Parlement européen à Strasbourg © Ralf Roletschek Wikimedia

L’Europe prise entre deux contradictions majeures

L’Union européenne peut-elle « mourir », comme le dit E. Macron ? Les élections prochaines sont pour nous l’occasion de réfléchir à l’avenir de l’UE, compromis notamment par deux contradictions majeures. La première porte sur ses « valeurs », la seconde sur les relations que l’UE entretient avec les nations qui la constituent. Une analyse magistrale de ces contradictions et de leurs conséquences sur le devenir de l’UE.

Le président Macron vient de nous avertir solennellement que l’Union européenne « pouvait mourir ». Je pense comme lui mais pour des raisons différentes. Il affirme que les fondements de l’Union sont solides ; pour répondre aux défis du monde contemporain, il est, selon lui, indispensable de faire monter la construction plus haut. Il me semble au contraire, que l’édifice communautaire est fragile : des contradictions minent ses bases, au point qu’il pourrait un jour s’écrouler si rien n’était fait pour les résorber. Je décrirai ici deux d’entre elles.

1. Les « valeurs » de l’UE

La première des contradictions qui minent insidieusement l’Union porte sur ses « valeurs ». À nouveau, je citerai Emmanuel Macron. Dans son discours fleuve à la Sorbonne le 25 avril dernier, il a longuement célébré la singularité de notre continent, qui diffère de tous les autres, Amérique comprise, par les valeurs humanistes qui lui sont propres : « une certaine idée de l’homme qui place l’individu, libre, rationnel et éclairé au-dessus de tout. » L’Union est, selon Macron, la fille de cet humanisme : il voit en elle, « l’expression politique » achevée des valeurs européennes.
Observons qu’en élevant la liberté et la raison humaines, « au-dessus de tout », Macron définit un humanisme rigoureusement athée. Rien d’étonnant, par conséquent à ce qu’il limite l’Union européenne à un système politique dont les valeurs sont inspirées des Lumières. Celles-ci ont leur origine dans la doctrine « positive » d’Auguste Comte. Leur caractère principal est leur relativisme. Elles se fondent, non pas sur un absolu dont ni les individus ni les États n’ont le droit de s’affranchir, à la manière des Dix Commandements qui définissent une société chrétienne, mais sur des évolutions sociologiques que la loi entérine quand elle les pense utiles au « bien-être du corps social ». C’est dans cet esprit que le Parlement de Strasbourg, se référant lui aussi à une « approche dynamique et évolutive » des valeurs, a réclamé la reconnaissance de l’avortement puis du mariage homosexuel comme lois constitutives de l’Union.
Reste à voir si des valeurs athées, si dynamiques et évolutives qu’elles soient, sont capables de fonder un ordre européen stable. Notre classe dirigeante, celle qui pense et agit en notre nom, en est persuadée. Elle a réussi à entraîner dans son sillage les évêques catholiques de l’Union. Leurs délégués, réunis dans un comité appelé COMECE, ont cru pouvoir affirmer, dans leur dernier communiqué électoral, que « le processus d’intégration européenne » « est basé sur des valeurs chrétiennes, comme la dignité de la personne humaine » et que, par conséquent, il faut « espérer qu’il va progresser ».

Oserai-je exprimer mon désaccord ? Je ne crois pas que l’Union européenne, telle qu’elle est, s’inspire de valeurs chrétiennes. Je ne crois pas davantage à la solidité des valeurs qui la fondent, parce qu’elles sont tissées de contradictions. Henri de Lubac, a montré que les humanismes athées issus des Lumières avaient tous provoqué d’effroyables drames politiques et sociaux, quand leurs adeptes avaient voulu bâtir l’ordre public sur leurs principes. Il ne faisait pas exception pour le positivisme de Comte, voué, selon lui, à se retourner en « tyrannie sournoise » dont la stabilité reposerait seulement sur la « dictature d’une secte ».
Contre ceux qui pensent le jugement de Lubac trop abstrait pour s’appliquer à l’Union européenne, je ferai appel à deux papes qui ont parlé en termes concrets. Jean-Paul II d’abord : « l’Union ne peut pas avoir un fondement solide si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité humaine et le droit à la vie, elle se contredit en acceptant ou tolérant les formes les plus diverses d’atteinte à la vie humaine, surtout quand celle-ci est faible ou marginalisée. » Et Benoît XVI : « N’est-il pas surprenant que l’Europe d’aujourd’hui, tandis qu’elle vise à se présenter comme une communauté de valeurs, semble toujours plus contester le fait qu’existent des valeurs universelles et absolues ? » Voilà clairement exprimée la première des contradictions qui minent l’édifice communautaire.
Les signes de notre temps justifient le pressentiment du pape visionnaire. Pour qui observe attentivement la pratique de la démocratie dans l’Union, sa décadence est visible. Elle se manifeste par la fragmentation toujours plus poussée de l’électorat entre des partis aux revendications étroites, la montée de l’abstention à tous les scrutins, la lente agonie du centre-droit et du centre-gauche au profit d’extrêmes irréconciliables, la difficulté à constituer des gouvernements stables avec des coalitions hétéroclites.

2. L’UE et les nations

Une deuxième contradiction fissure l’Union. Elle concerne ses relations avec ses nations-membres.
Les nations d’Europe sont toutes, sans exception, nées d’un acte spirituel : leur baptême ; l’Union s’est constituée sur une base matérielle : un marché commun de biens et de services. Les premières tâtonnent dans la recherche d’une justice transcendante qui ne cesse de dépasser leurs efforts ; la seconde se complaît dans des « valeurs » qui assurent, dit-elle, une justice claire et définitive. Les premières participent à une histoire dont le début remonte à un millénaire au moins et dont la fin est inconnue ; la seconde, à peine formée, se voit comme la fin de l’histoire de l’Europe, un havre indépassable de paix et de bien-être.
Concilier les deux a été une tâche très difficile. Le traité de Lisbonne s’était attaché à en fixer les règles. Ses rédacteurs avaient compris que l’Union ne pouvait rassembler des souverainetés nationales ombrageuses qu’à la condition de limiter son action à un projet simple et consensuel : « la promotion de la paix et du bien-être de ses peuples. » Pendant deux décennies, les pouvoirs communautaires ont eu la prudence de ne pas trop déborder de cette mission. Mais, il y a deux ans, la Commission de Bruxelles s’est étourdiment lancée dans une participation passionnée à la guerre en Ukraine. Officiellement, les gouvernements ont approuvé ses initiatives. Mais derrière la façade d’un soutien quasi-unanime, l’Union s’est enferrée dans une contradiction tellement fondamentale qu’elle pourrait en mourir.
Le signe le plus visible en est la réticence grandissante de ses peuples à aller plus loin dans le « processus d’intégration ». Les sondages pré-électoraux annoncent, du Portugal à la Pologne et de la Suède à l’Italie, une avancée des partis dits « eurosceptiques » ou « nationalistes ». Ils ont pour revendication commune la limitation, voire la diminution des pouvoirs des institutions communautaires, à commencer par ceux de la Commission de Bruxelles.

Un autre signe est la multiplication des idées de « réforme » européenne. Comme plus personne ne peut dire quelle est la vocation de l’Union ni les limites de son autorité, son devenir est tiraillé entre des projets aussi ambitieux qu’irréalisables. Je me bornerai ici au plus connu.
On sait que la dernière proposition lancée par Macron est celle de « l’Europe puissance ». Notre Président n’accepte pas que l’avenir de l’humanité se ramène à la rivalité entre les États-Unis et la Chine, accessoirement la Russie et l’Inde. À cette fin, il propose une « souveraineté européenne » dotée de tous les outils nécessaires, qui nous ferait asseoir d’emblée à la table des grandes puissances.
Voilà une idée bien française ! Son origine inavouée est notre vocation nationale telle que l’histoire l’a façonnée depuis deux millénaires. La souveraineté française a toujours été inséparable d’une mission universelle. C’est ce que de Gaulle appelait la grandeur de notre pays. Macron essaie de concilier notre vocation nationale et l’intégration européenne. Il imagine de transférer notre souveraineté à l’Union et, par voie de conséquence, notre mission universelle au bloc que forment les vingt-sept États-membres. Est-ce réaliste ? L’Europe-puissance du président français néglige les vocations propres à chacun de nos partenaires. Elle a peu de chances de les intéresser parce que leurs aspirations historiques n’ont rien à voir avec une mission universelle. Même l’Allemagne voit le futur de l’Union de façon toute différente parce que sa vocation n’a rien à voir avec la nôtre. Elle a renoncé, au moins depuis Luther, à toute mission universelle. La Providence lui a confié une autre tâche internationale : protéger la souveraineté des populations d’Europe centrale, organiser leur coopération, élever leur bien-être. L’Union européenne est l’outil qu’utilise Berlin à notre époque pour remplir sa mission permanente.
La guerre d’Ukraine pose à l’Allemagne un problème imprévu, que la France a bien du mal à comprendre. Résumons-le en une question : oui ou non, l’Ukraine appartient-elle à l’Europe centrale ? Si oui, l’Allemagne a le devoir de défendre sa souveraineté ; si non, Berlin n’a rien à faire sur une terre qui est étrangère à sa vocation historique. Depuis deux ans, la conscience allemande hésite, se divise, s’engage à moitié. L’idée d’une Europe-puissance ne lui est d’aucun secours.

Michel Pinton

© LA NEF n°370 Juin 2024