et s’il est toujours là, c’est qu’il a décidé de rester. Il aura délibérément choisi de devenir un fardeau financier et affectif pour ses proches. Le voilà désormais coupable d’être malade ! À la douleur de la maladie, à l’angoisse de mourir, on lui sert de surcroît le malheur d’être coupable. C’est injuste.
4. Une réponse vraie et courageuse
Malgré les déroutes de la raison éthique, le repère central se maintient envers et contre tout. L’aide au suicide et l’euthanasie contredisent les soins : « L’euthanasie ne complète pas les soins palliatifs, elle les interrompt, elle ne couronne pas l’accompagnement, elle le stoppe, elle ne soulage pas le patient, elle l’élimine » (J. Ricot).
C’est donc dans le développement des soins palliatifs, plus onéreux mais plus humains, que se trouve la réponse : l’amour et le soin n’abandonnent jamais un malade, mais le soulagent et l’accompagnent jusqu’au bout. Les soins palliatifs s’adressent à la personne dans l’intégralité de sa vie, en relation avec ses proches. Quant à ceux qui s’inquiéteraient d’une agonie insupportable, les unités de soins professionnels peuvent proposer des mesures de sédation. En complément des antalgiques, il est possible de provoquer une diminution de la conscience, de manière temporaire (en cas de crise), de façon discontinue (pour la nuit) ou continue (jusqu’au décès naturel). C’est un droit de dormir, sans souffrir, jusqu’à ce que la mort survienne.
La France dispose actuellement d’un cadre adéquat qui humanise la fin de vie. Puisse le répit législatif dû à la recomposition de l’Assemblée nationale être l’occasion de récolter les fruits de la loi actuelle et d’éclairer les consciences : de sages prescriptions sont requises pour l’avenir de notre civilisation, pour la signification humaine de la médecine, et surtout pour la solidarité envers les plus faibles. Qui pourraient bien être chacun d’entre nous.
François-Xavier Putallaz
François-Xavier Putallaz, philosophe et professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg (Suisse), vient de publier un essai remarquable : La déroute de la raison. Les enjeux du suicide assisté, Cerf, 2024, 198 pages, 22 €. Lisez ce livre, il est un modèle du genre, parfaitement argumenté et d’une rare clarté d’expression.
© LA NEF n° 371 Juillet-Août 2024