Certains agacements de lecture, bien réels, ne suffisent pas à nous soustraire à la question que ce livre pose et adresse avant tout aux catholiques : voulons-nous défendre notre civilisation chrétienne ?
La messe n’est pas dite : c’est pour défendre cet ouvrage resserré et la nécessité d’un « sursaut judéo-chrétien » que Éric Zemmour revient avec quelques fracas sur le devant de la scène. Avant même de nous aventurer à parler du fond, réjouissons-nous que parvienne à frayer son chemin dans notre pauvre et indigent débat public tout accaparé par la taxe Zucman et l’obligation faite aux bateaux de pêche de s’équiper de WC, un livre qui se hisse à hauteur d’enjeux civilisationnels, qui s’inquiète de ce que sera la France dans cent ans, et non pas seulement de ce que contiendra la prochaine mesure tactique votée par le Parlement.
De plus, il remet le christianisme au centre du débat, chose somme toute peu farfelue dans un pays qui fut chrétien pendant 1500 ans, et peu fâcheuse pour les chrétiens à qui est ouvert un espace de discussion – fût-ce pour marquer toute leur distance et exposer leur propre vision.
Le catholicisme, un “objet” qui se prête mal à la tournure d’esprit de Zemmour
Ceci étant dit, une précision s’impose : cet essai a de quoi faire froncer quelques sourcils catholiques, les nôtres en premier lieu. Zemmour parle du catholicisme comme un observateur extérieur, curieux, admiratif, bien disposé, mais non comme un croyant regardant le Christ et son Église en faisant toute la part au surnaturel – une part qui n’est pas maigre, et dont l’absence est coûteuse. De plus, le catholicisme est un matériau infiniment subtil, fin, complexe, dynamique, qui se prête mal à la tournure d’esprit de Zemmour, qui a le défaut (ou le talent, c’est selon) de la simplification, l’amour des grandes divisions (universalistes contre identitaristes, saint Paul contre saint Pierre), des grandes théories très enveloppantes (Freud, Girard…), des grandes catégories (foi et loi), des thèses très tranchées : autant d’outils qui le font tomber dans bien des pièges et marcher sur ce terrain délicat avec de trop gros sabots. Il se permet d’user d’un mot pour un autre (“individu” au lieu de “personne”), ou tend à dessiner des oppositions frontales là où nous dissiperions le malentendu de la contradiction en opérant les bonnes distinctions (par exemple en démêlant ce qui est d’ordre métaphysique et spirituel, et ce qui est d’ordre politique). Mais ces agacements de lecture, bien réels, ne suffisent pas à nous soustraire à la question que ce livre pose et adresse avant tout aux catholiques : voulons-nous défendre notre civilisation chrétienne ?
Nos pierres d’angle civilisationnelles sont bel et bien chrétiennes
Le raisonnement de Zemmour est simple. Tout l’enjeu est, pour lui, de sauver l’Europe de l’islamisation en cours. Or seul le christianisme a les armes culturelles pour la contrer, parce que lui seul se souvient de quoi est faite l’Europe. Pour ce faire, il doit s’assumer comme n’étant pas seulement une foi, mais comme étant aussi une identité, une culture.
Qu’en penser ? Le fait est que le christianisme a accouché en Europe d’une certaine culture, et le fait est que nous sommes les héritiers (ingrats et amnésiques) d’un continent et d’un pays chrétiens. Et ce n’est pas faire injure à l’universalité de sa destination, que d’être capable de reconnaître et décrire la relativité, la contingence spatiale et temporelle de sa traduction civilisationnelle dans un petit coin du vaste monde – ce sont deux plans à bien distinguer.
Les grands choix culturels qui nous ont définis, que Chantal Delsol a appelés dans un livre éponyme magistral « les pierres d’angle » de notre civilisation, proviennent bel et bien de la source judéo-chrétienne : le choix anthropologique de décrire l’homme comme une personne, qui embarque avec lui la liberté de conscience et de la dignité ontologique ; le parti-pris d’un homme rendu responsable de son destin et arraché à la roue de la fatalité grâce au Dieu transcendant retiré du monde ; l’apparition du temps fléché, liée au sacrifice de la Croix, accompli une fois pour toutes, et qui introduit la possibilité d’une amélioration du monde humain ; l’espérance du salut, qui porte la croyance que tout ne se limite pas au déjà-là, au déjà-connu, et qui ouvre un espace pour la science et le progrès terrestre ; le goût du risque, l’acceptation de l’incertitude et de l’intranquillité qui côtoient toute espérance véritable ; l’idée de vérité, instance extérieure, commune, qui ouvre la voie à la liberté personnelle en affranchissant le sujet de l’arbitraire du puissant, et pave le chemin à la démocratie. Notre monde culturel est tissé de tous ces principes chrétiens. Nous avons simplement oublié dans quel terreau il avait planté ses racines.
Défendre sa culture par préférence
Mais les aimons-nous encore assez ? Assez pour vouloir les défendre ? Chantal Delsol écrit : « Là où la foi religieuse s’efface, il reste la tradition. (…) On peut défendre la liberté personnelle parce qu’on croit au Dieu de la Bible qui la confère et l’ennoblit. Mais on peut aussi défendre la liberté personnelle, en tant qu’Occidental, parce qu’elle nous a fait ce que nous sommes et nous constitue culturellement. Nous sommes pour ainsi dire rendus à nos préférences. Ce qui est naturel : une tradition n’est jamais défendue qu’à titre de préférence – elle ne se démontre pas ! » (1) Zemmour n’a qu’une (très bonne) raison de défendre notre civilisation chrétienne occidentale, il l’aime par tradition et souhaite prolonger ce beau monde culturel qu’elle a engendré. De même qu’il n’est pas nécessaire de considérer la nature comme création et œuvre de Dieu confiée aux soins de l’homme pour vouloir protéger la planète, de même il n’est pas requis de croire en Dieu pour aimer les réalisations culturelles du christianisme et vouloir les protéger. Et la préférence de Zemmour semble rejoindre celle de la plupart de nos concitoyens, vraisemblablement peu désireux de rejoindre le monde des femmes à burqa, des individus dissous dans le groupe et mis au seul service de la communauté, d’évoluer dans une société politiquement despotique à la Singapourienne, de rallier le régime des vendettas ou celui de la responsabilité collective. Si nous négligeons de défendre notre monde culturel, si nous le laissons s’appauvrir, s’effacer, se décomposer, qu’obtiendrons-nous, de quoi hériterons-nous ? La nature a horreur du vide.
Nous autres, catholiques, avons le privilège d’une seconde raison de défendre notre civilisation chrétienne : nous l’aimons aussi parce qu’elle est fille de notre foi et qu’elle lui répond plus qu’aucune autre culture. Zemmour a raison en un sens de se tourner vers les chrétiens : ils détiennent encore vivant ce trésor qui a engendré notre arrière-monde anthropologique, ils veillent sur la terre nourricière de laquelle tout est parti. Eux seuls ont les clés de la vitalité et de la cohérence véritable de notre monde culturel, dont dépend peut-être sa survie. Et ils déserteraient cette responsabilité ?
Mais la culture chrétienne peut-elle exister sans la foi chrétienne ?
Seulement un doute nous interpelle : il n’est pas historiquement démontré qu’on puisse sauvegarder une culture indépendamment de qui lui a donné vie. Peut-être la quête purement civilisationnelle de Zemmour est-elle aussi vaine que les efforts du jardinier qui s’entêterait à faire croître un arbre déraciné ? Dit autrement : la culture chrétienne peut-elle se passer de la foi chrétienne ? Benoît XVI est venu jusqu’en France nous rappeler que les moines ayant sauvé les trésors de l’antique culture et posé les bases d’une nouvelle civilisation quand l’empire romain s’était effondré, n’avaient pas pour finalité « de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum. » (2) Peut-être la seule façon de sauver notre monde est-elle de sauver la foi chrétienne, de nous remettre à chercher Dieu. Peut-être la seule façon de sauver nos pierres d’angle chrétiennes est-elle de les réaffermir sur leur sol d’origine, Dieu. Par exemple, Chantal Delsol explique très bien que la promotion de la personne ou « la philosophie du sujet, n’est possible qu’à l’abri de la transcendance » ; sans Dieu, la personne devient « un maître et possesseur de lui-même, des autres, du cosmos tout entier » (3), un despote avide dont la liberté jaillit hors de ses digues et menace tout. Elle rappelle aussi que la confiance dans le progrès, si elle est sans espérance spirituelle, est vouée à la déception : elle n’est plus qu’entassement matériel, démultiplication de ce que l’on possède déjà, accumulation de bienfaits ou de biens, excès de ce qui se compte et se pèse, embourbement dans le matériel et le fini, impasse désespérée et désenchantée.
L’objection est robuste. Le doute est de taille. Nous sommes tenus de nous confronter à cette question et de nous laisser traverser par elle. Mais en un sens, elle ne se pose pas tant aux chrétiens (qui peuvent aimer cet arbre depuis ses racines jusqu’à ses branches et œuvrer en toute cohérence à maintenir la sève) qu’aux non-chrétiens, dont les efforts risquent de s’épuiser dans le vide. Mais dans l’urgence politique qui est la nôtre, et maintenant que cette civilisation chrétienne existe et qu’elle est confiée à nos soins, avons-nous seulement le choix de ne pas la protéger aux côtés de ceux qui l’aiment et la préfèrent à toute autre ? De mépriser ou mordre les mains tendues ? Nous désintéresserons-nous vraiment du sort de notre culture chrétienne, par inconscience, désinvolture ou courtisanerie ? Ou saurons-nous l’aimer assez pour la défendre ?
Elisabeth Geffroy
(1) Chantal Delsol, Les pierres d’angles, Cerf, 2014, p. 27.
(2) Discours de Benoît XVI au monde de la culture, au Collège des Bernardins, du 12 septembre 2008.
(3) Chantal Delsol, op. cit., pp. 96-97.
© La Nef n° 385 Novembre 2025, version longue publiée sur le site le 29 octobre 2025.
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