Messe tridentine à Strasbourg © Christophe117 Wikimedia

Les traditionalistes auraient-ils gagné la partie ?

En 2021, juste en amont de Traditionis Custodes, la Congrégation pour la Doctrine de la foi rédigeait un rapport destiné au Saint-Père, synthétisant les réponses d’évêques du monde entier au sujet des traditionalistes dans leurs diocèses. Le contenu de ce rapport a partiellement fuité, créant la surprise : contrairement à ce qu’avançait le motu proprio du pape François, les évêques auraient pris des positions assez favorables aux « tradis ». Cette tribune libre se propose d’analyser ce que révèlent les réponses des évêques, et la position de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Et si les « tradis » sortaient gagnants de toute cette séquence ?

La révélation, le 1er juillet, du résumé du rapport de 2021 de la Congrégation pour la Doctrine de la foi concernant l’application du motu proprio Summorum pontificum est un événement considérable. On se souvient en effet que le pape François avait dit s’être appuyé sur lui pour promulguer son propre motu proprio sur l’usage de la liturgie traditionnelle dans l’Eglise, le très restrictif Traditionis Custodes. La journaliste Diane Montagna, à l’origine de cette révélation, avait déjà publié, en 2021, des fragments anonymisés des réponses des évêques, mais ces nouvelles informations vont beaucoup plus loin (même si le rapport entier reste pour l’instant confidentiel).

Ces révélations nous montrent deux choses. La première est que le défunt pontife a d’évidence menti. Il ne peut pas être vrai, quand on lit ce que rapporte la Congrégation pour la Doctrine de la foi (CDF), que c’est en réponse aux « souhaits exprimés par les évêques » que s’est faite la restriction de l’usage de l’usus antiquior : la décision était sienne, et uniquement sienne. La seconde est que, contrairement à ce que le motu proprio de François aurait pu faire croire, la grande majorité des évêques du monde (ceux, certes, qui ont répondu, mais on peut supposer que ceux qui n’ont pas répondu n’avaient rien à dire contre), n’ont, dans les faits, aucune objection à l’utilisation de la forme antique du rite en parallèle à la forme rénovée par Paul VI. Pas plus la CDF n’y trouve-t-elle à redire sur le plan des principes. Tout juste, comprend-on à la lecture de ces lignes, veut-elle s’assurer que ces fidèles reconnaissent le magistère conciliaire et post-conciliaire, et s’abstiennent d’avoir une attitude schismatique dans leur rapport avec la « grande Eglise ». Dans un dialogue implicite avec la Curie romaine, les évêques sur le terrain lui répondent que c’est très majoritairement le cas et que, quand ça ne l’est pas, c’est assez largement une réponse à un sentiment d’ostracisme, qui se résout précisément en les accueillant généreusement dans la grande Eglise.

Si cela nous semble être une victoire considérable des traditionalistes, c’est parce que cette réponse, tant de la CDF que des évêques locaux, est objectivement surprenante et qu’elle est par ailleurs sans doute décisive.

Objectivement surprenante pour une double raison, pratique et théorique.
Sur le plan pratique, il est impossible de nier qu’un nombre assez considérable de fidèles traditionalistes ont à l’égard de Rome en général, et de leur évêque local en particulier, une attitude qui relève de tout sauf de la piété filiale. Il ne s’agit pas de les juger car peut-être ont-ils toutes les excuses du monde, vu la manière dont ils ont été traités (ou continuent de l’être), mais simplement de le constater. Le spectre va des fulminations condamnatoires et vengeresses à une « indifférence courtoise », comme on dirait à Saint-Cyr, le point médian étant probablement une attitude de défiance systématique envers la hiérarchie (sauf pasteurs individuellement reconnus comme dignes de confiance). Or, l’attitude très majoritaire des évêques telle qu’elle ressort du rapport et des citations – dont une large partie viennent de France – est celle d’une grande mansuétude à leur égard : ce phénomène n’est pas si développé que ça, répondent-ils ; ce n’est pas fondamental ; c’est un peu notre faute aussi ; il faut les comprendre et les accueillir, et cela leur passera. Les traditionalistes ne seraient pas honnêtes intellectuellement s’ils ne reconnaissaient pas que c’est là une réponse d’une grande charité à leur endroit, très loin des récits de persécutions grandes et petites dont se nourrit, notamment en France, leur « narratif » historique. Si les évêques de France sont, comme ils le disent souvent, « en guerre » contre eux, le moins qu’on puisse dire est que cela ne se retrouve pas dans leur correspondance avec le Vatican.

Cette mansuétude des évêques à l’égard des traditionalistes est d’autant plus frappante que, quand bien même les traditionalistes tairaient leurs doléances ou leur méfiance – justifiées ou non, ce n’est pas le problème – leur simple existence est, pour eux, un reproche vivant. Le fait même qu’ils veuillent faire « petite Eglise » à part dit à ces évêques, jour après jour, messe après messe, activité diocésaine après activité diocésaine (auxquelles les « tradis » ne participeront pas, sauf exception), qu’ils ont tort. C’est, objectivement, quelque chose de très difficile à recevoir – et nous disons cela en tant que catholique qui partage en majeure partie la critique traditionaliste de la modernité libérale et de la désastreuse tentative de l’Eglise d’après-Guerre de se refonder dans, plutôt que contre, cette modernité.

C’est pourquoi, d’ailleurs, l’attitude de François nous avait paru, quoique déplorable dans ses effets, assez logique dans son principe. L’inspirateur de Traditionis Custodes, on le sait, c’est le théologien Andrea Grillo, proche de l’ancien pape. Celui-ci avait donné en 2024 un entretien qui avait été traité par les traditionalistes avec le même mépris que celui que ce monsieur a, d’évidence, pour eux. Pourtant, les arguments qu’il avançait étaient très loin d’être sans fondement – et ils ont d’évidence convaincu le pape François (ou, peut-être, offert une formulation théologique à un pape qui était déjà convaincu).

Son argument principal est de dire qu’on ne peut pas être dans l’Eglise romaine tout en refusant ce qui vient d’elle, ou du moins en se faisant soi-même juge de ce qu’on acceptera et n’acceptera pas : attitude fondamentalement protestante, qui consiste à se croire au-dessus du magistère romain. Pour dire la même chose différemment, on n’est pas catholique, dans cette perspective, par le fait qu’on professe l’être à la face du monde, mais par le fait qu’on montre par sa pratique qu’on est « en communion » avec Rome. L’argument n’est sans doute pas sans réponse, mais il est puissant : peut-on réellement dire, en même temps, « oui, Monseigneur, nous sommes catholiques » et « non, Monseigneur, nous ne participerons pas à la messe chrismale, c’est contre nos principes » ; « oui, Monseigneur, nous sommes catholiques » mais « non, Monseigneur, nous ne participerons pas au pèlerinage diocésain, nous avons déjà le nôtre (qui est d’ailleurs beaucoup mieux) » ?

Cet argument anti-traditionaliste nous paraît, que cela fasse plaisir ou non, très fort. Répondre, comme il est souvent fait, qu’il y déjà beaucoup de rites différents dans l’Eglise latine – lyonnais, mozarabe, zaïrois, etc. – c’est évidemment (faire semblant de) ne pas voir le problème. Le novus ordo est en effet le rite « normal », c’est-à-dire par défaut, de l’Eglise romaine. Refuser la règle ordinaire, ça n’est pas du tout la même chose que de se trouver dans le cadre d’une exception établie. C’est refuser la règle commune parce qu’elle ne convient pas.

Il serait intéressant de savoir pourquoi la CDF y voit si peu d’inconvénients (en tout cas, aucun ne transparaît des documents désormais connus). Car, de fait, la justification théorique à cette coexistence est difficile. Benoît XVI avait bien essayé en nous parlant d’une forme ordinaire et d’une forme extraordinaire d’un rite unique, mais il est difficile de ne pas y voir un habillage ex post facto d’une décision « politique ». On voit mal, en effet, ce que ça veut dire pour une liturgie d’avoir une forme habituelle (normale) et une forme in-habituelle (a-normale) ; et encore moins pourquoi ce choix serait laissé, pour l’essentiel, aux préférences subjectives des prêtres ou des fidèles (quid, par exemple, s’ils décidaient tous de préférer la forme extra-ordinaire ? Et si on a le droit de préférer une version antérieure du missel romain à l’actuelle, pourquoi se limiter à la dernière version pré-réforme liturgique de Paul VI ?). Ceux qui ont fait remarquer qu’il s’agissait là d’une manière de faire très moderne, pour ne pas dire mercantile (« mon choix, mon droit »), ont là encore des arguments qu’il n’est pas facile de réfuter.

Mais, en un sens, c’est sans importance. Car ce que ce document prouve, a priori au-delà de tout doute raisonnable, c’est que le Saint-Office n’y trouve rien à redire (et on l’imagine mal changer d’avis sur une question aussi fondamentale). La revendication traditionaliste y est explicitement acceptée ; les arguments contraires implicitement rejetés. C’est en ce sens qu’on peut, nous semble-t-il, dire que les traditionalistes ont déjà gagné la partie. Ils ont réussi, au terme d’un processus qui restera à expliciter, à faire admettre cette chose a priori incroyable : qu’il y avait une deuxième manière, parallèle, d’être catholique de manière générale (hors congrégations religieuses, spécificités locales, etc.) et que chaque fidèle devrait pouvoir choisir, partout et toujours. L’Eglise nous dit, à son plus haut niveau (hors le défunt pontife, dont il est maintenant clair qu’il n’exprimait que sa position personnelle) que tout ce qu’elle a fait depuis 60 ans, on peut le mettre de côté, même dédaigneusement (« grazie, ma no grazie »), et que cela ne pose pas fondamentalement de problème.

Cela nous paraît objectivement stupéfiant : on croyait que l’unique tunique du Christ était déchirée, que le corps de l’Eglise était en sang, que l’une ou l’autre partie allait devoir céder et se repentir. Au lieu de quoi le Vatican semble dire aux traditionalistes, 50 ans après la réforme liturgique : « venez comme vous êtes, restez comme vous êtes ». Non c’è problema.

Ce qui nous paraît intéressant, c’est de mettre cette évolution en regard d’une autre, très sensible, côté traditionaliste : évolution qui, qu’elle soit ou non en lien avec l’attitude nouvelle de la CDF, rend à tout le moins la position romaine beaucoup moins problématique qu’elle ne le serait autrement.

Evidemment, la mouvance traditionaliste n’est pas unie et personne ne peut parler en son nom tout entier. Néanmoins, il semble légitime de considérer le « manifeste » de Notre-Dame de Chrétienté, organisatrice de l’événement le plus fédérateur du monde traditionaliste, comme la position aujourd’hui dominante dans ce monde, d’autant plus qu’il fait suite à de nombreuses prises de position, individuelles ou collectives, allant dans un sens similaire ces dernières années. Or, à lire ce document de juin 2025, on ne peut qu’avoir le sentiment d’avoir radicalement changé d’époque. Le concile Vatican II n’est plus blâmé ; tout au plus reconnaîtrait-on, noyées parmi des milliers de pages dont rien ne semble indiquer qu’elles posent problème, quelques formulations ambiguës qui pourraient être mal comprises si on ne mettait en œuvre une « herméneutique de la continuité » (qui est forcément l’herméneutique officielle de l’Eglise, puisque le magistère se comprend lui-même comme le long déploiement dans l’histoire d’une unique révélation). Le problème, nous dit-on, ce sont les gens qui, ravis par l’air du temps, ont mal interprété et mal reçu le Concile, et on fait à sa suite, en se sentant autorisés de lui, n’importe quoi.

Si on a de la peine à ne pas sourire en lisant ce manifeste, c’est qu’on se dit que bientôt les traditionalistes vont nous expliquer qu’ils sont les plus fidèles héritiers de Vatican II, les seuls à l’avoir réellement reçu. Nous ne nous moquons en rien en disant cela car, en un sens, c’est sans doute vrai ; et c’est par ailleurs extrêmement habile de formuler les choses ainsi. Disons simplement que, quand on a lu ce qu’on a lu et entendu ce qu’on a entendu depuis un demi-siècle, on ne peut que constater avec une certaine surprise, voire un certain amusement, l’ampleur du changement.

Pour le reste, le manifeste de Notre-Dame de Chrétienté se place quasi-exclusivement sur le terrain des médiations particulières et du respect des minorités. Là encore, c’est à la fois très habile et paradoxalement très post-moderne : « nous n’avons aucune prétention à être toute l’Eglise, nous sommes simplement cette branche de l’Eglise qui va au Christ à travers un cadre intellectuel, historique, sentimental et esthétique particulier ; et nous avons bien le droit de nous réunir entre gens qui veulent faire ainsi ». Tout ce qui est dit de la « famille spirituelle » traditionaliste pourrait par exemple être appliqué aux communautés charismatiques (dont personne n’a jamais douté de la « pleine communion » avec Rome, malgré ses spécificités) : le rite de Saint-Pie V deviendrait le parler en langues ; Chartres, Paray-le-Monial ; les paroisses tradis, celles de l’Emmanuel ; Mgr Lefebvre, Pierre Goursat ; les chants scouts tradi-milis, Il est vivant, etc.

Certes le manifeste ne peut s’empêcher, avant de conclure, de considérer que sa minorité à lui est différente des autres, et aurait une sorte de droit intrinsèque de cité dans l’Eglise en tant que perpétuation de sa propre histoire : chose difficile à comprendre sauf à considérer, ce qu’il ne dit pas mais pense d’évidence très fort, que ce passé est supérieur au présent, et que les « pédagogies traditionnelles de la foi » que les traditionalistes ont conservées attendent patiemment, dans leur exil, d’être rappelées sur le trône. Ça, c’était le discours dominant d’avant, celui qui précisément semblait devoir se solder par la défaite de l’une ou l’autre partie, chacune ayant la prétention d’être seule fidèle au Christ (une concession, peut-être, à une frange moins accommodante des traditionalistes ?).

Il nous semble qu’on ne peut que se réjouir de ce positionnement nouveau, qui paraît bien être devenu majoritaire dans le monde traditionaliste, puisqu’il a l’immense avantage à la fois de ne pas couper ce mouvement de la vie de l’Eglise depuis 1965, et de ne pas avoir l’hubris de croire qu’il n’y a de médiation vers le Christ que la sienne. La chose est évidente, mais encore fallait-il le reconnaître. Elle est d’ailleurs éminemment catholique car, s’il y a bien une chose que le catholicisme comprend, c’est que Dieu dépasse infiniment toutes nos représentations et qu’il y a une coexistence parfaitement légitime, et d’ailleurs féconde, entre traditions qui mettent l’accent, en son sein, sur telle ou telle dimension. Thomas d’Aquin, la référence permanente des traditionalistes, est docteur de l’Eglise, mais Hildegarde de Bingen aussi. Les Dominicains ont une tradition intellectuelle et les Franciscains une autre, etc. Personne n’a raison ou tort en soi, et l’Eglise n’aurait pas l’outrecuidance de hiérarchiser ces cadres du cœur et de l’esprit qui servent de médiations particulières : toutes sont fidèles mais toutes sont aussi insuffisantes.

Alors, pour les traditionalistes, affirmer que leur médiation particulière à eux sont les « pédagogies traditionnelles de la foi » est problématique puisque cela implique nécessairement, comme nous l’avons signalé, une critique, voire une critique radicale, des pédagogies « nouvelles » qui sont pourtant, ordinairement, celles de toute l’Eglise. Mais le positionnement est habile, et il permet une forme de reconnaissance mutuelle entre les parties : si la grande Eglise est prête à les recevoir sur cette base (fût-ce avec une ambiguïté, les uns disant « avant c’était mieux » et les autres répondant « il y a de la place en notre sein pour ceux qui pensent qu’avant c’était mieux »), eh bien ce serait une très grande victoire pour les traditionalistes. Or cette victoire, malgré les apparences d’un pontificat qui leur a été très hostile, semble en réalité avoir déjà été actée par la Curie romaine, gardienne de la foi : par une ironie dont le Seigneur est si friand, sous ce même pontificat de François leur némésis.

Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker est juriste et universitaire. Professeur de droit à l’Université de Melbourne, il est notamment l’auteur, avec Olivier Hanne, de Dialogue sur le monde (Presses universitaires Rhin & Danube, 2024).

© La Nef, exclusivité Internet, mis en ligne le 15 juillet 2025.