La dernière séquence politique a montré une fois de plus combien la gauche se posait en camp du Bien et se voulait la gardienne intransigeante de la « morale républicaine ». L’alliance électorale du Nouveau Front Populaire, incluant un parti aux relents d’antisémitisme, s’est élaborée à gauche sans difficulté ni état d’âme, quand, à droite, toute velléité de simple dialogue avec le Rassemblement National a aussitôt été montrée du doigt comme une chose indigne. La gauche demeure donc toujours dans une posture morale, et c’est cet aspect que nous avons voulu explorer dans le dossier de ce mois.
Mais, pourra-t-on objecter, la gauche existe-t-elle encore, et le clivage gauche-droite n’est-il pas dépassé ? Certes, à l’évidence, ce clivage est bien moins structurant qu’il ne l’a été dans le passé. En observant les grandes fractures qui divisent la société française, on ne peut que donner raison à Christophe Guilluy qui, sociologiquement, oppose une « France d’en haut », urbaine et aisée, profitant de la mondialisation, à une « France périphérique », rurale ou de petites villes, composée de milieux populaires et de classes moyennes. Une opposition sociologique, cependant, ne se traduit pas forcément de façon identique en politique. De même, l’antagonisme, sur lequel s’appuie le RN, entre « patriotes », défenseurs de la souveraineté de la nation, et « mondialistes », adeptes d’un effacement des frontières, est également bien réel. Cette opposition recoupe la précédente mais, pas plus qu’elle, n’annule complètement le traditionnel clivage gauche-droite, même si ce dernier perd de sa substance : tout particulièrement en raison du ralliement des gauche et droite « gouvernementales » à l’européisme et au mondialisme libéral, si bien que rien d’essentiel ne les distingue plus ; elles se retrouvent dans un centre qui penche légèrement d’un côté ou de l’autre selon les cas, laissant un boulevard à gauche et à droite aux « extrêmes » (malgré ses dénégations, le RN a bien du mal à ne pas passer pour un parti de droite).
M. Macron et le clivage gauche-droite
M. Macron, lui aussi, a voulu neutraliser le clivage gauche-droite en cherchant à phagocyter la grande majorité de l’électorat allant du PS au LR : cela a fonctionné un temps, il a réussi à réduire ces deux partis dont il était proche pour se retrouver maintenant isolé avec deux forts extrêmes. Cette volonté de surmonter le clivage gauche-droite, au prétexte qu’il divise la nation, est un non-sens : les oppositions sont nécessaires au jeu démocratique, dont l’objet est de permettre une alternance pacifique du pouvoir.
La démocratie est ainsi affaiblie par la relativisation du clivage gauche-droite qui contribue à l’inquiétant recul du politique au profit des « experts » et des lobbies : en effet, l’union autour d’un large centre qui prétend représenter la nation conduit à un nouveau clivage malsain entre ce dernier, s’affirmant seul « républicain » et compétent pour diriger le pays, et des « populistes » qui révèlent une réaction saine et nécessaire du corps politique, mais dont le sérieux laisse souvent à désirer. Cette nouvelle opposition n’est pas celle de concurrents légitimes aspirant au pouvoir, mais celle du camp du Bien contre un ennemi incarnant le Mal qu’il s’agit d’éradiquer.
Dès lors, le jeu naturel de la démocratie, qui suppose l’alternance, ne s’opère plus, alors que la France aurait besoin d’une gauche et d’une droite aux idées claires et bien structurées. Hélas ! la France est le pays de la Révolution et le sens de la nuance et du compromis n’est pas ce qui caractérise notre vie politique. Le drame est que gauche et droite ont trahi leurs idéaux originels les plus élevés : à droite, la primauté de la nation, l’affirmation d’une permanence de la nature humaine et de la transcendance, le sens de la transmission, l’homme étant un héritier ; à gauche, le souci du peuple et des pauvres, quand elle s’est lancée dans des luttes contre les « discriminations » envers toutes les « minorités », suivant en cela un progressisme transgressif sans limite.
Des idéaux dévoyés
Si la gauche a dès l’origine été habitée par l’idée de progrès, avec toute l’ambiguïté que recèle cette notion, elle s’est aussi construite sur des idéaux élevés autour de la justice et de l’égalité, principes qu’il est évidemment important de défendre dans toute société digne de ce nom. Certes, encore aujourd’hui, la gauche se réclame de ces beaux idéaux, mais elle le fait avec une vision de l’homme erronée, voyant en lui un être naturellement bon (ignorant les conséquences du péché originel) que les structures corrompent. D’où sa foi dans la révolution et la mise à bas du système, la table rase du passé, l’homme pouvant se construire lui-même sans nécessité de recevoir quoi que ce soit, ce qui explique combien la gauche est en pointe dans l’effrayante déconstruction anthropologique actuelle et sa propension à régenter la pensée.
Quant à la droite, elle ne résiste guère mieux que la gauche au progressisme transgressif ambiant et, trop souvent, se cantonne à une vision gestionnaire de la politique où seule semble importer l’économie.
La nomination de Michel Barnier ne changera rien à cette décomposition politique : même s’il le voulait, il n’en aurait ni le pouvoir, faute de majorité, ni le temps.
Christophe Geffroy
© LA NEF n°373 Octobre 2024