La liberté politique, née en Europe et tout particulièrement en Grèce, a été possible en raison de présupposés anthropologiques propres à notre sphère civilisationnelle. Explications.
La liberté politique n’est pas née seulement en Grèce, mais plus généralement, en Europe. On la trouve anciennement dans les trois hauts lieux de civilisation de notre continent : à différents titres, chez les Grecs, chez les Romains, chez les Scandinaves. Elle traduit une valeur insigne accordée à l’individu (non-esclave, mâle et adulte), censé disposer d’une conscience personnelle le rendant capable d’assumer ses actes responsables, et d’un sens commun le rendant capable de participer aux décisions « politiques ». Ce sont ces présupposés anthropologiques purement culturels qui fomentent la démocratie grecque, la république romaine, les things (assemblées) scandinaves. On ne trouve pas du tout ce présupposé dans les autres cultures, pour lesquelles il existe des races d’hommes aptes à gouverner et d’autres aptes seulement à obéir, en raison de leur infériorité (bien souvent, ces inégalités ontologiques sont inscrites dans les mythes originels, comme c’est le cas en Inde ou en Chine).
Il est intéressant de noter que ce présupposé de la capacité et de la valeur de tous, est la prémisse de la valeur chrétienne de la personne humaine – laquelle va finalement inclure les femmes et les esclaves. Ainsi, on trouve dans la littérature grecque ancienne des prodromes de l’idée chrétienne de dignité, par exemple chez Eschyle quand Œdipe, à la fin de sa vie, privé de tout et rendu à la fois infirme, misérable et indigne, s’écrie : « c’est maintenant que je ne suis rien, que je me sens le plus un homme. » On n’en finirait pas de montrer à quel point notre Antiquité prépare le christianisme. Toujours est-il que la liberté politique des démocraties s’inscrit dans cette croyance culturelle dans la capacité, la conscience personnelle, la responsabilité, de l’individu quel qu’il soit. C’est ainsi que les démocraties modernes, par la suite, prennent naissance dans les monastères bénédictins au Haut Moyen Âge, après un développement dans les cités italiennes du XIe siècle, puis dans la grande charte anglaise de 1215 (Magna Carta).
Démocraties ancienne et moderne
Il faut différencier précisément la démocratie ancienne et celle moderne. Même si elles s’appuient l’une et l’autre sur la conscience et la dignité de la personne individuelle, elles ne voient pas la liberté de la même façon. La démocratie des Grecs anciens considère la liberté individuelle comme une capacité de prendre des décisions pour l’action de la vie personnelle et de l’existence collective. Mais il ne s’agit pas du tout de la liberté de conscience. Socrate a été contraint de boire le poison parce qu’il pensait différemment, il ne faut jamais l’oublier. La liberté politique permet aux citoyens grecs de faire leurs affaires et de mener leur existence personnelle comme ils l’entendent, puis de donner leur voix pour prendre les décisions collectives – faire la guerre, dépenser pour la Cité. Mais elle ne leur permet pas du tout de se donner une croyance différente, ou de demander un changement de régime. Tandis que la liberté du citoyen moderne consiste à pouvoir choisir sa religion, ou bien voter socialiste si le gouvernement est libéral ou inversement. On peut dire à cet égard que la liberté des anciens s’exerce dans une société holiste, considérée comme un tout organique dont l’individu est un élément non susceptible de se détacher. Tandis que nos sociétés sont individualistes, d’où le déploiement de notre liberté jusqu’à la liberté de conscience.
La querelle qu’il y eut au IVe siècle avant notre ère entre Platon et Aristote nous permet de mieux comprendre ce qu’est la liberté politique, hier et aujourd’hui. Aristote était le jeune disciple de Platon déjà âgé, son maître en philosophie. Or à l’époque la démocratie était mal en point et Platon n’aimait pas ce régime. Il avait écrit que le gouvernant ressemblait à un médecin ou au pilote d’un bateau : les malades, ou les passagers du bateau, ne connaissent rien à la science qui peut les sauver et ils doivent s’en remettre au scientifique, au compétent, et lui obéir en tout point. Tel est d’après Platon le gouvernement des hommes. Mais dans son ouvrage Le Politique, Aristote, plutôt culotté, commence par un chapitre qui s’intitule « Contre le communisme de Platon ». Il explique que le gouvernement n’est pas du tout affaire de science, contrairement à ce que dit son maître : les décisions politiques sont affaire non de science, possédée par les spécialistes, mais de bon sens, possédé par tout le monde même les plus ignorants. Autrement dit, il assoit sa défense de la démocratie sur le sens commun que tous possèdent – et on retrouve encore aujourd’hui cette définition bien décrite par exemple chez Chesterton (dans le livre Orthodoxie). Tous sont capables d’utiliser leur liberté parce qu’il n’y a pas besoin de faire des études pour cela, il suffit de cette appréhension du monde dotée d’un sens moral inné, que l’on trouve partout. Chesterton traduisait cela avec sa verve habituelle : n’importe quel individu est capable par lui-même de choisir l’école de ses enfants et de se moucher le nez. Voilà le fondement de légitimité de la liberté politique. Dans notre histoire, cette querelle d’école a fait long feu. La lignée de Platon s’étend jusqu’à Machiavel, de Maistre, Lénine. La lignée d’Aristote s’étend jusqu’à Montesquieu, Tocqueville, Aron.
Mais il faut préciser que les anciens connaissaient les possibles dérives de la liberté politique, et y faisaient face dans la mesure de leurs moyens. Ils savaient que dans les périodes de grand danger, qui étaient fréquentes, la liberté politique est gage de désordre et de lenteur. Si l’ennemi est aux portes, a-t-on le temps de faire voter plusieurs assemblées ? Certainement pas. Aussi, des moyens étaient mis en œuvre pour répondre aux dangers en écartant provisoirement les libertés publiques. C’est ainsi que les Romains ont très tôt institutionnalisé la magistrature de dictature, qui permettait à un homme choisi pour sa vertu de prendre un pouvoir total pour six mois au maximum afin de sauver l’État. Les Grecs, qui avaient partagé le pouvoir militaire au départ pour des raisons de liberté, ont vite compris le danger de cette mesure et sont revenus en arrière. Les Grecs avaient aussi parfaitement compris que la liberté politique pouvait susciter la prise de pouvoir d’individus dangereux, et luttaient contre cette perversion avec la procédure d’ostracisme. Une fois par an, l’assemblée votait pour exiler tel ou tel qui était censé faire du mal à la patrie. Naturellement, cette loi d’ostracisme avait elle-même ses perversions, puisqu’elle permettait d’ostraciser un individu que les citoyens jalousaient pour sa vertu ou son talent – aucune loi n’est parfaite. Mais c’est à travers ce type de loi que nous comprenons à quel point les Grecs avaient compris les délices et les poisons de la liberté politique.
Il faut bien le dire : l’amour pour la liberté à Athènes est mort de maladie. Revenons à Platon, le phare de cette époque magistrale : il décrit à travers ses larmes les excès et les pitreries de la liberté, qui s’étend partout et s’exagère au point de détruire tout ce qu’elle touche. Au nom de la liberté, l’élève n’écoute plus le maître et l’enfant n’obéit plus à son père. Les pages du Livre VIII de La République sont éternelles, car on pourrait les reconnaître à maintes époques. Ils s’enivrent de liberté comme d’un poison, dit-il. Avec cette liberté fanatique se déploient une lassitude d’agir et une faiblesse générale, que Démosthène peu après va fustiger en face de Philippe de Macédoine conquérant. C’est ainsi que finira la liberté athénienne : sous la coupe d’Alexandre.
Ce que nous apprend l’histoire des Grecs ? L’exigence de la liberté n’est pas seulement un bienfait, mais une exigence de responsabilité.
Chantal Delsol
© LA NEF n°377 Février 2025, mis en ligne le 27 décembre 2025
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