Nicolas Gomez Davila © DR

L’anthropologie politique de Nicolás Gómez Dávila

L’œuvre de Nicolás Gómez Dávila (1913-1994) demeure encore trop mal connue en France malgré la remarquable biographie de Michaël Rabier (Nicolás Gómez Dávila, penseur de l’anti-modernité. Vie, œuvre et philosophie, 2020). Dans le présent article, Domingo González, professeur de philosophie politique à l’Université de Murcie, spécialiste hispanique de la pensée de René Girard, analyse les subtiles relations entre anthropologie, rationalité et politique dans les fameux aphorismes du brillant penseur colombien. C’est une riche présentation de l’anthropologie « anti-universaliste » de Nicolás Gómez Dávila (par ailleurs différente de celle de l’Église catholique).

Analyser les « dérivés politiques » de l’anthropologie gomezdavilienne, revient à parcourir l’œuvre de celui qui apparaît non pas seulement comme un simple bâtard de la scolastique, ni même comme un hérétique, mais comme un auteur qui semble parfois aspirer à la reconnaissance douteuse de champion de la misanthropie. Dans sa conception de l’homme, le sarcasme non dissimulé face à la prétendue rationalité comme trait commun de notre espèce contraste avec la prétention inébranlable, assumée en pleine conscience et avec une volonté maîtrisée, d’appartenir à une aristocratie distinguée, l’aristocratie de l’intelligence. Une aristocratie dont Gomez Dávila est allé jusqu’à dire qu’elle n’est rien de moins qu’une patrie. En fin de compte, la thèse anthropologique de l’animal rationnel et son lien avec la nature du zoon politikon, d’une si noble lignée dans l’histoire de notre culture et de notre civilisation, pourrait même être considérée, dans la logique interne de la pensée gomezdavilienne, comme le prélude nécessaire à l’anthropothéisme qui a tant obsédé ce critique radical de la modernité.

Une hypothèse controversée : l’universel anthropologique aux origines de la pensée politique réactionnaire

Cette question n’est pas sans importance, d’autant plus qu’il s’agit d’un auteur qui s’est revendiqué comme écrivain réactionnaire. En effet, l’une des principales questions soulevées par la pensée réactionnaire sous toutes ses formes est précisément celle de la validité ou non de l’universel anthropologique et de ses conséquences possibles sur le plan politique. Loin de ce que l’on pourrait penser, les auteurs de ce courant doctrinal peuvent conjuguer un catholicisme, universel par définition, avec une conception du politique qui ne l’est pas autant, ou qui ne l’est pas du tout. Sur ce point, il n’y a pas d’unanimité entre les auteurs qui peuplent cette école aux personnalités marquées et singulières. Partant d’un exemple en quelque sorte paradigmatique et fondateur, les deux grands initiateurs de la pensée réactionnaire moderne, Louis de Bonald et Joseph de Maistre, ne sont pas d’accord sur cette question.

Le vicomte de Bonald postule l’universalité de ses principes politiques en appliquant sa conception particulière et catégorique de la logique. Dans sa vision, il n’est pas concevable que les fondements politiques ne s’appliquent pas à tous les hommes, « comme il ne peut y avoir un principe différent pour une société que pour une autre, puisque l’homme est le même dans toutes les sociétés ». Sur ce point, l’auteur de Théorie du pouvoir politique et religieux se détache de la coutume du XVIIIe siècle, si intéressée par l’exploration de l’âme et du caractère de chaque peuple.

Or, la prémisse de Bonald à cet égard est radicalement contraire à celle de Joseph de Maistre, à la pensée duquel on l’associe souvent à la hâte en raison des affinités antirévolutionnaires et théologico-politiques qui les distinguent tous deux. Ils coïncident dans leurs positions, peut-être aussi dans leurs fondements, mais pas dans leurs déductions anthropologiques et politiques. De Maistre nie non seulement la nature générale de l’homme, mais semble se situer à l’opposé de l’universalisme anthropologique de Bonald. Sa célèbre et ingénieuse déclaration est bien connue : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». Sur ce point, qui n’est pas un point quelconque mais une hypothèse déterminante, on a dit à juste titre que Maistre est plus proche de Montesquieu, et Bonald plus proche de Rousseau.

Nous savons que Gómez Dávila a loué le « style intellectuel » de Montesquieu en le différenciant (distinction subtile) du « style d’intellectuel » de Bergson, et qu’il a également osé considérer Rousseau comme un auteur réactionnaire contre une interprétation excessivement réductionniste de son œuvre en tant que précurseur de la Révolution française. Mais quelle était concrètement sa position sur la nature rationnelle de l’homme et l’influence d’un tel fondement anthropologique dans la considération de sa dimension politique ? Nous tenterons de retracer ce problème à l’aide (comment faire autrement ?) de quelques scholies du génial érudit bogotano.

En guise d’introduction à la question, une réflexion de Pierre Manent, que l’on trouve précisément dans la préface de la dernière édition de Considérations sur la France, le grand ouvrage de Maistre, est source d’inspiration : « Les révolutionnaires fondaient la légitimité de leur entreprise sur l’universalité de leurs principes, sur la nature de l’homme en tant qu’homme. Les contre-révolutionnaires, violemment rebutés par les conséquences de cette entreprise, en viennent à rejeter l’idée même de principes politiques universels, valant pour l’homme en tant qu’homme. Par là même ils rompent plus radicalement avec la tradition de la philosophie politique classique que ne l’avaient fait les révolutionnaires eux-mêmes. Et politiquement ils se placent délibérément dans une position d’infériorité face à l’universalisme de l’entreprise révolutionnaire : ils en appellent de l’Homme à cet homme-ci. La partie n’est pas égale ». Certes, le diplomate savoyard en vient à mépriser tout principe supérieur ou transcendant qui pourrait s’imposer dans les constitutions politiques, effaçant toute vision universelle dans la réflexion politique au nom des conditions particulières de la vie dans la ville. Et si nous ne reconnaissons pas dans cette ligne le comte de Bonald mentionné précédemment, nous identifions, comme nous le verrons ci-dessous, la tendance du scolastique colombien.

L’homme politique, un animal rationnel ?

« Je me demande, écrit Oscar Wilde, qui a défini l’homme comme un animal rationnel. C’est la définition la plus prématurée qui ait jamais été donnée. » Il n’y a pas lieu, en revanche, de se demander si Gómez Dávila aurait partagé cette réflexion, car il est évident, du moins pour ceux qui connaissent son œuvre aphoristique immense et anarchique, que la perplexité du grand écrivain irlandais est consanguine à la sienne. L’un de ses commentaires, peut-être le plus significatif à cet égard, dit : « Jusqu’à hier, l’homme ne méritait pas d’être appelé animal rationnel. La définition était inexacte tant qu’il inventait, de préférence, des attitudes religieuses et des comportements éthiques, des tâches esthétiques et des méditations philosophiques. Aujourd’hui, en revanche, l’homme se limite à être un animal rationnel, c’est-à-dire un inventeur de recettes pratiques au service de son animalité ». Perspicace inversion hiérarchique des facteurs : si l’homme (surtout aujourd’hui) est un animal rationnel, ce n’est généralement pas pour s’éloigner de son animalité par la raison, mais pour mettre celle-ci au service de celle-là. S’agit-il d’une réflexion d’une validité anthropologique intemporelle ou d’une observation sur l’esprit de notre époque ? S’il s’agit de la seconde option, la théorie anthropologique de Vilfredo Pareto sur un fond irrationnel de l’homme en interaction constante avec des résidus de rationalité humaine n’est pas très éloignée de cette vision. Elle se reflète dans le jugement particulier que porte le penseur colombien sur la réalité politique, comme nous pouvons le voir confirmé dans cette méditation qui apparaît dans Notas :

« Le vocabulaire politique a une signification plus magique que rationnelle. Le mot est utilisé ici comme une incantation pour évoquer une réponse déterminée, pour produire un état d’esprit déterminé ; c’est pourquoi la répétition des mêmes idées et des mêmes phrases, qui lasse l’auditeur indifférent, n’est ni fastidieuse ni monotone pour celui qui y trouve l’excitant approprié à certaines régions de sa sensibilité. (…) Au fond, le politicien ne convertit que les convertis. Le discours politique est une cérémonie liturgique qui commémore les événements significatifs d’un culte, ou peut-être une opération de magie visant à insuffler une nouvelle vigueur aux fidèles ».

Pour affiner un peu plus le propos, il faudrait dire que, selon Gómez Dávila, à l’origine de l’erreur anthropothéiste, on pourrait trouver, outre une longue succession d’hérésies et de rêveries religieuses, un simple (mauvais) calcul des probabilités anthropologiques. Cette hypothèse est suggérée lorsque nous découvrons, par exemple, que « le péché originel du libéralisme est d’attribuer à chaque individu tous les attributs susceptibles d’appartenir à l’homme ». Ou encore : « L’erreur de la pensée démocratique : attribuer à chaque individu la totalité des attributs propres au concept de l’homme ». Et dans le même ordre d’idées : « Raison », « Nature », « Clarté » sont des concepts qui ne signifient rien tant que nous n’avons pas découvert ce qui semblait rationnel, naturel ou clair à un Français du XVIIe siècle. Chaque époque baptise son anecdote d’un nom absolu. » Clairement, notre auteur se positionne ici du côté de l’historicisme de Maistre et contre l’universalisme politique de Bonald.

Mais si l’universalisme rationnel de l’humain est une erreur caractéristique de la statistique, cette déviation probabiliste, motivée par une synecdoque anthropologique qui ignore le conditionnement historique de notre espèce, entraîne des myopies tragiques sur le plan de la réflexion politique :

« Il n’y a pas de pire erreur que de croire tout homme virtuellement capable de tout ce dont l’espèce humaine est capable. L’humanité n’est pas la répétition indéfinie d’un même type, mais une pluralité peut-être illimitée. Toute philosophie politique qui part de la définition spécifique de l’homme échoue nécessairement, soit parce qu’elle exige de tous ce qui ne convient qu’à quelques-uns, soit parce qu’elle supprime chez beaucoup ce qui dépasse la définition dont elle part. Double tyrannie démocratique ».

Il est clair que, du moins in politicis, l’universalisme anthropologique n’est simplement pas une erreur pour l’aphoriste colombien, mais la pire de toutes. Bien que la démocratie soit, en tant que forme de gouvernement, particulariste, réticente au cosmopolitisme et même xénophobe par nature, la démocratie moderne s’imprègne d’universalisme à partir de sa matrice religieuse, car elle rivalise sciemment avec la catholicité de la foi chrétienne et en tire la source de l’humanisme égalitaire qui, tel un manteau légitimant, prétend se projeter dans tous les domaines de la coexistence. Pour John N. Gray, bien que ce penseur britannique se réfère plus particulièrement au moment historique actuel, « la politique de l’ère contemporaine est un chapitre de plus dans l’histoire de la religion ». Un critère que semble partager Gómez Dávila lorsqu’il suggère qu’« il n’est peut-être pas si absurde d’imaginer que, dans quelques siècles, toute notre époque contemporaine, avec ses philosophies, ses mouvements sociaux et politiques, ses utopies et ses catastrophes, ne pourra être comprise et intégrée dans un système historique que comme un épisode de l’histoire de l’Église ». La sécularisation politisante et la synecdoque anthropologique ne semblent pas incompatibles. Au contraire, on dirait qu’elles collaborent étroitement à l’échec de l’entreprise politique moderne.

Du reste, simplement susceptible de rationalité, attribut en puissance et rarement en acte, et si en acte au service d’une animalité inférieure, l’homme a coutume d’en faire mauvais usage. Il se trompe avec une fréquence inhabituelle, en particulier lorsqu’il s’agit de comprendre précisément ce qu’il est et ce qui il est appelé à être. En politique, la rationalité a non seulement tendance à tromper, mais surtout à se tromper elle-même quant aux causes, aux remèdes et aux conséquences. Ainsi, par exemple, « la mentalité libérale attribue les conséquences de la perversité congénitale de l’homme aux artifices par lesquels l’humanité l’atténue parfois ».

En effet, blessée par le péché, la raison trompe ceux qui l’utilisent sans les précautions nécessaires. Cela divise d’emblée l’humanité en deux camps, « ceux qui croient au péché originel et les imbéciles ». Gómez Dávila s’érige en porte-parole autorisé du camp minoritaire et décroissant. Il s’agit donc de se méfier de l’homme (« quiconque ne fait pas confiance à l’homme est, au fond, chrétien »), de se déclarer athée de la religion anthropothéiste : « Il existe une sympathie secrète entre tous ceux qui nient la divinité de l’homme, même si certains d’entre eux ne croient pas en Dieu ». « Seule l’Église se considère comme une congrégation de pécheurs. Toute autre collectivité, religieuse ou laïque, se considère comme une confrérie de saints ». Comparé à celui d’Ockham, le rasoir de Gomez Davila semble vraiment redoutable, du moins pour ce qui concerne les dogmes anthropologiques abstraits. « « Dignité de l’homme », « grandeur de l’homme », « droits de l’homme », etc. ; hémorragie verbale que la simple vision matinale de notre visage dans le miroir, en nous rasant, devrait endiguer ». L’homme de Gómez Dávila ressemble à celui de Pascal, il n’est ni ange ni bête, mais le malheur veut que quand il veut faire l’ange il fait la bête. D’ailleurs, aux côtés de Pascal, notre auteur défend Maistre, tous deux représentants du « grand journalisme catholique, qui considère tout ce qui est transitoire et immédiat à la lumière de principes constants. La lignée des grands pamphlétaires catholiques, de Pascal à Maistre, Veuillot, Barbey, Bloy, Chesterton, Bernanos, a produit l’un des groupes de livres les plus indispensables dans une bibliothèque intelligente ».

Anthropothéisme, loi d’airain des oligarchies intellectuelles et nature humaine

Carl Schmitt était un lecteur vorace de Maistre et Donoso Cortés. Si le juriste allemand affirme que derrière toute théorie politique on détecte toujours la présence d’une anthropologie sous-jacente et que Donoso Cortés observe que toute grande question politique implique une grande question théologique, ce n’est que dans ce commentaire de Gómez Davila que leurs approches respectives du problème semblent se confondre : « Que toute politique implique une idée de l’homme, comme le disait Valéry, est évident ; mais ce qui est fondamental, c’est que toute politique implique une idée de Dieu ». Mais pour éviter l’équivoque de la ligne anthropocentrique de Feuerbach dont s’inspirera Marx, cette dernière note doit être lue conjointement avec celle-ci : « L’homme ne crée pas ses dieux à son image et à sa ressemblance, mais il se conçoit à l’image et à la ressemblance des dieux auxquels il croit ».

Un autre aspect très intéressant des relations entre anthropologie, rationalité et politique est une curieuse version gomezdavilienne de l’oligarchie intellectuelle dans le domaine politique. Nous ne parlons pas ici de la loi d’airain de l’oligarchie (régularité du politique au-delà des circonstances de temps et de lieu) ni de sa source théologique ignorée dans le péché (« la théologie, souligne le philosophe espagnol Dalmacio Negro, explique mieux la tendance à l’oligarchie comme conséquence du péché que la sociologie et la psychologie, dont les explications sont complémentaires ou circonstancielles »), mais de ce que nous pourrions appeler la loi d’airain de l’oligarchie des idées. Un argument puissant qui va dans le sens de ceux qui ont été avancés jusqu’ici : l’homme statistique n’agit pas dans la pratique comme un animal rationnel ou un citoyen éduqué et conscient, mais se laisse plutôt guider comme un troupeau émulatif par les bergers et les clercs que chaque époque consacre, car, comme l’affirme un commentaire surprenant par sa simplicité et son apparente banalité, « la simple imitation est la cause de la plupart des comportements », commentaire qui aurait été applaudi à l’unisson par Aristote dans la Poétique et René Girard. La psychologie des masses, la mentalité des foules obéit à la plus stricte stratification hiérarchique, et la clé se trouve toujours au sommet d’une pyramide intellectuelle. On retrouve ici quelques échos des théories psychologiques de Gustave Le Bon. Les sujets pensants sont toujours peu nombreux parmi les hommes, mais leur influence est capitale :

« Comprendre l’énorme pouvoir social des idées les plus abstraites semble impossible lorsque nous voyons l’indifférence animale de la grande majorité des hommes et que nous pensons au pénible travail quotidien qui les éloigne de toute activité désintéressée. Il n’y a pas d’autre explication plausible que l’extraordinaire efficacité sociale des minorités.

Il suffit que quelques-uns pensent pour que l’environnement social se modifie. Les gestes que la foule imite, les mimiques qu’elle copie, les attitudes qu’elle simule, sont des produits subalternes mais authentiques d’idées subtiles et abstraites qu’elle ignorera toujours ».

Très peu d’hommes pensent et agissent comme de véritables animaux rationnels, les autres suivent le courant des élites. Quant à la pensée véritablement politique, elle est également l’œuvre de petits groupes créatifs, conscients et persécutés : « Toute pensée politique est le fruit de minorités opprimées ». La persécution politique apparaît ici comme une sorte d’expérience révélatrice qui nous ouvre, à travers la désillusion, le champ de la vérité politique effective, ce que Machiavel appelait la verità effettuale della cosa. Une expérience qui n’est d’ailleurs pas étrangère à la naissance de la pensée réactionnaire. Si l’histoire est le cimetière des aristocraties, comme le prétend Pareto, l’histoire de la pensée politique sent le cadavre des raisons mortes et ignorées par une troupe ingrate, stupide et oublieuse.

Lorsque Gómez Dávila écrit que « l’adulte est un mythe d’enfant », il suggère peut-être quelque chose qui va au-delà d’un simple constat de psychologie infantile. Par exemple, que l’hypothèse de la nature rationnelle de l’homme, fondement du zoon politikon, puisse se contenter d’être, tout au plus, une vérité strictement grecque et antique, appréciation qui n’aurait probablement pas déplu (revenons aux statistiques) au Stagirite de l’histoire, mais bien à l’Aristote de la recréation scolastique médiévale. L’animal politique est un animal hellénique, et non éternel. Peut-être même pas cela, si l’on prolonge les soupçons suggérés par cet autre aphorisme : « L’admiration que suscitent la littérature et l’art grecs a caché à la postérité l’homme grec : envieux, déloyal, sportif, démocrate et pédé ». Une autre erreur anthropologique (une de plus) que nous devons noter dans le passif d’une statistique déficiente. Ainsi, à plus forte raison, l’universel anthropologique intemporel n’est qu’un autre mythe de l’enfance de l’humanité, qui vit dans l’illusion paradoxale d’une caverne moderne remplie d’ombres rationalistes et progressistes avec lesquelles l’homo democraticus projette ses vaines aspirations. De l’homo sapiens à l’homo festivus, le progrès est certainement plus apparent que réel.

Il ne fait aucun doute que, pour Gómez Dávila, « l’homme naît rebelle. Sa nature le répugne ». Si nous acceptons que la prière sur la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole postule une idée de nature humaine indéterminée qui s’ouvre à un acte co-créateur à partir du libre arbitre, différent en essence de l’autonomie et de l’émancipation modernes, la vision de Gómez Dávila à cet égard n’est pas si éloignée. Jugez-en plutôt par vous-même à partir de cette affirmation de notre aphoriste : « La nature humaine n’existe pas. Ce qui fonde l’homme en tant qu’homme, ce n’est pas une nature, mais une volonté. Sur les fondements de l’animalité, l’homme apparaît lorsqu’une norme de vie, une volonté de style, disciplinent et organisent ses actes. La tâche que l’homme se propose, l’obligation à laquelle il se soumet, l’évidence morale qui le subjugue, extraient de la nature animale l’humanité virtuelle qui y réside. L’homme n’est pas seulement ce qu’il exige, il est avant tout une exigence ». Comparez avec la célèbre vision anthropologique de l’écrivain de la Renaissance dans l’Oratio De hominis dignitate : « « Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme. Tu peux dégénérer vers le bas, avec les brutes ; tu peux t’élever au niveau des choses divines, par ta propre décision. » Voluntas ut natura ou voluntas ut ratio ? Ajoutons, dans tous les cas, le correcteur anthropologique statistique de Gómez Davila pour que les pièces s’emboîtent, car selon le penseur colombien, devenu ici critique d’art, le bilan final des auto-sculptures humaines des derniers siècles ne laisse pas vraiment les sculpteurs, en particulier les modernes, en très bonne position.

La politique, science de la coexistence des êtres ignorants

Que l’ordre politique est toujours fonction de l’idée de perfection humaine est une thèse qui avait déjà été avancée par le juriste et penseur politique espagnol Francisco Javier Conde dans ce petit bijou intitulé L’homme, animal politique. Dans L’invention de l’humain, Higinio Marín explore magistralement à son tour la genèse socio-historique des grands idéaux époquaux qui se reflètent dans les différents modèles anthropologiques. Les hommes ne sont pas seulement italiens, français et russes, comme le suggérait Maistre, mais aussi grecs et romains, anciens, médiévaux et modernes. Selon les mots de Gómez Dávila, « la définition de l’homme crée l’homme, et c’est donc un processus sans fin ». Et sur ce point, la leçon de l’histoire est essentielle pour comprendre l’émergence, la crise, le déclin et la destruction des grands modèles anthropologiques qui inspirent tout, y compris les formes politiques.

Or, dans ce domaine épineux et océanique, la vision métahistorique de Gómez Dávila ne semble pas laisser place à ses nuances incomparables, et se présente au lecteur de manière clairement apodictique et binaire : « L’Histoire semble se réduire à deux périodes alternées : une expérience religieuse soudaine qui propage un nouveau type humain ; un lent processus de démantèlement d’un type ». C’est pourquoi l’attribution à l’homme de qualités métaphysiques intemporelles ou universelles, telles que sa nature rationnelle, ne contribue en réalité que peu à la compréhension de l’humain pour le politique, car « en philosophie, en morale, en esthétique, en politique, nous devons essayer de remplacer l’impersonnalité de la raison par la personnalité de l’esprit ». Cette mise en garde nous aide à détecter les sophismes ou les impostures typiquement modernes. Ainsi, par exemple, « ce que le démocrate appelle « l’Homme » n’est rien d’autre que la projection spectrale de son orgueil ». Traduisons : ce que le démocrate appelle « l’Homme » ne sert pas à définir l’homme, mais à définir l’homme « démocrate ».

La politique est-elle donc une science ? Si oui, « la politique est la science des structures sociales adaptées à la coexistence d’êtres ignorants ». Voici le contraire d’une définition grandiloquente qui ne plaira pas aux utopistes ou aux rêveurs, qu’ils soient « scientifiques » ou non. Notre auteur ne croit pas que le cœur soit mû par des raisons, mais, suivant les échos platoniciens ou pascaliens, que les vraies raisons sont celles du cœur (ou celles des passions), raisons que la raison ne comprend pas. Nous ne sommes pas face à une simple déclaration de principes abstraits, mais à une véritable règle et à un critère herméneutique pour les questions les plus élevées ou les plus insignifiantes (et pour l’écrivain colombien, le domaine de la politique, « occupation des âmes vides », se situe parmi ces dernières), comme le démontre cette note particulièrement lucide qui dérangera surtout les intellectuels engagés en politique : « Aucun parti, secte ou religion ne doit faire confiance à ceux qui connaissent les raisons pour lesquelles ils adhèrent. Toute adhésion authentique, dans la religion, la politique, l’amour, précède le raisonnement. Le traître a toujours choisi rationnellement le parti qu’il trahit ». Ni Brutus ni Judas ne s’étaient jamais présentés au public sous un jour aussi clairement rationaliste.

Celui qui a écrit toutes ces choses n’était certainement pas un leader politique. Mais, comme le disait le juriste espagnol Rodrigo Fernández Carvajal, la première règle pour parler de politique est précisément de ne pas être politicien. De plus, pour enfoncer le clou, Don Colacho (surnom utilisé par les proches de Gómez Dávila) nous rappelle que « le politicien n’est peut-être pas capable de penser n’importe quelle bêtise, mais il est toujours capable de la dire ». Et pour ceux qui s’empressent de cataloguer notre homme sous l’étiquette facile du pessimiste politique, voici un avertissement sévère : « Les pessimistes en politique ont toujours raison à long terme, mais ce n’est pas pour autant que nous devons leur accorder une sagesse dont ils sont, au fond, dépourvus. Tout comme celui qui, à propos d’un nouveau-né, proclame sagement qu’il mourra un jour, le pessimiste prédit la mort de toute forme politique, et il est évident qu’il suffit d’attendre pour que ses pronostics se réalisent. Une sagesse aussi vraie que superflue ».

Notre homme ne met pas toute l’humanité dans le même sac et, suivant sa vision historique de l’humain, il signale des exceptions à la loi de la médiocrité politique. Par exemple, lorsqu’il dit que « mieux que tout autre peuple, les Français ont su vivre leur politique avec une conscience admirable de sa signification spirituelle ». Et malgré toutes ses critiques à l’égard du marxisme et des utopies collectivistes, il n’hésite pas à reconnaître ce qui suit : « La médiocrité de toute vie politique trouve à notre époque quelques exceptions. Certains hommes se sont consacrés à la tâche politique avec un dévouement si absolu que de ce don sans réserve d’eux-mêmes, de ce rejet de tout ce qui pourrait les détourner de leur but, naît l’image d’une vie pure et d’un recueillement presque religieux. Le militant communiste, avant sa victoire, est peut-être le seul type humain de notre époque qui mérite le respect ».

Mais il s’agit, comme nous l’avons dit, d’exceptions. Voici, en contrepoint de ce qui précède, une approche acerbe de l’étude des partis politiques, qui aurait fait sourire Robert Michels ou Gaetano Mosca : « Un parti politique : un noyau d’ambitieux entouré d’un groupe d’avides, auquel s’ajoutent quelques vaniteux et que suivent beaucoup d’effrayés ». Peu d’endroits sont plus propices que la politique pour comprendre que « la médiocrité des ambitions humaines n’est comparable qu’à la capacité infinie de l’homme à ignorer les instruments propres à les satisfaire ». Ce n’est que dans le théâtre de la politique que la médiocrité et l’ignorance parviennent à composer une symphonie aussi bien rythmée.

Et pourtant, exceptions statistiques, anomalies des tendances rigides et implacables inscrites dans les lois des nombres, certains spécimens de notre espèce refusent héroïquement de se dégrader avec les brutes et acceptent l’exigence homérique de s’élever au niveau des choses divines. Ils évitent de se faire photographier dans cette photo de famille de notre humanité démocratique, progressiste, égalitaire et autosatisfaite. L’essayiste Ernesto Volkening a rencontré l’un de ces rares oiseaux, un homme qui, à l’exception d’une petite minorité d’amis et de proches, est passé inaperçu pour la grande majorité de ses contemporains.

« J’ai passé du temps, écrit Volkening, avec Don Nicolás Gómez Dávila dans sa bibliothèque, qui rappelle celle d’un monastère bénédictin. Notre conversation, qui s’est terminée après minuit, a été favorisée, si je puis dire, par ma bonne étoile, comme s’il était écrit sur elle que nous devions nous rencontrer un jour. Cependant, une chose me laisse perplexe : comment est-il possible qu’à notre époque tant de qualités spirituelles se réunissent en une seule personne ? Vers 1880, il y avait encore en Allemagne des hommes de son envergure. J’ai dû attendre l’âge de soixante-quatre ans pour le voir et le croire ».

Erreur d’échantillonnage ou inférence inattendue, c’est une perplexité que nous faisons nôtre, sans oublier que l’influence politique réelle de ces spécimens, au-delà des divines surprises (Charles Maurras) que réserve l’histoire, est pratiquement infinitésimale. Quoi qu’il en soit, voici, avec cette autre histoire des humanités statistiquement invraisemblables, magistrales ou héroïques, un autre texte implicite de l’histoire à sauver de l’oubli. Un « texte implicite » qui a certainement aussi trouvé sa place dans la grande bibliothèque de Don Nicolás Gómez Dávila.

Domingo González

© LA NEF pour la traduction française réalisée par Arnaud Imatz, mis en ligne le 15/10/2025. L’article originale en espagnol est paru le 5 octobre 2025 dans El Debate de las Ideas, que nous remercions pour leur aimable autorisation de traduire ce texte.