(Domaine public)

Palestine : quel « État » ?

Le 22 septembre dernier, la France a entraîné quelques autres nations à reconnaître « l’État de Palestine » à l’ONU. Depuis, un fragile accord de paix a été conclu, qui a le mérite de faire taire les armes dans l’immédiat, mais qui ne règle pas le sort de long terme de la bande de Gaza, ni même celui d’un très insaisissable « Etat de Palestine ». Cette reconnaissance d’un Etat a-t-elle un fondement historique et territorial solide ? Quelles sont les origines de ce peuple palestinien encore privé d’Etat ? Quels sont les tenants et aboutissants de la reconnaissance comme Etat, qui a connu plusieurs étapes ? Qui a intérêt à ce que la solution à deux Etats ne voit jamais le jour ?

Par un simple message laissé sur un réseau social le 25 juillet 2025, Emmanuel Macron a annoncé que la France reconnaîtra un « État de Palestine » lors de la prochaine Assemblée générale de l’ONU, le 22 septembre (1). Au-delà du débat sur le bien-fondé de le reconnaître dans le contexte de la guerre de Gaza depuis le 7 octobre 2023, cette annonce de l’actuel locataire de l’Élysée peut poser légitimement question. En effet, qu’entend-il par-là ? Reconnaît-il un État à l’existence théorique, privé de cohérence territoriale et dont l’Autorité palestinienne, largement discréditée auprès de sa propre population, n’est qu’un maigre avatar ? Confirme-t-il plus largement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien dont l’existence est, quant à elle, impossible à nier ? Fait-il de l’histoire-fiction en inventant un État qui, dans ses limites reconnues par le droit international (2), n’a jamais existé comme tel ? Même la sémantique employée est floue : faut-il parler « d’État de Palestine » ou « d’État palestinien » ? Dans tous les cas, les Palestiniens ou, comme il serait plus précis de les nommer, les Arabes de Palestine, sont bien un des nombreux peuples sans État. En partant de l’histoire pour s’interroger sur ce qu’est à l’origine la Palestine, on étudiera le processus de reconnaissance de cet État avant d’analyser les tenants et les aboutissants de ce qui pourrait être un tournant de la quête palestinienne d’un État.

La Palestine historique

Hérodote mentionne déjà le terme de « Palestine » au Ve siècle avant Jésus-Christ ; pour lui, il s’agit d’une subdivision de la Syrie. Dans la nomenclature de la Rome impériale, notamment après l’expulsion définitive des Juifs de leur terre en 135, le territoire recouvre à peu près celui du mandat de Palestine dessiné par les Britanniques après la Grande Guerre, à l’exception de sa partie méridionale, le désert du Néguev. L’usage de ce terme se perd largement après la conquête arabe au VIIe siècle, et n’est ressuscité par les Occidentaux qu’au XIXe siècle. Les Palestiniens portent ainsi un nom étranger à leur propre tradition historique. Ce ne sont pas les seuls : « Ukraine » provient d’un terme russe qui signifie « région frontalière », ce qui n’empêche pas les Ukrainiens d’exister en tant que peuple, comme nous le rappelle l’actualité.
Qu’en est-il d’une éventuelle adéquation entre la Palestine et un peuple ? Une population peut-elle s’en réclamer l’unique et légitime détentrice ? La Bible, comme l’archéologie, nous renseignent sur le fait que les Hébreux n’ont pas été son premier occupant. Avant eux, on y trouvait des populations aux origines obscures, largement influencées par la civilisation égyptienne, les « Cananéens ». À la fin du deuxième millénaire avant le Christ, deux peuples principaux repeuplent cette terre après l’effondrement de la société cananéenne : l’ensemble hétéroclite des « Peuples de la mer », au premier rang desquels les célèbres Philistins, et le peuple hébreux, nouvellement arrivé dans la région. Leur lutte sanglante finit par tourner à l’avantage d’Israël, mais les Philistins se maintiennent longtemps autour de la ville antique de Gaza.
Ce fait donne lieu à une récupération historique comme il en existe beaucoup dans les genèses nationales : l’Organisation de libération de la Palestine a fait des Philistins les ancêtres des Arabes palestiniens, afin de prouver la légitimité, voire l’antériorité du peuplement arabe de la Palestine. Cette théorie a du plomb dans l’aile, puisqu’il semble établi, malgré les origines mystérieuses des Philistins, que leur langue n’était pas sémitique. Le peuplement arabe de la Palestine est donc bien postérieur à celui des Juifs. Il s’est durablement renforcé à l’occasion de la conquête arabe, notamment sous les Abbassides (3). Là encore, cela ne discrédite pas la présence des Arabes en Palestine : une bonne partie des terres des pays slaves, par exemple, a été occupée jusqu’aux Ve-VIe siècles par des populations majoritairement germaniques avant leur migration à l’Ouest, et personne ne conteste la légitimité des Polonais et des Tchèques à vivre dans leurs pays respectifs. En outre, la judéité de la Palestine n’est pas intégrale : à aucun moment de l’Antiquité, les Hébreux n’ont été seuls à y vivre, même s’ils en ont été longtemps l’élément dominant.
Il ressort donc de ce petit détour de l’histoire qu’aucun des deux peuples résidant actuellement en « Palestine » ne peut revendiquer l’intégralité du territoire. C’est d’ailleurs pour cela qu’il paraît impropre de dénommer les Arabes locaux « Palestiniens », car cela viendrait à en faire les seuls habitants légitimes de ce territoire et, implicitement, à nier le droit des Juifs à y habiter. Toutefois, par commodité, on continuera à l’employer pour désigner les actuels habitants non juifs de la Palestine, et dont certains sont nos frères chrétiens d’Orient.

Une reconnaissance tardive

Malgré le projet de partage de l’ONU en 1947 et du fait de la première guerre israélo-arabe, seul voit le jour un État juif. Divisés en deux entre les actuelles Cisjordanie et bande de Gaza, les Palestiniens, dépendants de l’aide des autres États arabes, paient le prix du double jeu de ces derniers. D’un côté, le soutien à la cause palestinienne et la lutte contre Israël sont pour eux de puissants leviers de légitimation (Égypte, Jordanie, Syrie, directement impliqués), de l’autre la gestion des Palestiniens est aussi une question embarrassante. Ils préfèrent donc ajourner la mise en place d’un nouvel État et occuper les terres palestiniennes jusqu’à la guerre des Six jours. Le mouvement national palestinien, à la tête d’un peuple largement dispersé suite à la Nakba (4), met du temps à se structurer. Ce n’est qu’en 1964 qu’est fondée l’Organisation de libération de la Palestine avec son emblématique leader, Yasser Arafat. La charte de l’OLP rappelle bien le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, entend le doter d’un État indépendant, tout en niant un temps le droit à l’existence de celui des Juifs, mais ne proclame pas d’emblée l’indépendance. Cela peut s’expliquer par la dépendance de l’OLP envers ses parrains arabes, et par les turpitudes que subit l’organisation. Elle est en effet une cible de choix pour Israël, et ne cesse de changer de siège (Jordanie jusqu’en 1970, Liban de 1970 à 1982, Tunisie puis Algérie jusqu’en 1994). Ce n’est ainsi que le 15 novembre 1988 qu’est proclamé « l’État de Palestine » à Alger. Cette proclamation tardive peut se lire comme une volonté de donner une visibilité mondiale à la première Intifada, qui débute en 1987, et de remettre à l’ordre du jour la question palestinienne.
De fait, en à peine cinquante ans, malgré la situation précaire des Arabes palestiniens et l’absence d’autorité de ses dirigeants, l’opération a réussi, puisqu’à ce jour (5) 148 des 193 États onusiens reconnaissent l’État palestinien. En ce sens, la proclamation sans grande conséquence de l’indépendance palestinienne de 1988 peut être lue comme une certaine victoire, sinon politique, du moins symbolique. Israël même, dans le cadre des accords d’Oslo de 1993 mettant en place l’Autorité palestinienne, semble reconnaître à terme le droit des Palestiniens à l’autodétermination. Ainsi, les vagues de reconnaissance de la Palestine n’ont jamais cessé depuis, isolant de plus en plus Israël dans son intransigeance sur cette question. On peut dénombrer quatre vagues.

– Au tournant des années 1990, la reconnaissance est le fait des pays arabo-musulmans, des « démocraties populaires » et des nouvelles républiques post-soviétiques, alliés traditionnels de la cause palestinienne.
– Durant les années 1990, vient le tour de la très grande majorité des pays d’Afrique subsaharienne, témoignant du fait que la situation palestinienne avait déjà pris une dimension coloniale.
– De la fin des années 2000 à la fin de la décennie suivante, les derniers pays d’Afrique et d’Asie, quasiment toute l’Amérique latine considèrent pour légitime, sinon acquise, cette indépendance. Cette troisième vague fédère les Sud entre eux, isolant fortement l’Occident sur la question. De fait, c’est à partir de ce moment-là que les premiers pays d’Europe de l’Ouest se lancent dans cette reconnaissance.
– La quatrième vague est majoritairement occidentale : l’Islande dès 2011, le Saint-Siège en 2015. Avec la guerre de Gaza, de nouveaux États européens suivent au printemps 2024, dont l’Espagne.
À l’approche de la session onusienne à venir, c’est tout un pan du bloc occidental qui passe dans le camp de la reconnaissance d’un État pour les Palestiniens, et parmi eux des puissances comme la France et le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie. Cela signe une défaite évidente pour le duopole États-Unis/Israël. Et pourtant…

Un projet de concrétisation d’un État bloqué à ce jour

Jamais la mise en place effective d’un État palestinien n’a semblé si loin : les deux bases territoriales pour ce futur pays sont largement sous occupation israélienne. La bande de Gaza est une zone de guerre où l’embryon d’État du Hamas, au pouvoir depuis 2006, est démantelé, sans être toutefois totalement annihilé. Les zones de peuplement palestinien en Cisjordanie sont lentement, mais sûrement, grignotées par les colons israéliens, soutenus en sous-main par le gouvernement Netanyahou. La cause palestinienne est de fait dans une impasse, mais la posture idéologique israélienne l’est tout autant : à long terme, on ne gagne rien à tuer d’innombrables civils. Si l’affaiblissement du Hamas, avec son islamiste rhétorique guerrière, est évidemment à mettre au crédit de ce conflit, s’il est exagéré de parler de génocide, la politique de nettoyage ethnique à grande échelle à Gaza et à petit feu en Cisjordanie ne peut qu’aliéner à Israël une part croissante de l’opinion mondiale. Le gouvernement Netanyahou peut se targuer de son indéfectible soutien américain mais Trump ne sera pas éternellement président et il n’est pas sûr que son successeur, même républicain, poursuive dans la même voie.
En parallèle, les normalisations des relations diplomatiques des États arabes avec Israël, toujours plus nombreuses jusqu’en 2023, réduisent de plus en plus le danger existentiel que ces derniers faisaient peser sur Israël. L’ennemi iranien a été affaibli suite à la « Guerre des douze jours », et les têtes de l’hydre du régime des ayatollahs au Proche-Orient ont été coupées par les opérations militaires d’Israël. Dans ce contexte, la politique israélienne de refus de reconnaissance de l’État palestinien apparaît de plus en plus comme absurde, sinon dangereuse. Le jusqu’au-boutisme de Netanyahou nuit toujours plus à son propre intérêt national. En réalité, Israël est dans la même impasse que l’État palestinien. À force d’avoir laissé faire une colonisation injuste, portée par les éléments extrémistes de sa population, les dirigeants israéliens se sont rendus dépendants de ces derniers, hostiles à tout État palestinien.
L’expérience historique apprend toutefois que toute politique coloniale, à moins d’effectuer un génocide partiel ou total, est vouée à l’échec. À la fin du XIXe siècle, le gouvernement allemand investissait des sommes astronomiques pour inciter ses ressortissants à aller peupler les marges orientales du IIe Reich, tout en rendant impossibles aux Polonais leurs conditions d’existence. Ces derniers ont résisté et ont même, depuis, retrouvé un État, duquel ont été expulsés la quasi-totalité des Allemands.
De plus en plus, pour Israël, semble se dessiner un spectre similaire à ce que fut pour nous la Guerre d’Algérie : une victoire militaire sur le terrain, mais une défaite politique face au concert des nations, avec une possible guerre civile à la clé. Il serait temps pour Netanyahou de s’inspirer, au moins en partie, du général de Gaulle : reconnaître, malgré l’avantage sur le terrain, l’État palestinien, et rapatrier les colons juifs de Cisjordanie. Cela serait, à terme, le plus sûr gage de survie pour Israël, et sa plus sûre victoire contre le Hamas, qui s’alimente de la haine générée par sa politique envers les Arabes de Palestine. Comme le résume Ami Ayalon, ancien directeur du renseignement intérieur israélien, « la solution des deux États est le pire cauchemar du Hamas », mais aussi celui « des Juifs radicaux qui dirigent notre gouvernement ». Espérons qu’il soit entendu !

Witold Griot

(1) Le présent article a été rédigé début septembre 2025.
(2) C’est-à-dire la ligne verte, désignée expressément par la Résolution 2334 de l’ONU comme la « frontière » entre l’État hébreu et la Cisjordanie. On notera à l’occasion que l’exclave de Gaza n’est, quant à elle, pas incluse dans cette ligne verte qui semble accorder de facto une base juridique à un futur État palestinien.
(3) Dynastie régnant sur le califat éponyme de 748 à 1258.
(4) Expulsion et fuite de centaines de milliers de Palestiniens de leurs terres en 1948-1949.
(5) Avant l’Assemblée générale des Nations unies du 22 septembre 2025.

Witold Griot est ancien auditeur de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine, enseignant en lycée.

© La Nef n° 384 Octobre 2025