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Thérèse et sa « petite voie »

Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967), carme fondateur de Notre-Dame de Vie, a été béatifié en 2016. Cet article s’intéresse à sa filiation avec sainte Thérèse de Lisieux et sa « petite voie ».

Le bienheureux Père Marie-Eugène saisit avant beaucoup d’autres la grandeur de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, son génie, et la pertinence de sa doctrine spirituelle communément appelée « voie d’enfance spirituelle ». Par sa prédication, il encouragea l’Église à lui faire bon accueil pour permettre au plus grand nombre de bénéficier sans tarder de ce « moyen d’aller au Ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle » (C, 2 v°) (1).
Le jour même de la béatification de la jeune carmélite, le 29 avril 1923, le Père Marie-Eugène fait part à un ami de sa joie de voir la petite voie promue par cet événement : « La mission de la petite bienheureuse est une effusion de l’amour divin dans les âmes sous la forme que le Bon Dieu désire pour notre époque. Cette béatification est la marque de l’authenticité divine de cette mission. Aussi nous voici maintenant officiellement encouragés à marcher dans cette voie » (2). Ici, Dieu n’est plus appréhendé d’abord par l’attribut de sa justice, mais par celui de sa miséricorde. Cette béatification marque donc le début d’un approfondissement significatif du rapport de l’Église avec Dieu. Il faut attendre le 19 octobre 1997, avec la proclamation de sainte Thérèse docteur de l’Église, pour que sa « petite doctrine » (B, 1 v°) soit formellement reconnue comme voie universelle de sanctification. Le nouveau rapport de l’Église avec la miséricorde divine est du même coup entériné.

Quelle est la source profonde et cachée de la petite voie et ses traits essentiels pour le Père Marie-Eugène ?
« Comment une âme aussi imparfaite que la mienne peut-elle aspirer à posséder la plénitude de l’amour ? » (B, 5 r°) : voilà la question que se posa Thérèse, celle à laquelle la petite voie tente de répondre. Thérèse était pénétrée de sa misère. Elle cherche à l’intégrer au processus de sa sanctification. En scrutant l’Écriture, elle découvre alors que le propre de l’amour divin est de s’abaisser (cf. A, 2r°) « jusqu’au néant » (B, 3v°). Cette attirance irrépressible de la miséricorde divine pour la misère humaine (3) constitue le fondement de la petite voie de Thérèse, qui comprend qu’elle peut devenir sainte grâce à sa misère, et non malgré elle ! Considérée à l’aune de cette loi divine, la misère devient l’occasion privilégiée de bénéficier de la charité divine et constitue un véritable « trésor » (4). Mais c’est à la condition nécessaire et suffisante (5) qu’elle soit abandonnée aux opérations transformantes de l’amour divin par la pratique persévérante de la vertu de petitesse. Rester petit ne signifie pas seulement reconnaître humblement et avec persévérance sa misère, mais la présenter activement au Seigneur à chaque instant, en toute confiance. C’est regarder vers Lui (6) et solliciter sans cesse son aide, avec la conviction paisible qu’Il ne manquera pas de porter secours. Il est requis ici de se mettre dans la dépendance totale de Dieu, comme un tout petit enfant à l’égard de son père, comme l’Enfant de « la crèche de Bethléem » (7), précise le Père Marie-Eugène.
Dans une conférence de 1955, ce dernier caractérise dans une grande clarté le premier trait essentiel de la petite voie : « Le secret que sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus a mis en lumière, c’est l’utilisation de la misère concrète. L’idéal pour elle, c’est cette pécheresse allant au désert pour faire pénitence et qui mourut d’amour. Au miracle de la pureté, elle préfère presque le péché. C’est une lumière de fond, non un petit truc. Pour que le divin triomphe, il faut cet échec qui va jusqu’au plan moral » (8).

Le sommet de l’amour

L’amour est le second trait essentiel. Pour le Père Marie-Eugène, « le précepte [de l’amour] (cf. Mt 22-37-40) qui résume l’Évangile résume aussi la doctrine de sainte Thérèse » (9). Son désir premier est d’arriver au sommet de l’amour : « Je n’ai jamais désiré que vous aimer » (C, 34 r°). L’amour est le but et le fruit de l’intégration de l’échec dans la vie chrétienne : celui-ci étant assumé, l’âme peut se consacrer à son activité essentielle. Ne s’inquiétant plus de ses faiblesses, elle est toute disponible pour aimer, cherchant à aimer par tous les moyens, non dans des actions éclatantes, mais dans celles qui tissent la trame de son existence. C’est cela que sainte Thérèse appelle « jeter des fleurs » : « Mais comment témoignera-t-il son Amour ? Eh bien, le petit enfant jettera des fleurs » (B, 4 r°).
C’est d’ailleurs par la seule pratique de l’amour que la petite âme veut atteindre l’Amour (10), ne s’exerçant aux autres vertus que si l’amour le lui commande. La vie vertueuse ne sera donc pas supprimée, mais portée à sa simple et ultime perfection : « Dans l’amour, en effet, Thérèse [la petite âme] trouvera tout ; par la charité elle sera ornée de toutes les vertus, car elle en est la reine, elle les informe toutes, les porte toutes en elle ; elle est “le lien de la perfection” (Col 3, 14) » (11).
La petite voie se veut d’un usage simple à la portée des âmes ordinaires. Elle doit être également facile à comprendre : elle est l’art d’abandonner ses faiblesses à l’action de la miséricorde divine, pour leur faire porter un fruit de sainteté.

Frère BENOÎT-MARIE DE L’ENFANT-JÉSUS, ocd

(1) C, 2v°= Manuscrit C de l’Histoire d’une âme, folio 2 verso (B= Manuscrit B ; A=Manuscrit A).
(2) Lettre à l’abbé Joseph Gayraud in Mgr Guy Gaucher, La vie du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Henri Grialou (1894-1967), Cerf-Éditions du Carmel, 2007, p. 84.
(3) C’est-à-dire toutes les déficiences et défaillances humaines subies ou volontaires : les fragilités psychologiques, les mauvaises tendances, les vices et même les péchés.
(4) LT à sa sœur Marie du Sacré-Cœur du 17 septembre 1896 (LT 197).
(5) Bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Écrits d’une vie (1925-1967), Éditions du Carmel, 2024, p. 226.
(6) À la manière de Thérèse, qui « avec un audacieux abandon, […] veut rester à fixer son Divin Soleil », sans se laisser effrayer « ni [par] le vent, ni [par] la pluie » (B, 5v°).
(7) Écrits d’une vie, ibid, p. 227.
(8) P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Les premiers pas de l’Enfant-Dieu, Éditions du Carmel, 2001, pp. 91.92.
(9) Écrits d’une vie, ibid, p. 216.
(10) Lettre à sa cousine Marie Guérin, juillet 1890 (LT 109).
(11) Écrits d’une vie, ibid, p. 218.

Deux ouvrages importants du bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus :
Je veux voir Dieu, Éditions du Carmel, rééd. 2024, 1392 pages, 38 €.
Écrits d’une vie (1925-1967), Éditions du Carmel, 2024, 1288 pages, 38 €.

© LA NEF n° 373 Octobre 2024