Le 18 août, Jean Pormanove, streamer, mourrait en direct des suites de ses blessures. Cette sordide affaire en dit long sur l’état de notre culture et les dommages d’un certain capitalisme. Réflexion.
La mise à mort comme divertissement. Une affaire symptomatique d’un malaise français – comme la France, ce beau pays, sait en produire – vient clore la parenthèse estivale. Les lecteurs auront certainement entendu parler de la mort de Jean Pormanove, vidéaste, devenu le bouc émissaire d’Internet, livré à ses propres complices. L’homme, qui aura subi bien des sévices et des actes de torture pour la gloire des vues et le plaisir des clics, est mort des suites de ces mauvais traitements au cours d’un direct qui aura duré plus de 300 heures, soit douze jours.
La fascination morbide des écrans, la téléréalité sans âme, le marché de la douleur, la pauvreté qui s’entre-dévore, ont permis qu’un pauvre type, enfermé, battu, humilié, mourût en direct. Spectacle planétaire, clics monnayés, applaudissements en émojis. Et au bout : la mort. On croyait encore que La Mort en direct de Tavernier ou Le Prix du danger de Boisset relevaient de la fiction dystopique. La dystopie est devenue chronique judiciaire. L’écran ne nous raconte plus nos cauchemars : il les fabrique. Cette sordide affaire illustre le malaise moral de notre époque et révèle les travers de notre société.
Une culture du vide, nouvelle culture française
À trente ans, on se découvre déjà « ancien » face à la culture des réseaux sociaux. Les références historiques, littéraires ou cinématographiques qui structuraient hier un langage commun, s’effacent. À leur place : des fragments TikTok, des idoles jetables, des influenceurs qui remplacent les philosophes, les écrivains, les cinéastes. Les plateformes se succèdent si vite qu’on prend déjà Facebook pour un Minitel. On n’y comprend que couic.
Cette nouvelle culture, fondée sur le vide, l’absence d’intelligence et l’oubli de l’esprit, est devenue la norme. Sa porte d’entrée a souvent été la pornographie, banalisée et diffusée par des figures suivies par des millions d’adolescents. Un jour, en classe, un collègue évoque l’abréviation latine AD pour Anno Domini. Un élève lui répond : « ça veut dire AD Laurent, star du X sur TikTok. » Rires de ses camarades. La scène, triviale, dit tout : nous avons basculé dans une culture d’une pauvreté affligeante, arme idéale pour maintenir la jeunesse dans l’abrutissement. Rien d’autre que divertir, occuper, produire du buzz pour générer des vues – et donc de l’argent.
Le règne du néo-libéralisme sauvage
Cette affaire annonce le triomphe d’un capitalisme déchaîné : tant que l’offre trouve une demande, tout est permis, puisqu’il n’y a plus de morale. Aucune instance, même pas les régulateurs, n’est capable de poser des limites. Grand paradoxe de notre pays : l’État se montre intraitable pour taxer les entreprises productives, au point de passer pour un régime de démocratie populaire et Jaruzelski pour un grand libéral, mais se révèle impuissant face à l’économie parasitaire des influenceurs. Leurs contenus, hébergés par des plateformes étrangères, échappent à tout contrôle, eux-mêmes vivent ailleurs, à Dubaï, le plus souvent.
Nous voyons ici le secret du capitalisme ultime : transformer l’intolérable en marchandise. Hier, les gladiateurs. Aujourd’hui, un être vulnérable ridiculisé pour quelques milliers d’euros. Chaque gifle, chaque insulte, chaque défi avait sa grille tarifaire. On franchit le pas : l’humiliation s’achève dans la mort.
Cette « économie de l’influence » vend à la jeunesse le mirage de l’argent facile. Dans un pays où le salaire moyen stagne, on fait miroiter des fortunes rapides, au prix de sa dignité. La pornographie sur abonnement en est devenue le modèle : pour les pauvres, un simulacre d’ascension sociale ; pour les riches, une rente parasitaire sans production réelle.
La culture de banlieue et l’ensauvagement de la société française
Dans cette affaire, on voit émerger une sous-culture urbaine se confondre avec un ensauvagement plus large de la société française. L’imaginaire qu’elle véhicule est reconnaissable : mélange de rap agressif, de tuning ostentatoire, de dinguerie en rodéos, de fascination pour les armes, d’attrait pour la drogue, d’uniforme vestimentaire stéréotypé, d’exaltation d’un certain virilisme et de fantasmes importés de l’Amérique des gangs et des jeux vidéo violents comme GTA San Andreas. Cette culture est marquée par la provocation, le langage outrancier, la valorisation de la force brute et le mépris de toute forme d’autorité. L’absence d’affect, la froideur des propos, le dédain du prochain révèlent un côté primaire, voire bestial, qui séduit paradoxalement une partie de la jeunesse. Le plus troublant est sa diffusion bien au-delà des cités : on observe désormais des adolescents issus de milieux aisés adopter ces codes vestimentaires, cette gestuelle, cette manière de parler. Ce qui, hier, appartenait à la marge, est devenu un signe de distinction au cœur même des lycées prestigieux et des beaux quartiers. Cette « acculturation inversée » a pénétré en profondeur l’imaginaire de la bourgeoisie adolescente, en quête de modèles d’opposition. Depuis les années 1990, avec des films devenus emblématiques, cette esthétique de la « virilité des cités » s’est imposée comme contre-modèle culturel et demeure, trente ans plus tard, une référence inépuisable. Aujourd’hui, une génération entière d’enfants bien éduqués reprend spontanément la gestuelle et le vocabulaire de cette sous-culture, jusque dans leur langage quotidien, sans même en percevoir la provenance.
L’affaire : un reflet de la violence horizontale
Ce drame n’est pas qu’un fait divers. C’est la répétition générale de la guerre des pauvres entre eux. Le système a ceci de malin qu’il organise sa propre diversion : plutôt que de se tourner contre les véritables responsables de la misère sociale, les humiliés s’acharnent sur un humilié plus faible qu’eux. C’est la loi de la violence horizontale : l’énergie se perd dans la haine de son semblable, jamais contre ceux qui profitent. Les racailles d’en bas reproduisent les mœurs et les méthodes des racailles d’en haut, avec leurs moyens limités. Balzac, dans Le Cousin Pons, avait déjà tout dit : les pauvres manipulés pour survivre, les riches pour durer et s’enrichir. La victime elle-même n’est pas totalement innocente : happée par le mirage du gain, elle s’est laissée entraîner dans une mécanique diabolique où souffrir était la condition de s’enrichir – jusqu’à la mort. Mais est-ce si différent de ces vedettes médiatiques broyées par la drogue, l’alcool et la pression de « faire toujours plus » jusqu’à leur mise au rebut ? L’affaire Pormanove n’est qu’un dérivé des scandales des élites, parfois éclaboussées par des affaires sordides que l’on préfère étouffer. Les deux sont intolérables, mais ratissent les deux pans de la société, qui se rejoignent autour de l’absence absolue de culpabilité et de repères moraux. Dans la première affaire, l’absence de culpabilité est masquée par l’idée que Pormanove était libre de refuser et de « faire le cassos à Metz », oublié dans sa misère – ses complices n’ayant alors « rien à se reprocher », comme on dit. Dans le deuxième cas, c’est l’appartenance à la classe dominante, au parti de l’ordre, qui justifie de ne pas se sentir coupable puisqu’on est « du bon côté du manche » et que l’on souscrit aux idées ambiantes. La première affaire fait les choux gras de la presse et nourrit la péroraison générale du « y’a qu’à, faut qu’on » ; la deuxième est gardée sous silence, comme un tabou ou un délire complotiste.
Quand la croix disparaît, l’écran s’allume
Il reste la question essentielle : que devient une société qui ne voit plus dans l’homme une créature, mais un objet à consommer ? Le christianisme avait sanctifié la faiblesse. L’Occident capitaliste, lui, en a fait un produit. Nous avons troqué le mystère du Golgotha pour une parodie numérique où l’on « like » l’agonie. On oublie que l’Évangile dit : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). La société des écrans a inversé le verset : « Ce que vous ferez au plus faible, vous en tirerez profit. » On nous promet des lois pour encadrer les réseaux sociaux. Mais la question n’est pas technique. Elle est spirituelle. Elle est métaphysique. L’esprit de Dieu – qui fait civilisation, comme l’a rappelé le cardinal Sarah – et qui aime la beauté dans les arts, la nature et les cœurs, s’oppose à l’esprit du monde, dont le ressort est l’écran, charmeur et tentateur moderne.
Tant que nous ne saurons pas regarder l’homme autrement que comme une marchandise, il y aura d’autres victimes offertes aux rires connectés. Le drame qui vient de se jouer ne nous parle pas seulement de barbarie : il nous dit que nous pouvons accepter toujours plus, tolérer plus que ce que nous croyions tolérable – jusqu’à franchir toutes les lignes. Et jusqu’à applaudir encore.
Nicolas Kinosky
© La Nef n° 384 Octobre 2025