© Abbaye de Sept-Fons

Entretien – Abbaye de Sept-Fons : pour le rayonnement de Dieu

L’abbaye de Sept-Fons a élu son nouveau Père Abbé en août 2024. C’est l’occasion de découvrir avec celui-ci cette vénérable et dynamique abbaye trappiste et deux de ses fondations à Latroun (Israël) et Bàdi (Sénégal). Il y est question de l’histoire de l’abbaye, de la réforme cistercienne, de la vocation trappiste, de la situation en Israël, de la vie de pionniers des moines des fondations, et des Œuvres spirituelles du père Jérôme.

La Nef – Pourriez-vous d’abord nous présenter succinctement l’abbaye de Sept-Fons et son histoire ?
Dom Thomas Getti – Le monastère a été fondé en 1132 par des moines venus de l’abbaye de Fontenay, elle-même fille de Clairvaux. Ce fut longtemps un petit monastère établi sur une terre ingrate. Il connut des périodes paisibles et d’autres plus troublées. Le monastère échappa en grande partie au régime de la commende, mais la qualité de vie communautaire connut des hauts et des bas, si bien qu’après les guerres de Religion, il était en mauvais état.
En 1656, le roi nomma abbé Eustache de Beaufort, âgé de vingt ans. Ce jeune abbé prit sa charge au sérieux, mena une réforme qui redonna vie au monastère jusqu’à sa mort en 1709. Son successeur entreprit la construction des bâtiments actuels. La réforme se maintint jusqu’à la Révolution française. Les moines furent dispersés, cinq moururent en témoins de la foi sur les pontons de Rochefort ; trois frères ont été béatifiés. En 1845, des moines revinrent à Sept-Fons.
Parmi les abbés qui assurèrent la continuité de la vie communautaire, le plus célèbre demeure Dom Jean-Baptiste Chautard, dont l’impulsion spirituelle marque toujours profondément la communauté. L’abbatiat de mon prédécesseur, Dom Patrick Olive, fut également fructueux. La tradition monastique se transmet ainsi, génération après génération, appuyée sur la fidélité de Dieu.

Quelle est l’origine des réformes cistercienne et trappiste, et qu’est-ce qui caractérise la vocation trappiste ?
La Règle de saint Benoît est devenue, au IXe siècle, la norme principale de la vie monastique en Occident. À plusieurs reprises, des hommes ont tenté de redonner souffle à cette tradition, soit en réformant des abbayes, soit en fondant de nouvelles familles bénédictines. Au début du XIIe siècle, des moines bénédictins ont fondé à Cîteaux un « Nouveau Monastère », pour y vivre une pratique plus proche de la Règle. Ils ont défini un style de vie simple, austère, éloigné du monde et marqué par le travail.
Le rapide développement des cisterciens les a conduit à organiser leur Ordre de manière originale, conciliant autonomie et solidarité, notamment par le chapitre général annuel. Au XVIIe siècle, plusieurs monastères français ont choisi une voie de renouveau appelée « Étroite Observance », symbolisée par La Trappe, d’où leur nom de trappistes. Sept-Fons, sous Dom Eustache, choisit cette même ligne.
Après la Révolution, les monastères qui avaient survécu se développèrent selon cette perspective : austérité quotidienne, silence, pénitence, séparation effective du monde et travail manuel.
Il est sans doute anachronique de parler d’une spiritualité « trappiste ». Les premiers cisterciens, dont les trappistes sont héritiers, cherchaient simplement à vivre fidèlement selon la Règle de saint Benoît, une manière de « vivre selon l’Évangile » dans une communauté. Cependant, il existe une vocation trappiste : certains hommes se sentent appelés à ce type de vie, par leur personnalité, leurs attraits et surtout un appel intérieur. C’est une rencontre entre nature et grâce.
Parmi les traits spécifiques, on peut mentionner : une vie communautaire étroite, un accent sur la retenue des paroles, un travail utile à la communauté et à l’équilibre personnel, et une orientation constante de toutes les activités vers la prière, qu’elle soit liturgique ou personnelle, dans l’intention clairement exprimée de louer Dieu et d’intercéder pour les hommes.

La vie religieuse connaît une grave crise en Occident, à laquelle vous semblez échapper, alors même que votre Règle est exigeante. Quel est votre « secret » ?

La crise actuelle de la vie religieuse en Occident est multiforme, à l’image des évolutions profondes de notre civilisation. Deux éléments me paraissent particulièrement décisifs : la question de l’identité et celle de la transmission.
Toute vie humaine, y compris la vie monastique, est fragile et complexe. Elle suppose une conscience claire de ce que l’on est et de ce que l’on veut vivre. Aujourd’hui, on tend parfois à confondre identité et rigidité. En réalité, c’est l’inverse : seule une identité bien enracinée permet la souplesse, l’adaptation, la vie. À défaut, on risque de se crisper sur des détails et de perdre de vue l’essentiel.
Cette identité suppose une transmission vivante : avoir quelque chose à transmettre, savoir le transmettre, et être capable de le recevoir. C’est un défi majeur à notre époque.
Quant à l’exigence de notre Règle, elle ne rebute guère les candidats. Ceux-ci ont souvent déjà rencontré les exigences de la vie ordinaire, et seraient plutôt surpris de ne pas en trouver ici. L’important est que les exigences soient justes, et que leur finalité soit claire. Le seul « secret » est peut-être celui-ci : garder la conscience vive de la finalité poursuivie, et faire confiance à Dieu, qui appelle et donne ce qu’il faut pour répondre à son appel, quelles que soient nos pauvretés.

Vous avez essaimé en trois lieux très différents : Latroun (Israël, 1890), la République tchèque (2002), et le Sénégal (2017). Que signifient ces fondations, et comment se choisit leur lieu ?
Chaque fondation a sa propre histoire, souvent liée aux circonstances historiques et aux personnes.
L’implantation de Latroun, en Terre Sainte, remonte à l’époque de l’Empire ottoman. Un homme, séduit par le pays de Jésus, entra à Sept-Fons, puis repartit avec quelques jeunes frères pour fonder ce monastère.
La fondation de Nový Dvur, en République tchèque, répond à l’appel de jeunes Tchèques désireux de vie contemplative après la chute du communisme. Nový Dvur, érigé en abbaye en 2011, est aujourd’hui une maison autonome, tout en demeurant fille de Sept-Fons.
Quant au Sénégal, des jeunes envoyés par l’abbé bénédictin de Keur Moussa sont venus à Sept-Fons. Lors de sa visite, le cardinal Sarr, frappé de les voir prier avec nous, demanda une fondation dans son pays, et suggéra la région de Tambacounda, à l’est du pays. Un pays d’eau et de soleil ! La nature à l’état pur !
Actuellement, neuf frères de Sept-Fons se trouvent à Latroun, huit à Bàdi ; un frère aide à Rochefort, deux aident à Aiguebelle, qu’un troisième va bientôt rejoindre.

Quel est l’état actuel du monastère de Latroun ? La situation du pays permet-elle encore une vie monastique authentique ?

À Latroun, la vie n’a jamais été simple. Entre le démantèlement de l’Empire ottoman, le mandat britannique, la période jordanienne, le no man’s land puis l’État d’Israël, les guerres successives et bien des difficultés, la communauté a traversé des décennies d’instabilité.
En 2023, lors d’une visite, l’Abbé général a constaté que la communauté risquait de disparaître, comme c’est malheureusement le cas de nombreuses communautés religieuses en Terre Sainte. Aux incertitudes politiques et aux tensions propres au contexte régional s’ajoutaient des difficultés économiques et structurelles de la communauté, ainsi qu’un problème de recrutement.
Un nouveau supérieur a alors été nommé avec des pouvoirs spéciaux pour faire face à la situation. Grâce à Dieu, il a été possible d’envoyer cinq frères supplémentaires de Sept-Fons, rejoignant les trois qui y étaient déjà présents. Par leur jeunesse et leur dynamisme, ils ont rapidement réorganisé la vie matérielle, redressé l’économie et redonné à l’office sa beauté et sa simplicité.
C’est surtout sur le plan spirituel que s’est opéré le renouveau : la prière, le recueillement, la qualité des relations ont été déterminants. Le renouveau d’une communauté passe toujours, et d’abord, par le don de soi, tant de ceux qui arrivent que de ceux qui accueillent. Se donner avec joie, sans peur, malgré la guerre, a soudé les frères entre eux.
Des incompréhensions, des conflits de générations ou de traditions n’ont pas manqué. Mais, au lieu d’être des obstacles, ces différences sont devenues un tremplin pour grandir, avec l’aide d’anciens bienveillants et expérimentés. Et comment se plaindre, quand tant de gens autour souffrent ?
La guerre a renforcé les liens avec les autres communautés religieuses et l’Église locale. Le patriarche latin de Jérusalem, le cardinal Pizzaballa, a toujours soutenu la communauté. Beaucoup se sont proposés pour mettre à notre service leurs compétences et leur savoir-faire, quelles que soient leur origine ou leur religion : chrétiens, juifs, musulmans. Car Latroun est un lieu où tout le monde est le bienvenu, où chacun se sent accueilli, quelles que soient sa religion et son origine. Nos amis juifs, chrétiens ou musulmans nous aident beaucoup.
La langue commune reste le français, même si la communauté est très internationale. Nos jeunes frères apprennent l’hébreu et l’arabe, et nous entretenons de bonnes relations avec le consulat de France à Jérusalem.
Le nonce apostolique a encouragé la communauté à rénover l’hôtellerie. Beaucoup de pèlerins cherchent à vivre une véritable expérience spirituelle en Terre Sainte, et pas seulement à accumuler les visites. Des groupes de jeunes volontaires de divers pays d’Europe viennent dé­sormais participer à des camps de travail, prière et pèlerinage. Cela a commencé durant la guerre actuelle, car les ouvriers ne pouvaient plus venir de Cisjordanie. Et la taille de la vigne et des oliviers ne peut attendre.
Les frères vendent aussi des produits issus d’autres communautés, notamment de Bethléem, pour les soutenir dans cette période où le tourisme a chuté.
Sept-Fons et Nový Dvur continuent à envoyer des frères qui viennent passer un temps plus ou moins long, pour aider et se ressourcer. Cela leur permet également de visiter les lieux saints actuellement presque vides, et même de passer parfois la nuit au Saint Sépulcre – ce qui est une expérience exceptionnelle –, ou encore d’aller visiter les monastères orthodoxes antiques comme Saint-Sabas, dans le désert. Latroun, c’est aussi cela : faire passer les mots de l’Évangile par nos sens, leur donner une couleur, une saveur, une consistance.

Où en est la jeune fondation de Bàdi, au Sénégal, et comment s’enracine-t-elle dans son environnement ?

Pour Bàdi, il faut d’abord consulter avec attention la carte du Sénégal pour comprendre le défi que représente cette fondation. Proche de la ville de Tambacounda à l’est du pays, le monastère se trouve près du fleuve Gambie, dans une réserve naturelle peuplée d’animaux sauvages. Les frères ont construit un petit monastère en briques de terre crue au confort très simple, amélioré progressivement pour tenir dans la durée et pour mieux supporter les températures élevées.
Ce qui frappe le plus, c’est la force intérieure des frères, prolongeant volontiers leur temps d’oraison et de lecture malgré la chaleur. Dès le début, l’essentiel a été posé : vie de prière et intercession.
L’installation de panneaux solaires permet quelques climatiseurs dans les lieux les plus exposés, pour pouvoir se reposer. Mais c’est trop peu maintenant que la communauté grandit et s’étoffe, d’où un programme de travaux lancé il y a deux ans pour mieux accueillir les jeunes et améliorer les conditions de vie.
Le 26 janvier dernier, le monastère a été officiellement érigé comme fondation de l’Ordre, en présence de l’Abbé général, du cardinal Sarr, de l’évêque du lieu, Mgr Paul Mamba, de l’abbé bénédictin de Keur Moussa, de nombreux prêtres et de plus de sept cents fidèles. Cet événement a souligné l’importance de la fondation pour une Église en pleine expansion. Les autorités civiles, représentées notamment par le ministre de l’Intérieur, ont insisté sur la place de la communauté dans le tissu social et économique local. Les villages aux alentours sont musulmans. Le supérieur de la communauté, originaire de Dakar, entretient de bonnes relations avec les chefs de village. Les ouvriers, qui aident les frères, viennent des alentours, ce qui crée des liens solides avec les populations.

Quels sont les enjeux économiques à Bàdi et les perspectives à plus long terme ?

La prochaine étape sera de créer une activité économique permettant au monastère de subvenir à ses besoins. Cela libérera des possibilités à Sept-Fons pour le prochain projet de fondation, cette fois au Vietnam.
Nous avons déjà suivi plusieurs pistes, mais rencontrons des difficultés concrètes : emballages, prospection commerciale, distances importantes, approvisionnement compliqué. Nous cherchons une activité adaptée aux besoins locaux, les capacités financières des habitants de la région étant limitées, faute de tourisme. Les frères ont mis en place une production de légumes vendus à Tamba par un groupe de femmes, organisé par une religieuse dynamique. Nous avons aussi tenté les fruits séchés, les confitures et des baumes, mais tout est plus compliqué ici qu’à Dakar, située à plus de 500 km.
La faune et le climat posent également problème. Les babouins pillent parfois les cultures, les hippopotames approchent lors des crues, et les feux de brousse représentent une menace constante. Les frères ont installé des pare-feu, mais le risque demeure. Quand la communauté sera plus nombreuse, nous espérons construire le monastère définitif plus en hauteur, sur une colline dominant le fleuve. Un lieu majestueux avec une vue imprenable, mais cela suppose encore un peu de patience. La fondation n’en est qu’à ses débuts. Les frères cherchent sans cesse des solutions, inventent avec peu de moyens, soutenus par leur vie avec Dieu, leurs frères et quelques amis. C’est l’Église qui se construit doucement mais sûrement.

Vous poursuivez, avec les éditions Ad Solem, la publication des Œuvres spirituelles de père Jérôme. Pourriez-vous nous présenter cette figure et ce projet ?
Je suis entré au monastère en 1988, quelques années après la mort de père Jérôme. Je ne l’ai donc pas connu directement, mais j’ai connu ceux qui l’avaient côtoyé de près, qui étaient à mon entrée le Père Abbé et le Père Maître des novices, profondément marqués par la rencontre lumineuse qu’ils avaient faite avec lui.
Ils l’avaient connu dans leur jeunesse monastique, à une époque où les choses étaient très mouvantes, ébranlées. Comme tous les jeunes, ils avaient besoin de repères. Père Jérôme les leur a donnés, plus encore par ce qu’il était que par ce qu’il faisait, car c’était certainement quelqu’un d’effacé. Cela transparaît dans ses textes qui sont fins, nuancés, très bien écrits.
Quand on veut accéder à quelqu’un, il faut aller à deux sources : les témoins directs et les textes. Curieusement, ces deux pères, de tempéraments très différents, garantissaient par cette différence-même la solidité de ce qu’ils m’ont transmis. En fait, une forme de vie monastique classique, mais étonnamment novatrice, si bien présentée dans les écrits de père Jérôme.
Si discret qu’il ait été, père Jérôme n’était pas inconnu, même s’il s’était toujours refusé à être édité. C’est pour répondre à une demande qu’ont été entreprises ces publications. On a dit que père Jérôme s’était trouvé un public : en réalité, c’est un public qui a trouvé père Jérôme. Cela reste vrai.
D’abord publié aux Éditions Fayard, il a été assez rapidement décidé de s’adresser plutôt aux Éditions Ad Solem, que père Jérôme aurait sans doute appréciées, car il croyait en la valeur et en la vigueur de petits livres, bien maniables. Il disait, paraît-il : « Recopiez tel texte et mettez-le dans votre poche, pour le relire facilement. » Je suis frappé, quarante ans après sa mort, que ses textes continuent à être publiés et à rencontrer un tel écho. Il est certain que notre monastère bénéficie aujourd’hui de l’influence de père Jérôme comme il a bénéficié de celle de Dom Chautard.

Auriez-vous un mot de la fin ?

Rien n’est jamais assuré, tout est à recommencer chaque jour. Mais quand on garde les yeux fixés sur le Christ, alors tout prend sens et nous rapproche de lui.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

  • Pour aider les frères, contactez frère Godefroid : frere.godefroid@septfons.com ou + 33 4 70 48 14 84.
  • Pour faire un don (avec un reçu fiscal), il est possible d’adresser un chèque libellé à l’ordre de la Fondation des Monastères à : frère Godefroid, abbaye de Sept-Fons, 03290 Dompierre-sur-Besbre.
  • Site : https://www.abbayedeseptfons.com/fr

Découvrir le père Jérôme

Le père Jérôme (1907-1985), moine de Sept-Fons, était un spirituel et un pédagogue hors du commun, rendu célèbre par un livre exceptionnel, Car toujours dure longtemps… (1986). Depuis, les moines de Sept-Fons ont entrepris de publier aux Éditions Ad Solem ses Œuvres spirituelles dans de petits ouvrages thématiques. Le volume 9, intitulé Valeurs, vient de sortir. Il est une excellente occasion de découvrir la pensée limpide du père Jérôme qui, dans une première partie, défend la vie contemplative contre ceux qui pensent qu’elle est oisive et inutile, en montrant que s’occuper de Dieu est la voie d’excellence de la charité, et donc du souci des autres. Ensuite, ses réflexions sur les « valeurs » sont un régal de finesse par où il nous enchante quand il s’en prend à ces « moindres valeurs » comme le « relativisme ». À lire pour découvrir un grand spirituel.

Christophe Geffroy

  • Père Jérôme, Valeurs, Ad Solem, 2025, 164 pages, 14 €.

© La Nef n° 380 Mai 2025