Diplômé de Sciences Po Bordeaux et de la Sorbonne en philosophie politique et éthique, Baptiste Detombe est aussi le fondateur du média étudiant Gavroche. Il nous parle de son premier livre, qui analyse en profondeur les ravages du monde numérique sur les personnes, les familles, les sociétés.
La Nef – Pourriez-vous décrire les objectifs ciblés par les acteurs du monde numérique ? et donner un aperçu de l’emprise de ce monde ?
Baptiste Detombe – Les principales multinationales du numérique reposent essentiellement sur l’économie de l’attention : notre attention les renseigne sur nous-mêmes, produisant de la donnée, donnée réutilisée afin de permettre le meilleur ciblage possible par les annonceurs. En bref, notre présence virtuelle est faite pour nous enchaîner aux désirs qu’ils auront conçus – sur-mesure – pour nous. Or, pour obtenir cette présence permanente, le jeu capitaliste et concurrentiel impose de développer des mécanismes prédateurs de capture de notre attention. C’est ici que commence la guerre du numérique contre l’humanité : elle doit détourner notre biologie pour mieux nous asservir. Si une multinationale y rechigne, ses concurrentes le feront pour elle. Le Standford Behavior Design Lab, créé en 2011, vise ainsi à réunir les meilleurs scientifiques, ingénieurs et psychologues pour forcer l’humanité à la démission face à l’emprise numérique.
En quoi les premières victimes du monde numérique sont-elles les enfants ?
Les enfants sont caractérisés par un cerveau très plastique, un cortex préfrontal en pleine maturation, les rendant très sensibles à leur environnement ainsi qu’aux flux de dopamine. Leur plus grande difficulté à différer le plaisir de court terme en fait des êtres plus sensibles à l’addiction. Un consommateur précocement acquis, est un aliéné d’avenir ! Il importe pour l’industrie numérique de les cueillir au berceau afin de mieux les fidéliser. Ce ciblage de la jeunesse explique les campagnes de financement et de promotion par l’industrie numérique de manuels scolaires virtuels ou encore de dons généreux de tablettes et ordinateurs dès le collège ou le lycée. À cela s’ajoute la grande malléabilité du désir des plus jeunes, renforçant le pouvoir des publicitaires sur leurs esprits. Les goûts musicaux se fixent ainsi en moyenne autour de 27 ans : plus l’assaut de la jeunesse est précoce, meilleure sera la récolte !
En quoi l’omniprésence et l’importance prise par le monde numérique minent-elles et reconfigurent-elles les relations familiales et le rôle des parents ?
Le numérique a été une véritable lame de fonds dans les foyers. Il a, en un temps record, appauvri considérablement les relations interpersonnelles. La seule présence d’un écran entraîne une réduction de 85 % des mots échangés dans une même pièce. Le royaume de l’écran empêche le cœur à cœur. Des études montrent ainsi que la seule présence d’un smartphone (même non consulté !) suffit à réduire l’intensité, la profondeur et l’intimité de la conversation. Le numérique nous éloigne des nôtres pour nous projeter vers des « Autres » fantasmés. Plus encore, le numérique subtilise dans certains cas aux parents leurs enfants : ils ont l’impression de ne plus habiter le même monde. Et pour cause, à près de cinq heures d’écran individuel par jour, il n’est pas étonnant de trouver un référentiel culturel en décalage total dans un même foyer. À cette situation se greffent des influenceurs assénant régulièrement des messages contradictoires avec les enseignements familiaux.
Comment le monde façonné par le numérique signe-t-il la fin de l’idéal humaniste qui avait animé tout le projet occidental des derniers siècles ?
C’est un point crucial dont nous avons trop peu conscience en tant qu’Occidentaux : nous sommes les fruits d’un humanisme qui prend racine dans les textes chrétiens et se développe au fil des siècles. Il se caractérise par deux aspects essentiels : une importance donnée à la singularité humaine (le « je » prime le groupe) et l’idée d’un perfectionnement permanent de la personne. Cette singularité est acquise très tôt : l’Église lutte contre les mariages incestueux, met en place des confessions individuelles au XIIIe siècle, développe l’introspection pour le salut de l’âme (saint Augustin en est un bel exemple avec ses Confessions). De la même manière, dans cette recherche de salut et de sainteté, l’effort est au cœur de l’homme qui veut s’élever vers Dieu. Il n’y a pas d’autres sens à la célèbre phrase d’Érasme : « On ne naît pas Homme, on le devient. »
Le numérique, quant à lui, vient saper ces fondements en détruisant notre volonté sous l’effet d’un dérèglement de notre système de récompenses. Plus encore, le numérique renforce un certain conformisme que les tendances (ou trends) rendent apparentes, nous n’existons alors que si nous suivons le mouvement, arborons le même drapeau sur notre profil virtuel. Le numérique en permettant la pénétration de la collectivité au cœur de notre intimité nous « sur-socialise » à notre insu.
Propos recueillis par Élisabeth Geffroy
Baptiste Detombe, L’homme démantelé. Comment le numérique consume nos existences, préface de Rémi Brague, Artège, 2025, 240 pages, 18,90 €.
© LA NEF n°383 Septembre 2025