Alasdair MacIntyre (1929-2025), tout récemment décédé, laisse une œuvre de philosophie morale devenue incontournable, qui nous permet de sortir de l’impasse libérale.
Le philosophe écossais Alasdair MacIntyre est mort le 21 mai 2025 à l’âge de 96 ans. Peu connu du public français, il est pourtant considéré depuis les années 1980 comme une figure incontournable de la philosophie morale contemporaine. La notoriété d’Après la vertu (1981) a souvent occulté la richesse et la radicalité d’une pensée se développant sur plus de soixante-dix années, à travers un parcours sinueux : marxiste presbytérien dans les années 1950, ex-marxiste athée dans les années 1960, c’est finalement avec Aristote, puis Thomas d’Aquin et le catholicisme, qu’il trouvera les ressources pour développer sa pensée mature.
Ces nombreuses mutations sont paradoxalement le signe d’une constance et d’une probité à toute épreuve, chez un philosophe qui préféra pendant trente années le nomadisme philosophique et politique à un ancrage qui n’aurait pas satisfait ses exigences intellectuelles. Car si les réponses ont évolué, les questions sont restées les mêmes, ainsi que l’intuition fondamentale qui confère son unité à cet itinéraire parfois déroutant : la modernité, et le libéralisme qui la sous-tend, constituent une catastrophe morale et politique.
La modernité, erreur philosophique
Le libéralisme est l’incarnation morale et politique d’une anthropologie fondée sur la primauté de l’individu. Il conditionne ainsi le bon exercice de nos facultés rationnelles à notre capacité d’émancipation : on ne pense bien que par soi-même, et dans la mesure où l’on parvient à s’abstraire des contingences de son enracinement. La parenté, le rôle social, la culture, les autorités et les traditions doivent être dépassés et évalués depuis le point de vue impersonnel de la raison universelle. Ainsi se comprend le projet des Lumières : refonder la morale pour rendre ses préceptes atteignables et compréhensibles pour tout être humain, d’où qu’il vienne.
Projet impossible et désastreux, dont MacIntyre dénonce les effets catastrophiques dans Après la vertu. La culture morale contemporaine y est décrite comme une vaste mascarade, que Nietzsche fut l’un des seuls à percevoir avec lucidité. Notre vocabulaire moral, derrière son apparente objectivité, est devenu disponible comme masque de nos préférences individuelles. Kantiens le matin, utilitaristes l’après-midi, invoquant les droits de l’homme en société et l’efficacité au bureau, nous nous déplaçons avec aisance entre des postures philosophiques incompatibles, utilisant des termes vidés de leur contenu pour occulter, à autrui et à nous-mêmes, l’origine émotive et irrationnelle de nos jugements moraux.
Mais le génie de Nietzsche a une limite : il essentialise et attribue à la morale elle-même ce qui n’est vrai que de sa version moderne. Certes, notre époque donne raison à l’analyse postmoderne, qui réduit tout à la rhétorique et au rapport de force ; mais notre époque se trompe. Et si nous voulons échapper à Nietzsche, il nous faut revenir à la figure philosophique contre laquelle s’est construite la culture moderne : Aristote. Ce que nous devons en réapprendre, c’est que l’idée de morale n’a de sens que dans la mesure où elle nous permet d’atteindre une certaine finalité, un certain bien. Ce bien n’est pas subjectif, constitué par nos préférences : il est précisément ce à l’aune de quoi nous devons apprendre à corriger et éduquer nos préférences. Il consiste dans le plein accomplissement de notre nature, que les Grecs appelaient eudaimonia, afin de mener une vie bonne – eu zen.
Cela posé, tout reste bien sûr à dire, et l’impossibilité d’un consensus sur la question de la vie bonne est l’un des plus puissants arguments en faveur du libéralisme et de la dépolitisation des questions morales et religieuses, que la paix civile exige de reléguer à la sphère privée – c’est l’essence même de l’État libéral. Peut-on sortir de cette impasse ?
Éthique des vertus et bien commun
Comme Aristote, il faut repartir de notre condition d’animaux rationnels. Parce que l’homme est un animal, il existe des conditions objectivement nécessaires à son épanouissement : selon son environnement et ses relations sociales, il sera plus ou moins à même de développer ses facultés naturelles et de s’accomplir en tant que membre de son espèce. Mais parce qu’il est rationnel, sa nature implique également la possibilité de prendre du recul sur ses désirs et ses raisons d’agir : autrement dit, de se poser la question du bien. Cette question est donc elle-même une condition de notre épanouissement. La diversité des conceptions possibles de la vie bonne, loin d’être une objection décisive à Aristote, tend plutôt à confirmer son anthropologie.
La vie humaine doit ainsi se concevoir comme une quête vers le bien dont l’identité se révèle à nous au fur et à mesure de nos réussites et de nos échecs. Ce n’est pas une recherche spéculative, que l’on pourrait conduire in abstracto, mais une pratique collaborative, enracinée dans la particularité d’une vie et d’une communauté. On ne peut s’y engager avec profit et y exceller qu’en cultivant certains traits de caractère, les vertus, et en suivant certaines règles indispensables à son bon fonctionnement. Cette quête n’est compréhensible que sous la forme d’un récit dont nous sommes à la fois les personnages principaux et les coauteurs, et par lequel nos vies prennent sens comme des totalités unifiées par cette recherche du bien ultime. Là où le libéralisme présuppose et renforce la compartimentation de nos existences (privé/public, professionnel/personnel, religieux/laïque, etc.), MacIntyre nous invite à en retrouver l’unité fondamentale. Comment ?
Après MacIntyre
MacIntyre nous laisse un héritage philosophique impressionnant par sa largeur de vue, sa puissance et sa radicalité. On se contentera d’en mentionner trois aspects, dont on espère qu’ils constitueront une invitation suffisante à la lecture de son œuvre.
• Moralement, son éthique a l’avantage de prendre au sérieux le défi nietzschéen (« Mais pourquoi écoutes-tu la voix de ta conscience ? » [1]), et d’y offrir une réponse cohérente. Avec Aristote, il nous propose une morale qui échappe à la fois à l’inhumaine universalité de l’impératif catégorique et à l’amoralité calculatrice de l’utilitarisme ; qui ne se contente pas de limiter nos désirs pour coexister pacifiquement, mais nous invite à les éduquer pour agir ensemble en vue du bien commun. Contre l’idéal moderne d’une parfaite autonomie de l’individu, il nous rappelle à notre condition vulnérable et dépendante, et fait de sa reconnaissance la condition d’une liberté authentique.
• Épistémologiquement, MacIntyre a passé les trente dernières années de sa vie à penser les possibilités d’une prise en compte de la relativité de la morale qui puisse échapper au relativisme. Avec son épistémologie « traditionniste », il nous laisse un modèle fascinant pour penser l’histoire morale et philosophique ; pour pouvoir envisager l’agent moral dans la contingence et les particularités de son existence, sans jamais perdre de vue l’horizon unique de la vérité.
• Politiquement, MacIntyre laisse plus de questions que de réponses. Mais ce sont les questions qui sont précieuses, parce qu’elles nous obligent à remettre en question la possibilité même d’un compromis avec le libéralisme. MacIntyre n’a jamais caché son aversion pour les conservateurs, qui croient possible de raisonner en termes de bien commun sans remettre en cause les structures de l’État-nation et du capitalisme. Il veut leur montrer que la pensée de Thomas d’Aquin n’a pas été défaite intellectuellement, mais rendue caduque par un mode d’organisation économique et sociale qui érige l’avidité en vertu, et dans lequel la question d’un bien commun authentique n’est plus audible. Pour MacIntyre, ce n’est qu’à la lumière de Marx que l’on peut comprendre la pertinence contemporaine de Thomas.
MacIntyre a passé ces dernières décennies à vouloir montrer qu’il n’y a de vie morale possible que contre l’ordre dominant. Il ne s’agit pas de nier le caractère aporétique de cette posture, mais justement de le prendre au sérieux : si MacIntyre dit vrai, notre situation est plus grave qu’on ne l’imagine, et il faut mesurer tout ce qu’Aristote et Thomas d’Aquin peuvent avoir d’intellectuellement révolutionnaire, et tout ce qui doit être réinventé. Comme l’écrivait son ami Stanley Hauerwas, Alasdair MacIntyre est certes un penseur extrême, mais il faut bien admettre que l’époque dans laquelle nous vivons l’est aussi.
Godefroy Desjonquères
Godefroy Desjonquères, professeur agrégé de philosophie, enseigne et rédige actuellement une thèse sur la philosophie politique de MacIntyre. Il a également traduit son dernier ouvrage, L’éthique dans les conflits de la modernité, qui paraîtra en janvier 2026 aux Presses Universitaires de France (PUF).
(1) Le Gai Savoir, IV, §335.
(2) L’homme, cet animal rationnel dépendant, Tallandier, 2020.
(3) Whose Justice ? Which Rationality ? (1988) et Three Rival Versions of Moral Enquiry (1990).
Livres d’Alasdair MacIntyre en français :
– Quelle justice ? Quelle rationalité ?, PUF, 1993.
– Après la vertu, PUF, 1997, rééd. 2013.
– L’homme, cet animal rationnel dépendant, Tallandier, 2020.
Sur Alasdair MacIntyre :
– Émile Perreau-Saussine, Alasdair MacIntyre : une biographie intellectuelle, PUF, 2005.
© La Nef n° 382 Juillet-Août 2025
La Nef Journal catholique indépendant