Mon vrai nom est Elisabeth, sorti le 6 février 2025, est devenu un phénomène d’édition. En tant que revue catholique, il nous a semblé important de parler de cet ouvrage brillant, dérangeant, écrit depuis un « endroit » qui n’est forcément pas le nôtre, qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion et remises en cause.
Ce livre est né d’une enquête longue de quatre ans, menée avec rigueur et acharnement. À vingt-cinq ans, Adèle Yon, jeune normalienne chercheuse en études cinématographiques, craint de devenir folle. Crainte qui semble guetter au tournant toutes les femmes de sa famille parvenues à cet âge. Le fil de cette angoisse commune est vite remonté : toutes sont hantées par leur aïeule Elisabeth, alias Betsy, l’arrière-grand-mère d’Adèle. Betsy, « un nom qui ne se prononce pas » dans cette famille pourtant nombreuse, un nom qu’entoure un épais silence, mais un nom auquel est associé un terrible fléau, celui de la maladie mentale : « schizophrénie ». Betsy aurait été schizophrène. L’auteur essaie alors de comprendre qui était Betsy, et quelle fut sa vie. Le récit d’enquête dans lequel elle nous embarque mêle sa narration à la première personne, des retranscriptions d’entretiens avec des membres de sa famille sous forme de scripts, et des pièces d’archive (lettres échangées entre Betsy et son mari, comptes-rendus médicaux, photos…), le tout imbriqué dans une composition remarquable qui fait écho au montage d’un film.
Peu à peu, Adèle Yon reconstitue la vie d’Élisabeth. Née en 1916 dans une famille d’ingénieurs, nombreuse, catholique et bourgeoise, Betsy est une jeune fille brillante, très belle, exubérante, pleine de vie, éprise de liberté et de grand air, qui s’empresse d’épouser en août 1940 André, polytechnicien, un homme qui présente bien et qu’elle connaît à peine au terme de fiançailles essentiellement épistolaires (la drôle de guerre puis les combats de 1940 les tiennent éloignés). Leurs écrits montrent tragiquement l’ampleur de leur incompréhension mutuelle, la fantaisie et la finesse de Betsy, la dureté et l’esprit étroit d’André – on devine vite deux âmes qui ne peuvent communier –, mais aussi leur idéal de sainteté. Ils se marient. Le fossé de mésentente qui les sépare ne cesse de se creuser, des enfants arrivent – Betsy en aura six en sept ans, dont cinq contre son gré, elle qui confiait à son fiancé avoir « le sentiment maternel moins développé que chez d’autres jeunes filles » –, et, au milieu des grossesses à répétition et des post-partum très difficiles, les choses s’aggravent. En 1950, son père et son mari allient leurs forces pour contrer les avis médicaux et faire lobotomiser Betsy. Un « psycho-chirurgien » accepte de s’en charger, et ses outils entreront dans la tête de Betsy, viendront déchirer les fibres de son cerveau, et n’en ressortiront qu’après y avoir commis leurs ravages : deux cavités de chaque côté de la tête, au niveau des tempes, et une mutilation psychique irréversible. Abêtie, diminuée, devenue cette « enveloppe de chair » que son esprit n’habite plus totalement, coupée de ses propres émotions, Betsy est internée pendant 17 ans, au nom de « troubles thymiques avec intolérance aux contraintes sociales, familiales ou autres », de « colères à l’égard du mari », dans un asile, lieu terrible, bien plus carcéral qu’hospitalier, lieu de maltraitances de toutes sortes qu’on appellerait aujourd’hui tortures, où presque personne ne lui rend visite, et dont elle s’échappera à plusieurs reprises pour rejoindre son foyer – mais André l’y fera toujours raccompagner manu militari. À la faveur d’une réorganisation de l’institution psychiatrique et grâce à l’arrivée d’un nouveau médecin, Betsy quitte enfin cette maison des horreurs. Elle a 51 ans. Son mari ne tolère pas la présence de sa femme dans sa maison plus de quelques jours par an, elle passe donc la fin de ses jours chez ses vieux parents, puis en maison de santé, où elle meurt, aussi seule qu’elle a vécu, à 70 ans passées. André meurt quelques années plus tard, entouré des siens, pater familias respecté de tous.
Passer du cas particulier au général ?
Une fois refermé le livre, la question qui nous interpelle inévitablement est celle du passage du particulier au général : les violences atroces subies par Élisabeth relèvent-elles d’un cas tellement limite qu’il ne parle que de lui-même ? Ou bien s’agit-il d’une situation certes paroxystique qui, telle quelle, ne concerne qu’un nombre très restreint de femmes, mais qui jette une lumière crue sur des failles structurelles ? Il semble que l’histoire d’Élisabeth ne flotte pas seule, éthérée, mais qu’elle est permise par un substrat tissé de nombreuses dérives.
Tout d’abord, elle nous dit quelque chose de la place accordée aux femmes dans une société qui les traitait en mineures absolues, et les faisait passer de la tutelle du père à celle du mari. À la même époque, quand elle souhaite entrer au couvent, celle qui deviendra mère Yvonne-Aimée de Malestroit se heurte au refus des siens, qui méconnaissent totalement sa psychologie, l’estiment trop idiote, ignorent ses aspirations et lui cherchent un mari. Toutes les femmes n’héritaient pas alors d’un triste sort, fort heureusement, les histoires heureuses abondent, et l’histoire d’Élisabeth est très rare ; mais l’avis d’une femme mariée n’avait de poids réel que s’il se trouvait en face un homme qui acceptât de le considérer. Structurellement, leur situation était celle d’une immense vulnérabilité et dépendance, avec tous les aléas et les abus que cela charrie.
L’hubris de l’institution psychiatrique
Mais est aussi en jeu la complicité d’une institution psychiatrique dont le corpus misogyne et les pratiques cruelles venaient prolonger ce joug familial.
Au-delà du cas singulier d’un médecin complaisant ou corrompu, pris en flagrant délit de collusion avec un mari malhonnête, au-delà du problème criant posé par l’absence de garde-fous juridiques et de contre-pouvoirs tels qu’une exigence de collégialité dans la décision d’internement, l’histoire d’Élisabeth nous dit quelque chose de l’histoire de la médecine, et de son hubris. Alors que la psychiatrie est naissante, qu’elle tâtonne, qu’elle en est aux tout premiers débuts de connaissance sur le fonctionnement cérébral, elle se permet des actes totalement exorbitants, disproportionnés, définitifs, sans le moindre principe de précaution, faisant du corps le lieu d’expérimentations sans retenue, en l’absence même de résultats probants. Quel orgueil, quelle confiance démesurée et aveugle faut-il avoir, pour oser violenter et mutiler ainsi – surtout quand une discipline balbutie encore.
Une autre découverte que fait Adèle Yon est que la lobotomie ne visait pas à agir sur la cause de la maladie mentale et à guérir la patiente, mais à atténuer ou supprimer les comportements jugés gênants. Les comptes-rendus médicaux montrent que la réussite de l’opération sur la patiente était évaluée « en fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler l’ordre » (capacité à réinvestir la vie du foyer, à prendre goût aux travaux de ménage, à cuisiner, etc.). Ce qui implique très directement que « diminuer cognitivement un individu a dans certains cas moins d’importance que de le rendre conforme aux exigences de la communauté sociale », que « mieux vaut ne pas vivre ou vivre à moitié que de déranger la société humaine à laquelle on appartient ».
Quant à l’asile, il n’y était pas recouru dans une optique de soins ou de cure : il était « le signe d’un renoncement des médecins et d’un abandon de la famille », un lieu où mettre les personnes qu’on ne pouvait mettre ailleurs, un lieu dont on ressortait peu. Camille Claudel illustre dramatiquement cet usage social qui est fait de l’asile. Elle y est internée en 1913, après un diagnostic de « psychose paranoïaque ». Quand en 1919, son état semble s’améliorer et qu’un médecin évoque la possibilité d’une sortie, sa mère s’y oppose violemment, et les raisons invoquées n’ont pas trait à l’état pathologique de sa fille, qui semble balayé de l’équation : « Enfin elle a tous les vices, je ne veux pas la revoir, elle nous a fait trop de mal ». Elle y restera jusqu’à y mourir en 1943.
Personne et corps social
Face à ces défaillances inouïes de la société et de la médecine, face à ces abandons, à ces vies brisées au nom d’un certain ordre social (ou de l’égoïsme de quelques-uns), il est bon de se rappeler la hiérarchie qu’opérait Jacques Maritain : la personne comme individu et membre de la communauté est ordonnée au bien du tout, mais in fine, c’est le corps social qui est ordonné au bien de la personne en tant qu’elle possède une âme, une dignité propre, en tant qu’elle est appelée à une fin surnaturelle. Cette subordination est chose à méditer et à profondément digérer, car elle nous aide à prendre en compte avant tout la réalité et la souffrance des personnes, et à regarder les personnes comme le Christ lui-même les regarderait. À nous autres chrétiens, l’antidote à ces violences est normalement déjà donné.
Et, précisément, ce qu’il y a pour nous d’encore plus déroutant et révoltant dans l’histoire d’Élisabeth, c’est qu’André, dans ses lettres notamment, affiche une foi catholique omniprésente qui semble le traverser de bout en bout. Comment peut-il parler autant de Dieu et manquer autant à la charité la plus élémentaire ? Comment peut-il être si peu chrétien qu’il en oublie qu’est disciple du Christ non pas celui qui se fige dans la rigidité d’une conduite en apparence irréprochable, mais celui qui, à l’image de la pécheresse couvrant de parfum les pieds de Jésus, « a montré beaucoup d’amour » (Lc 7, 47) ?
Une autre réflexion qu’ouvre cette lecture est l’attention et la délicatesse que l’on ménage aux personnes plus « hors norme », à tous ceux qui, à des degrés divers, ne se conforment pas à certains attendus ou fonctionnements sociaux. Certains, en naissant, adhèrent presque immédiatement au monde dans lequel ils sont pris, se trouvent naturellement adaptés à leur environnement – dans Le soulier de satin, Don Camille décrit ainsi ce type de personnes dont il n’est pas : « Il y a des gens qui trouvent leur place toute faite en naissant, serrés et encastrés comme un grain de maïs dans la quenouille compacte : la religion, la famille, la patrie. » D’autres, à l’inverse, se débattent toute leur vie pour chercher ou bâtir une place qui pourrait être la leur. Comment la communauté humaine (religieuse, politique, familiale…) parvient-elle à donner un espace aux siens qui ne rentrent pas dans le rang, à se maintenir sans les étouffer ni les écraser ? Sans doute est-ce une question à laquelle on commence à répondre en acceptant de la regarder en face et de la prendre au sérieux.
Enfin, une conclusion à laquelle on peut être conduit, comme catholique, face au terrible destin d’Élisabeth, c’est qu’il existe des « structures de péché » sociales, par époque. Certaines sociétés à certaines époques en arrivent à considérer comme normales des situations qui apparaissent ensuite inadmissibles aux yeux d’une période ultérieure. Constat qui nous incite d’autant plus à rester infiniment libres vis-à-vis de notre temps, à garder les yeux rivés sur une seule boussole (comment le Christ aurait-il agi ?), et à nous demander quel mal structurel notre propre époque tolère ou relativise.
Grâce à ce livre, nous sommes désormais nombreux à appeler Betsy par son vrai nom : Elisabeth. Elle qui eut à affronter la grande solitude, l’incompréhension des siens, elle que personne ne vint jamais défendre ni protéger, ni même réconforter ou consoler, pas même aimer (« Qui a aimé Betsy ? », demande Adèle Yon, question déchirante – la seule question qui compte), elle qui fut si violentée et délaissée, voilà qu’elle nous a retenue en sa présence pendant cette lecture. Elle qui n’a pas trouvé sa place dans ce monde, ou plutôt, elle à qui on a dénié toute place, voilà qu’elle occupe désormais dans nos imaginaires une place qu’on ne lui ravira pas facilement.
Elisabeth Geffroy
- Adèle Yon, Mon vrai nom est Élisabeth, Éditions du Sous-Sol, 2025, 400 pages, 22 €
© LA NEF n° 379 Avril 2025