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Rapport sur les Frères musulmans : une publication inédite

À l’initiative de l’actuel ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, un rapport com­mandé au printemps 2024 à deux hauts fonctionnaires par son prédécesseur, Gérald Darmanin, consacré aux Frères musulmans et à l’islamisme politique en France, a été déclassifié fin mai 2025 (nombre de noms et d’informations précises ont été biffés pour des raisons de sécurité). Ce rapport de 75 pages se trouvait depuis septembre 2024 sur le bureau du président de la République.

Le président Macron, à l’origine de la loi d’août 2021 sur le séparatisme (dite « Loi confortant le respect des principes de la République »), mûrie depuis la mort de Samuel Paty en octobre 2020, estimait que le ministère de l’Intérieur a les moyens de traquer les financements illicites, les organisations et les menaces que fait peser l’islam politique sur la République et ses « territoires perdus » (titre d’un collectif publié en 2002). C’est en vertu de cette législation que l’Intérieur procède depuis 2022 à des expulsions d’imams étrangers contrevenant la loi de 2021, et au contrôle accru des finances ou de la direction d’établissements non conformes (cela a conduit à 741 interdictions définitives ou temporaires selon l’Élysée).

Mais le succès inédit du livre de Florence Bergeaud-Blackler publié en 2023 – Le frérisme et ses réseaux, l’enquête (Odile Jacob) –, l’assassinat du professeur Bernard en octobre 2023, la poursuite des tentatives d’attentats évités grâce à l’action des services de police, et l’interdiction engagée dans nombre de pays arabes des Frères musulmans, ont poussé les ministres de l’Intérieur à enquêter sur les Frères musulmans en France, puis à en divulguer les résultats. Que nous apprend ce rapport ?

Réalisé par un ambassadeur grand connaisseur du monde arabe et par un préfet de terrain spécialisé dans le terrorisme islamiste, ce rapport porte la marque des grands commis de l’État. S’il succède à quelques rapports parlementaires de qualité en la matière, il est libéré de l’hypothèque politique. Il acte la vision de praticiens incontestés, d’autant plus que les rapporteurs ont auditionné des dizaines de spécialistes académiques, institutionnels (experts, services de renseignements, etc.), nationaux et étrangers, et aussi de religieux – dont des musulmans présumés proches ou adversaires du frérisme.

Comme attendu, le résultat a été minimisé par ses détracteurs – quoique certains ignorent tout en la manière –, et accueilli avec soulagement par ceux qu’inquiète l’influence croissante en France et en Europe – Bruxelles et Londres – des Frères musulmans et de leur myriade associative. En France, les faits étant toujours relégués par les concepts, la bataille des mots a pris le dessus : pourquoi s’affoler pour une organisation qui ne compterait que 100 000 sympathisants en France ? Pourquoi s’inquiéter d’une mouvance dont les financements étrangers turcs et qataris auraient été désactivés ? Pourquoi s’inquiéter d’un islam frériste ne contrôlant que 200 mosquées sur 2700, et ayant la main sur 280 associations répertoriées (dont les deux instituts de formations d’imams du pays) ? Pourquoi s’inquiéter d’un frérisme français quand la bataille se joue sur les réseaux sociaux islamistes pilotés depuis l’étranger (le rapport pointe cette prédication dite 2.0) ?

À ces détracteurs, l’État oppose pour la première fois sa reconnaissance d’un frérisme français, et l’existence d’une organisation mère qui pourrait compter 2000 membres – les frères initiés et leur structure centrale –, ainsi que tous les pays arabes l’ont connue. Les Frères musulmans, en tant que parti révolutionnaire internationaliste fondé sur le modèle léniniste, ont bien une structure de commandement présente en France, reliée à son organisation mère européenne. Cette attestation est inédite. Le deuxième apport majeur du rapport est de décrire la stratégie d’« entrisme » des Frères : rompus à l’action politique, ils s’emploient à influencer les conseils municipaux et les maires par le bas, en échangeant des voix contre des services islamiques et économiques, dont ils se prévalent pour tenir les quartiers sous influence. À l’approche des municipales de 2026, l’Intérieur et l’Élysée semblent sur la même ligne pour anticiper une subversion municipale d’ampleur.

Enfin, si beaucoup ont pointé la pusillanimité des réponses proposées au phénomène, tous savent qu’un quinquennat finissant sans majorité parlementaire n’est pas le moment pour agir. Ce sera toutefois bientôt au politique d’offrir des réponses nationales et de poser des actes européens pour affronter les défis posés par ce nécessaire travail de dévoilement.

Pierre Vermeren

© La Nef n° 382 Juillet-Août 2025