En juin dernier, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a été le théâtre d’un événement qui pourrait changer encore notre droit et imposer certains idéaux sociétaux.
On connaissait la « bonne société » parisienne ou londonienne, cette élite cultivée et raffinée fréquentant les salons élégants de l’Ancien Régime et de la Régence. Proust en dévoilera les hypocrisies dans une peinture impitoyable du faubourg Saint-Germain. Ce monde a depuis longtemps disparu. La formule, elle, se voit réhabilitée de manière inattendue par la verve brillante d’une avocate générale à la Cour de Justice européenne. C’est sur le plateau de Kirchberg, dans le Grand-duché du Luxembourg que trône l’imposante forteresse parallélépipédique en acier, où siège la Cour. Sous la verrière centrale, une sorte de chapiteau métallique surplombe une couronne de vingt projecteurs plongeant l’immense salle d’audience dans une ambiance quasi liturgique. Mais ici, pas de cloches, pas d’encens, pas de fidèles agenouillés. Seulement, en cette chaude journée de juin 2025, le doux ronronnement des climatiseurs, et le claquement des talons sur le marbre poli. C’est ici que se forge, dit-on, par la grâce du droit supranational, impérieux et direct, l’âme synthétique de l’Europe pas assez unie.
Le coup de génie du juge européen
On croyait que l’article 2 du Traité était une page d’apparat, un bouquet de valeurs consensuelles et inoffensives : dignité, liberté, démocratie, égalité, État de droit, respect des droits de l’homme, droit des minorités… Des mots doux comme le miel sur les lèvres des diplomates. Le Conseil constitutionnel français, examinant jadis le projet de traité constitutionnel puis son succédané de Lisbonne, n’y vit les deux fois qu’un constat pieux des acquis démocratiques : cette énumération des valeurs de l’article 2 ne transférait aucune compétence vers l’Union. Bien entendu. La Cour allemande de Karlsruhe rappela aussi de son côté que la souveraineté du peuple demeurait intangible, protégée par son « identité constitutionnelle ». Tout laissait donc penser que cet article resterait déclaratoire, vitrail décoratif dans la cathédrale de la supranationalité.
On oubliait toutefois que c’est le juge européen qui, dès les années 1960, éleva le préambule et ses objectifs à un rang supra-constitutionnel, pour poser des principes que les États n’avaient alors pas souhaité inscrire dans le traité de Rome : l’« effet utile du traité » justifiant des incursions dans la compétence nationale, l’effet direct du droit communautaire et sa primauté absolue sur les droits nationaux. Lesdits États avaient découvert à l’occasion de ces arrêts qu’ils avaient déjà « définitivement » limité leur souveraineté juridique. Le coup de génie du juge avait été de se poser en interprète exclusif de « l’esprit » du traité, pour révéler aux États qu’ils avaient, dès la signature du traité de Rome, franchi le Rubicon. En France, une fois de Gaulle disparu, le supranationalisme fit à peu près consensus parmi les forces politiques et le monde universitaire, et les juridictions nationales suprêmes acquiescèrent les unes après les autres à la primauté européenne.
Une constitutionnalisation douce
Voici donc que c’est au tour de l’article 2 de se réveiller, gonflé d’une sève nouvelle et féconde. Le 5 juin 2025, dans l’affaire Commission c. Hongrie (C-769/22), l’avocate générale Tamara Capeta a proposé un nouveau bond en avant constitutionnel : les valeurs de l’article 2 deviendraient normes contraignantes, imposant deux obligations aux États – ne pas régresser dans leur protection mais encore les promouvoir activement. Elles formeraient la substance d’une « identité constitutionnelle de l’Union », primant celle des États membres. Dans l’affaire en cause, la Hongrie d’Orbán, restreignant par une loi l’exposition des mineurs aux contenus LGBTQ+ dans l’éducation et les médias, franchit ce que l’avocate générale appelle une « ligne rouge » qui touche à l’identité même de l’Union, mentionnée dans plusieurs arrêts : « La vision de ce qu’est une bonne société dans la constitution de l’UE […] est exprimée à l’article 2. » Si la Cour devait suivre ces conclusions, les valeurs de l’article 2 deviendraient une base juridique générale pour châtier un État récalcitrant à la « bonne société ». L’article 49 ne définit-il pas l’Union européenne comme réunissant ceux « qui respecte[nt] les valeurs visées à l’article 2 TUE et qui s’engage[nt] à les promouvoir » ? Elles sont pour chacun un « choix constitutionnel » et pour l’Union, la « condition politique et pratique de l’existence de [son] ordre juridique ». Elles sont donc constitutionnelles et existentielles, la frontière véritable de l’Union.
À l’ombre de la « bonne société », la mauvaise ?
Cette « bonne société » des valeurs européennes dessine en creux sa « mauvaise », ensemble de pratiques qui pourraient s’avérer, au cas par cas, incompatibles avec l’article 2. Par exemple, dans quelle mesure un pays pourrait encore, sans heurter l’une ou l’autre de ces valeurs, donner priorité à l’éducation parentale, à la politique familiale, chercher à limiter l’immigration, limiter des droits sociétaux, favoriser une politique culturelle valorisant trop la mémoire et l’enracinement, pas assez l’ouverture et l’universalisme abstrait ? Les regards se tournent immédiatement vers ces pays qui à l’Est mais pas seulement, vers ces forces « conservatrices » qui un peu partout, cochent une ou plusieurs de ces cases.
Par le jeu de la primauté du droit européen, l’identité constitutionnelle européenne définie par le juge prévaudra ipso facto sur les identités constitutionnelles nationales. Les gouvernements trop « conservateurs » ne pourront pas longtemps invoquer leur tradition constitutionnelle pour refuser la protection d’une minorité, ou pour maintenir une disposition jugée discriminatoire, qu’il s’agisse des minorités LGBTI ou religieuses, du droit de la famille, de la filiation, de l’état civil, de l’accès aux prestations et à l’espace public, à l’emploi, au logement. Ils auraient bien tort d’essayer d’ailleurs. La France, avec son principe de laïcité justement cité comme (rare) exemple de ce qui compose sa mystérieuse « identité constitutionnelle », se trouvera vite dans le collimateur du juge. Le port du voile ou d’autres signes religieux ne peut déjà plus, dans le secteur privé ou dans l’espace public, être interdit « par principe », mais uniquement sur des motifs précis justifiés. Les politiques de neutralité n’ont selon le juge, de légitimité, que si elles ne créent pas une exclusion ou une stigmatisation systémique. Inversement, les marqueurs de la « bonne société » seraient la reconnaissance et la promotion des identités fluides (genre, orientation), l’égalisation de tous les statuts familiaux, l’autonomie individuelle absolue (corps, reproduction, fin de vie), une laïcité d’« accommodement mutuel », l’inclusion promue dans tous les secteurs de la vie sociale et nationale.
Jus naturalis et jus futurum
Dans l’histoire récente, la « bonne société » fut une formule aux acceptions les plus diverses : néolibérale en 1937 sous la plume de Walter Lippmann (qui avait aussi théorisé dès 1922 la nécessaire « fabrique du consentement » de l’opinion publique en démocratie) ou encore sociale-démocrate chez Galbraith (1996) pour garantir éducation et santé pour tous. Aujourd’hui, la « bonne société » n’est plus seulement le fruit d’une lente sédimentation des pratiques et des opinions, d’une culture, d’un habitus, mais de décisions de jurisprudence. Pierre Rosanvallon affirmait récemment que « les juges incarnent autant que les élus le principe démocratique de souveraineté du peuple ». Nous y sommes. La nouveauté tient en ceci : cette « bonne société » n’est plus seulement un idéal social, elle devient norme justiciable.
Cette évolution s’inscrit-elle dans l’histoire millénaire de la soumission du souverain au droit, fabuleusement racontée par Philippe Pichot-Bravard (1) ? Sophocle rappelle que les lois non écrites des dieux transcendent les édits de Créon : nul décret terrestre ne peut interdire à Antigone d’enterrer son frère. Plus tard, la monarchie française, absolue en apparence, fut en réalité « tempérée » (non seulement pas le Décalogue mais) par les lois fondamentales du royaume, sous peine d’affronter les remontrances notamment des cours. Le roi demeurait gardien d’un ordre supérieur – jus naturale enraciné dans la coutume et la volonté divine. On retrouvera la notion de droits naturels et imprescriptibles dans la Déclaration de 1789, mais difficile à conserver du fait du primat, justement, de la volonté nationale. À « l’ère du vide », le juge comme investi d’une mission sacerdotale, inaugurerait-il de nouvelles lois fondamentales s’imposant au peuple souverain ? Ce qui paraissait vitrail devient pilier porteur : à côté du pouvoir temporel de la Commission « gardienne des traités », il y aurait un pouvoir spirituel de la Cour, gardienne des valeurs et accoucheuse de la société juste et bonne, « l’Europe des juges » célébrée par son ancien président Robert Lecourt et sa jurisprudence au service d’un jus futurum ?
Bien sûr, si la Cour suit ces conclusions, on criera encore au « gouvernement des juges ». Pourtant, les hauts magistrats de Luxembourg et d’ailleurs ne sont-ils pas d’abord les traducteurs juridiques, les scribes consciencieux d’une vision de notre Occident tardif, celle de l’individu global, déraciné, délié, consommateur, connecté, fluide et créancier de droits subjectifs ? Dans cette perspective, le juge européen vole peut-être au secours du pauvre hère flottant dans son vide nihiliste, en lui offrant à embrasser un idéal supérieur : la « société démocratique ». Épitoge herminée, traité dans une main, maillet dans l’autre, les gardiens du droit dresseraient ainsi la justiciabilité illimitée des valeurs devant la « menace populiste » montante, au risque de nourrir l’animal qu’ils espèrent tuer. On pense à l’inquiétude du poète romain : « Et qui nous garde des gardiens ? »
Christophe Beaudouin
(1) Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe s.), LGDJ, 2011.
- Christophe Beaudouin, docteur en droit et ancien avocat, est fin connaisseur des arcanes européens, il s’exprime ici à titre personnel. Il enseigne à l’Institut catholique d’études supérieures (ICES). Il vient de publier une somme monumentale, L’Europe sans corps. Le défi démocratique, Manitoba/Les Belles Lettres, 2025, 772 pages, 39 €. Cet essai magistral montre comment l’Europe renonce au politique au profit d’un règne technicien à la culture hors sol et individualiste.
© La Nef n° 384 Octobre 2025