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Wokisme et libéralisme, un travers commun

L’ouvrage Face à l’obscurantisme woke, sorti fin avril dernier, s’est heurté à une vive opposition universitaire. Pierre Valentin, l’un des auteurs de cet excellent livre collectif, synthétise pour nous sa contribution, qui défend la thèse suivante : au-delà de tout ce qui distingue le libéralisme et le wokisme, ils ont en partage un travers, qui consiste à croire que le système peut produire des effets vicieux (pour le wokisme) ou vertueux (pour le libéralisme) indépendamment même des vices ou vertus réels des personnes existantes.

Si le libéralisme est probablement la philosophie politique la plus influente de la modernité, le wokisme postule actuellement au titre de plus influente au sein de la post-modernité. De quelle nature est la relation entre les deux ?

Commençons par le plus évident : les points de divergences. Le libéralisme croit en une neutralité philosophique, conséquence d’une stricte séparation entre faits et valeurs, et en une neutralité de l’État, jugée à la fois possible et souhaitable. Le libéralisme est universaliste et individualiste, non simplement au sens chrétien d’une égalité des âmes devant Dieu, mais au sens où l’homme serait avant tout un individu en tant que tel plutôt que le membre enraciné d’une communauté quelconque.

À l’inverse, en sacralisant et radicalisant le perspectivisme nietzschéen, le wokisme balaie à peu près tous ces points avec l’interrogation « d’où parles-tu ? ». Houria Bouteldja, fondatrice du Parti des Indigènes de la République, et inspirée par les études postcoloniales, ira jusqu’à̀ dire que « le “je” cartésien va jeter les fondements philosophiques de la blanchité ». En réduisant la philosophie moderne en général et le cogito de Descartes en particulier à une simple perspective parmi d’autres (la « blanchité »), le wokisme vise à démasquer les prétentions de la modernité libérale. Le rationalisme, l’universalisme, l’individualisme et la neutralité seraient des bêtises d’hommes blancs, un pléonasme.

N’ayant pas la possibilité de miser sur la vertu des acteurs – car qui êtes-vous pour définir ce qu’est la « vertu » ? – pour faire fonctionner sa société, le libéralisme doit tabler sur les vertus de son système. En conséquence, les écrits libéraux insistent régulièrement sur des mécanismes (comme le marché) ayant pour mission de transformer les vices privés en vertu publique (Bernard de Mandeville) ou, dit plus sobrement, l’intérêt individuel en intérêt collectif (Adam Smith). Ainsi, un système « vertueux », ou « efficace », pourrait fonctionner sans qu’il n’y ait nécessairement d’agents vertueux en son sein.

Le wokisme maintient cette primauté accordée au système. Ses militants regorgent d’ailleurs de créativité dans leur capacité à lui trouver des synonymes péjoratifs : « patriarcat », « racisme systémique », « blanctriarcat », « cistème » (1), « hétéropatriarcat ». Cette obsession pour ces abstractions négatives révèle le fait que le tour de passe-passe libéral initial a été remplacé par une forme de magie noire : le système raciste/sexiste peut parfaitement continuer à fonctionner sans racistes ni sexistes. Évidemment, il ne s’agit pas d’oublier que les militants woke sont plus que généreux en accusations gratuites et infondées de « racisme » ou de « sexisme », mais à l’inverse il est important de noter qu’une simple disparité statistique au sein d’une institution – une quantité de Noirs très légèrement inférieure proportionnellement à la moyenne nationale par exemple – est suffisante en soi pour que la structure soit « systémiquement raciste ».

On peut donc avoir sur le plan conceptuel un racisme sans racistes et un sexisme sans sexistes, ce qui est le point clef. Chez les libéraux, le système peut propager des résultats vertueux sans qu’il y ait un seul acteur vertueux, et chez les wokes il peut continuer à propager le vice sans qu’il y ait un seul acteur vicieux. Une « main invisible » est dans les deux scénarios tenue pour première responsable du bon ou du mauvais fonctionnement de la société. Les deux partagent donc le fait de balayer la question de la vertu et du vice des acteurs au sein du système. Seul le système compte.

Le libéralisme consacre ainsi un paradigme au sein duquel si la société est vicieuse, la maladie sera probablement de nature « systémique », plutôt que le résultat d’un manque de vertus communes. Le wokisme partage ainsi une prémisse avec le libéralisme – pour avoir une bonne société, il faut avant tout posséder un bon système –, mais en conteste néanmoins la conclusion, en notant que ce système ne fonctionne plus, ou alors qu’il fonctionne avec l’intention négative (raciste, sexiste, « transphobe », etc.) avec laquelle il a été initialement conçu.

Notons que ce « systémisme » radical se fait fatalement au détriment d’une conception chrétienne de l’homme. En effet, si la doctrine sociale de l’Église reconnaît la possibilité de « structures de péché », elle s’oppose tout de même fermement à la dissolution conceptuelle de l’homme, responsable devant Dieu des actes qu’il pose ici-bas. Peut-être que pour nous sortir de ce marasme conceptuel, il nous faudra recouvrir le champ lexical des vertus et des vices des individus.

Pierre Valentin

  • Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador, Pierre Vermeren (dir.), Face à l’obscurantisme woke, PUF, 2025, 454 pages, 22 €.

(1) « Cisgenre » signifie, en langage non-militant, tout le monde qui ne serait pas « transgenre » (donc à peu près tout le monde).

© La Nef n° 382 Juillet-Août 2025